Le genre fantastique est traditionnellement associé aux pays du « Nord », l’Angleterre étant la patrie du roman gothique, et l’Allemagne, terre de prédilection des ballades merveilleuses et du fantastique moderne, notamment avec Hoffmann. A l’inverse, l’Espagne est a priori plus connue pour son penchant réaliste (la picaresque, Don Quichotte, la comedia de Lope de Vega, etc.) que pour sa littérature d’imagination. Cependant, malgré un contexte historique et culturel peu enclin à l’introduction du fantastique, de nombreux écrivains espagnols du XIXe siècle ont fait le choix de s’inspirer de ce type de littérature venue d’Europe.
L’adoption de ce genre nouveau ne s’est pourtant pas effectuée de façon naturelle et encore moins de façon franche. En effet, le fantastique jouit dans l’Espagne du XIXe siècle d’une très mauvaise réputation, pour des raisons littéraires et culturelles qu’il nous faudra éclaircir. La revendication du genre fantastique est donc presque impensable, ce qui oblige les auteurs qui le cultivent à le faire de façon voilée. Nous nous proposons d’étudier l’ensemble des stratégies mises en place par ces écrivains afin de contourner la délégitimation du fantastique en Espagne. Ces mécanismes apparaissent le plus souvent dans le discours de l’auteur visible dans les éléments de paratexte.
Nous verrons ainsi que certains auteurs omettent volontairement la dénomination générique « fantastique », et lui en préfèrent d’autres qui sont plus légitimes pour l’Espagne de l’époque. Nous étudierons également les multiples stratégies discursives, dont certaines vont dans le sens d’une auto-justification du choix du fantastique, par exemple en raison d’une supposée utilité morale, alors que d’autres (ironie, mise à distance) tentent de minimiser l’influence d’un genre littéraire conçu comme essentiellement incompatible avec l’identité nationale et littéraire espagnole.
Les données factuelles présentées dans cet article à propos de l’histoire littéraire espagnole sont tirées d’un travail de thèse sur la littérature fantastique espagnole du XIXe siècle, qui s’est appuyé sur un corpus de plus de cinq cents textes contenant un élément surnaturel publiés en Espagne entre 1830 – date de parution de la première adaptation de roman gothique – et 1890 – date du début du modernisme. Ici, nous avons sélectionné huit récits fantastiques publiés entre 1831 et 1890 et qui sont représentatifs du corpus global. Notre définition du fantastique est conforme à la tradition française (Tzvetan Todorov, Irène Bessière, Jean Fabre), dont la conception du genre est plus restreinte que celle de la tradition hispanique (María Montserrat Trancón Lagunas, Ana María Barrenechea), qui mêle différents traitements du surnaturel sous la bannière du fantastique.
1. Le préjugé espagnol face au genre fantastique : quelques données sur le contexte de l’Espagne du XIXe siècle
L’incompatibilité entre l’Espagne et le genre fantastique était déjà un topos au début du XIXe siècle, étayé par la théorie des climats. Dans un article de 1836, un critique français explique les disparités entre les poésies populaires espagnole et allemande par la différence entre les climats des deux pays : « On dirait que le ciel brumeux du Nord enfante naturellement les créations étranges, et que la limpide clarté du soleil d’Espagne dissipe ces images nébuleuses, ces figures ossianiques ». Or, il ne s’agit pas uniquement d’un préjugé étranger sur l’Espagne mais également d’une idée partagée par les Espagnols eux-mêmes. Un article publié en 1819 dénonce les figures littéraires dites « septentrionales », sorcières, vampires, diables, et se réjouit du fait que ses compatriotes soient naturellement préservés de ce goût : « Por fortuna los españoles no son muy propensos a llenarse los cerebros de ideas tétricas y sangrientas ».
Outre l’allusion à peine voilée à Don Quichotte (« del poco dormir y del mucho leer se le secó el cerebro »), l’aversion des Espagnols pour la représentation du surnaturel doit être mise en relation avec l’existence d’un canon national fondé sur la vraisemblance et le réalisme. La première moitié du XIXe siècle reste en effet très attachée à l’idéal néo-classique hérité de la France de Boileau et représenté en Espagne par Ignacio Luzán. A partir du XVIIIe siècle, la notion de vraisemblance devient un critère essentiel dans le jugement esthétique espagnol, alors que les excès de l’imagination sont réprouvés : « La fantasía, pues, bien como caballo ardiente, requiere mucho tiento para que no se desboque, y que el juicio cuerdo y remirado le ande siempre a la mano y la modere en sus fogosidades, para que no se desmande ni desordene, y para que sus imágenes tengan la debida proporción ».
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, avec l’apparition du roman réaliste, la notion centrale de vraisemblance sera remplacée par celle de réalisme. Leonardo Romero Tobar a étudié les processus qui ont conduit à la canonisation du roman réaliste, conçu comme la continuité d’une autre forme authentiquement nationale, la picaresque. Cette canonisation atteint son apogée dans l’œuvre critique de Ramón Menéndez Pidal, qui fait du réalisme la caractéristique fondamentale de la littérature espagnole quelle qu’en soit l’époque : « La misma sobriedad que en el arte inclina al hispano a la simplicidad de las formas estilísticas y métricas arriba notada, le inclina a cierta sencillez general de poetización, una especial manera de realismo ». Cette idéologie conduit le critique à ignorer les formes non-réalistes, comme le merveilleux et le fantastique, dont la rareté en Espagne démontrerait selon lui l’inauthenticité.
Cette disqualification de la représentation du surnaturel se fonde donc en Espagne sur un critère d’ordre esthétique mais aussi sur un critère moral. « Fantastique », « gothique » et « romantique » sont fréquemment amalgamés par la critique en raison de l’immoralité supposée des œuvres appartenant à ces différents genres et courants. Par exemple, la revue romantique No me olvides précise qu’elle ne veut pas être confondue avec ce que nous appellerions en France « littérature frénétique » :
Si entendiésemos nosotros por romanticismo esa ridícula fantasmagoría de espectros y cadalsos, esa violenta exaltación de todos los sentimientos, esa inmoral parodia del crimen y la iniquidad, esa apología de los vicios, fuéramos ciertamente nosotros los primeros que alzáramos nuestra débil voz contra tamaños abusos, contra tan manifiesto escarnio de la literatura.
Dans ce jugement, apparaissent dans un même temps le critère esthétique – la dimension ridicule de la fantasmagorie, son invraisemblance – et le critère moral – l’apologie du crime.
2. L’emploi du terme « fantástico », signe d’une assimilation paradoxale du genre
Un tel contexte culturel et littéraire était donc loin d’être propice à la revendication du genre fantastique en tant que tel. Si l’on s’intéresse tout d’abord à la désignation des récits, on s’aperçoit que l’histoire du terme « fantástico » est extrêmement paradoxale : cet adjectif est, dans certains cas, omniprésent mais mal employé et, dans d’autres, étonnamment absent. En raison de la plurivocité du mot en espagnol, désignant à la fois le genre fantastique mais pouvant aussi être utilisé comme synonyme d’« imaginaire » en tant que dérivé de « fantasía » (l’imagination), « fantástico » apparaît souvent à contre-emploi dans des sous-titres de contes merveilleux, de fantaisies et même d’opérettes (zarzuelas). On ne compte plus le nombre de récits et d’œuvres théâtrales qui portent la mention « fantástico », non pas comme un renvoi au genre fantastique, mais simplement pour indiquer la présence d’un élément surnaturel, quel que soit le traitement, merveilleux, fantaisiste, humoristique, qui lui est réservé. En outre, ce sont souvent des œuvres populaires qui revendiquent ce terme afin d’attirer un public lui aussi populaire, friand de surnaturel : les auteurs de ces œuvres se placent donc d’emblée en dehors du canon littéraire mis en évidence plus haut.
A l’inverse, les récits véritablement fantastiques et explicitement désignés comme tels sont plutôt rares en Espagne. D’autres termes, plus traditionnels et donc considérés comme plus espagnols et authentiques, sont utilisés, tels que « leyenda », « tradición », « crónica ». Face au genre fantastique considéré comme moderne, étranger et subversif, le sous-genre de la légende incarne en Espagne un contre-modèle traditionnel, national et absolument orthodoxe dans sa version religieuse. Le fondement idéologique du choix des termes utilisés pour désigner les textes apparaît très nettement chez José Zorrilla lorsqu’il évoque une de ses légendes :
Margarita la tornera es una fantasía religiosa, es una tradición popular; y este género fantástico no lo repugna nuestro país, que ha sido siempre religioso hasta el fanatismo. Las fantasías de Hoffman sin embargo no serán en España leídas ni apreciadas sino como locuras y sueños de una imaginación descarriada; tengo experiencia de ello.
Cependant, la position de cet auteur face au fantastique est loin d’être dénuée de toute contradiction. En effet, cette remarque apparaît dans le prologue d’une autre de ses légendes qui est pourtant sous-titrée comme « cuento fantástico » : il s’agit du premier emploi de cet adjectif par un écrivain connu et reconnu en Espagne, bien que, strictement parlant, la légende en question soit plus merveilleuse que fantastique. Il semble donc que Zorrilla soit partagé entre une attirance pour l’écriture fantastique d’Hoffmann en tant qu’écrivain, et, en tant qu’Espagnol, une résistance naturelle face à un genre jugé « inoportuno en España », en raison de la théorie des climats évoquée précédemment :
En un país como el nuestro, lleno de luz y de vida, cuyos moradores vivimos en brazos de la más íntima pereza, sin tomarnos el trabajo de pensar en procurarnos más dicha que la inapreciable de haber nacido españoles; ¿quién se lanza por esos espacios tras de los fantasmas, apariciones, enanos y gitanas de ese bien aventurado Alemán? Nuestro brillante sol daría a los contornos de sus medrosos espíritus tornasolados colores que aclararían el ridículo misterio en que las nieblas de Alemania envuelven tan exageradas fantasías.
3. Paratexte et (dé)légitimation
3.1. La préface paratonnerre ou l’auteur qui se justifie
Si Zorrilla est le seul écrivain espagnol à s’être explicitement interrogé sur la désignation générique de ses récits, plusieurs autres auteurs accompagnent leurs récits d’un paratexte qui met en lumière leur conception du genre qu’ils cultivent. En effet, dans Seuils, Genette définit le paratexte comme :
[…] ce par quoi un texte se fait livre et se propose comme tel à ses lecteurs, et plus généralement au public. […] Cette frange, en effet, toujours porteuse d’un commentaire auctorial, ou plus ou moins légitimé par l’auteur, constitue, entre texte et hors-texte, une zone non seulement de transition, mais de transaction : lieu privilégié d’une pragmatique et d’une stratégie, d’une action sur le public au service, bien ou mal compris et accompli, d’un meilleur accueil du texte et d’une lecture plus pertinente – plus pertinente, s’entend, aux yeux de l’auteur et de ses alliés.
Dans les diverses fonctions de la préface, élément essentiel du paratexte, mises en avant par Genette, la « déclaration d’intentions » est la plus utilisée par les écrivains fantastiques qui souhaitent justifier le choix de ce genre qui ne va pas de soi. En 1831, Pascual Pérez y Rodríguez publie un roman gothique et fantastique intitulé La torre gótica o el espectro de Limberg. Connaissant parfaitement la mauvaise réputation du genre gothique en Espagne, taxé tout comme le fantastique d’invraisemblance et d’immoralité, l’auteur s’emploie à justifier son écriture dans un prologue. Tout d’abord, il insiste sur la dimension édifiante de son œuvre :
Habiendo, pues, sido forzoso sujetarnos a las leyes de la cronología, a lo menos en cuanto a lo esencial, ofrece la parte moral de esta obrita lecciones terribles, que convencen de cuán poco sirven los cuidados de una educación sólida y cristiana, cuando la vil adulación y un perverso natural echan a perder el más bello cultivo.
On retrouve cet argument de la moralité dans certains prologues écrits par des traducteurs espagnols afin de justifier leur choix de traduire des œuvres fantastiques étrangères.
Un peu plus loin, Pérez y Rodríguez pare une autre attaque possible, fondée non plus sur un critère moral mais esthétique :
Hemos procurado observar la mayor verosimilitud posible en los lances al parecer sobrenaturales y prodigiosos, sin recurrir en su desenlace a agente extraordinario, ni a potencia milagrosa. Desvanece todo el prestigio y placer del lector una narración inverosímil, o un personaje sin relación con los que figuran en la historia, creado únicamente por la caprichosa fantasía del escritor. […] Esto no puede menos de inspirar tedio, sin satisfacer la curiosidad, que aunque se ceba con preferencia en lo maravilloso, pero jamás en lo inverosímil y descabellado.
De même que Zorrilla, l’auteur laisse transparaître deux tendances contradictoires : d’un côté la curiosité naturelle du lecteur (et, apparaissant en creux, celle de l’auteur) pour le merveilleux, de l’autre le critère essentiel pour la critique littéraire de l’époque, la vraisemblance. Suivant le modèle du fantastique expliqué d’Ann Radcliffe, l’auteur laissera planer la possibilité du surnaturel, ce qui satisfera le goût du public, avant d’apporter dans le dénouement une explication rationnelle à tous les événements décrits, ce qui permettra d’éviter toute invraisemblance.
Ici, l’auteur énonce les principes néo-classiques grâce à des présents de vérité générale (« desvanece », « esto no puede ») tout en mettant en avant la difficulté de s’y tenir (« habiendo sido forzoso sujetarnos », « hemos procurado observar »). Ce discours permet également de prévenir certaines attaques que l’on pourrait lui faire : en indiquant que les événements ne sont qu’« en apparence surnaturels et prodigieux » et en anticipant sur la fin du roman (« sin recurrir en su desenlace »), Pérez y Rodríguez suggère qu’une lecture partielle de son œuvre en donnerait une fausse idée, ce qui invite donc les lecteurs à aller au bout de la lecture.
3.2. L’auteur décline toute responsabilité
Dans d’autres prologues, l’auteur ne tente pas de légitimer le surnaturel mais cherche à se dédouaner. Dans « Apuntaciones para un sermón sobre los novísimos. Tradición », Zorrilla insiste sur son rôle d’intermédiaire et non d’inventeur du texte :
Como lo vas a leer
Me lo contaron, lector […]
El pueblo me la contó
Y yo al pueblo se la cuento:
Y pues la historia no invento
Responda el pueblo y no yo.
S’agissant d’une tradition populaire et non d’une création propre de l’écrivain, celui-ci n’est donc pas responsable des invraisemblances qu’elle pourrait contenir. Ainsi, Zorrilla suggère que sa légende n’est pas conforme aux critères néo-classiques : « La razón fría y severa / no hallará esta fantasía / muy de su gusto ». Mais il se dédouane à nouveau en indiquant qu’il ne force personne à croire ce qu’il écrit : « Lo que más le plazca de ello / crea tu razón discreta […] piense lo que quiera ». Il oppose l’historien qui est le seul à même de déterminer l’authenticité des faits (« atañe al historiador / lo cierto que pudo haber ») et le poète qui ne cherche pas à atteindre la vérité mais se place uniquement dans le domaine du beau, quitte à devoir être en même temps dans le mensonge :
[…] al poeta
Pertenece lo más bello. […]
Lo falso a lo verdadero
Lleva ventaja infinita,
La mentira es más bonita
Y yo siempre la prefiero.
Contrairement à Pérez y Rodríguez, qui tentait de prouver son respect des critères de vraisemblance et d’utilité morale, Zorrilla se situe explicitement en dehors de ces exigences canoniques. En effet, il néglige volontairement le volet utile du principe horacien pour ne garder que le dulci :
Yo no pretendo enseñarte,
Lector […]
Me daré por muy contento
Si es que consigo agradarte.
Sólo a arrancarte un suspiro
o una sonrisa aunque leve
mi estéril pluma se atreve,
sólo a deleitarte aspiro.
Une posture très similaire apparaît dans les quelques lignes qui précèdent une légende du second grand écrivain fantastique, Gustavo Adolfo Bécquer :
Que lo crea o no, me importa bien poco.
Mi abuelo se lo narró a mi padre;
mi padre me lo ha referido a mí,
y yo te lo cuento ahora,
siquiera no sea más que por pasar el rato.
N’étant pas l’inventeur du récit, l’auteur ne s’intéresse pas au fait d’être cru par ses lecteurs. Dans les deux cas, l’intention divertissante est soulignée, bien que sa réussite soit mise en doute par l’usage de formules restrictives : chez Zorrilla, « me daré por muy contento si es que », « sólo », « sólo », et chez Bécquer, « siquiera » et « no más que ». Si Pérez y Rodríguez parait les éventuelles attaques en montrant la canonicité d’une œuvre qui semblait a priori y échapper, Zorrilla et Bécquer utilisent une autre stratégie, celle du déplacement : le garant de la vraisemblance de l’œuvre n’est plus l’auteur mais le peuple, la fonction du récit n’est plus l’utilité morale mais le simple divertissement.
Ce déplacement de la responsabilité est assez fréquemment représenté dans le texte lui-même et pas uniquement dans le paratexte. Les écrivains utilisent souvent une structure encadrée dans laquelle un premier narrateur, citadin, d’une classe sociale haute, rationaliste, donne la parole à un second narrateur, villageois ou paysan, crédule et superstitieux. Cette structure narrative permet à l’auteur, qui se confond presque toujours avec le premier narrateur, de laisser au second narrateur la responsabilité du récit et des événements difficilement croyables pour un esprit rationaliste. Par un mouvement paradoxal qui démontre un certain malaise, l’invraisemblance des faits est donc rejetée sur la crédulité du petit peuple, que l’auteur-narrateur traite avec une certaine hauteur paternaliste, tout en lui donnant une tribune dans sa narration : «A falta de espectáculos o de asuntos políticos sobre qué tratar, aquellas sencillas gentes cuentan cuentos e historias » ; « Así es la tradición de la Peña del maldito, una de las más profundamente arraigadas entre las creencias religiosas del pueblo asturiano; muestra elocuente de una fe inquebrantable, al par que de la sencillez de aquellos hijos de Covadonga ». La simplicité apparaît ici dans son acception péjorative, comme synonyme de crédulité et presque de puérilité, mais elle est parfois prise en bonne part :
El pueblo tiene el hermoso privilegio de poetizar todo aquello en que la sencilla palabra de su narración, cae como gota de rocío sobre las plantas. Su imaginación crédula y encantadora, da formas extrañas a todas las concepciones, y les presta un perfume desconocido, una luz suave y de misterio con que las envuelve. Así nos seducen, así nos hacen sentir, así logran conmover las fibras de nuestro corazón, gastadas ya por las grandes obras del arte.
3.3. Un modèle de délégitimation : le prologue de Galdós à ses Cuentos fantásticos
Cette ambivalence, entre attirance et répulsion face au surnaturel, trouve son comble dans le prologue de Benito Pérez Galdós à un recueil de récits explicitement désignés comme fantastiques. Il faut tout d’abord préciser que Galdós représente en Espagne l’écrivain réaliste puis naturaliste par excellence, ce qui constitue une raison supplémentaire pour qu’il adopte une posture d’auto-justification dans son prologue. Ainsi, dès la première phrase, il annonce cette stratégie : « No estarán de más, a la cabeza del presente tomo, algunas líneas que lo expliquen, o, si se quiere, que lo disculpen ».
Par la suite, l’auteur développe l’idée selon laquelle le fantastique n’est pas un genre qu’il a l’habitude de pratiquer, ce qui lui permet de réclamer la bienveillance de son public : « El carácter fantástico de las cuatro composiciones contenidas en este libro reclama la indulgencia del público, tratándose de un autor más aficionado a las cosas reales que a las soñadas, y que sin duda en estas acierta menos que en aquellas ». La fonction « paratonnerre » du paratexte est ici représentée de façon très claire dans la mesure où l’auteur imagine une accusation que son public pourrait lui faire et y répond explicitement, comme dans un interrogatoire fictif : « De la acusación que pudieran hacerle por entrar en un terreno que no le pertenece, se defenderá alegando que […] ».
Les arguments déployés par l’écrivain afin de justifier la publication de ce recueil fantastique sont de divers ordres. Premièrement, il insiste sur la distance temporelle – 25 ans – qui sépare l’écriture de son premier texte fantastique de la date de parution du recueil :
La Sombra data de una época que se pierde en la noche de los tiempos, (tan a prisa van en esta edad las transformaciones y mudanzas del gusto), y tan antigua se me hace y tan infantil, que no acierto a precisar la fecha de su origen, aunque, relacionándola con otros hechos de la vida del autor, puedo referirla vagamente a los años 66 o 67.
La distance temporelle permet à Galdós de développer deux motifs d’excuse pour cette œuvre que le lecteur doit donc envisager avec bienveillance : d’une part le changement des modes et des goûts littéraires (« tan a prisa van en esta edad las transformaciones y mudanzas del gusto »), d’autre part, le jeune âge de l’auteur, qui peut expliquer le choix d’un genre qui peut paraître infantile. En effet, il indique : « En ella hice los primeros pinitos, como decirse suele, en el pícaro arte de novelar. No por buena, que dista mucho de serlo, ni por entretenido, sino por respetable, en razón de su mucha ancianidad, […] ». Comme dans les deux prologues précédents, on retrouve des formules restrictives qui contribuent à la dévaluation de l’œuvre : « no », « ni », « sino », « dista mucho de ».
De même, à l’instar de Zorrilla et Bécquer, Galdós décharge la responsabilité qu’il a eue, non pas comme eux dans l’invention du récit, car il en est bel et bien l’auteur, mais dans sa publication. Il prétend ainsi avoir été « forcé » par ses amis à publier La Sombra (« se empeñaron mis amigos en que la publicase en forma de libro, y accediendo a estos deseos, dispuse en 1879 la presente colección »).
Cependant, l’auteur reconnaît que l’âge n’explique pas tout puisque ses autres récits fantastiques ont été écrits bien plus tard. Galdós justifie cette « rechute » dans le fantastique par son besoin de cultiver un genre distrayant : « literatura simpática […] a la cual se aplica la pluma con más gusto que libertad » ; « son divertimientos, juguetes ». Malgré cet aveu d’un goût pour l’écriture fantastique, le genre reste assimilé à une simple distraction par rapport à un genre plus digne et sérieux, à un jeu puéril (« juguetes »), et même à un caprice de l’auteur, « [que] se empeña uno a veces, por cansancio o por capricho, en apartar los ojos de las cosas visibles y reales ». En outre, tout comme dans le terme français « œuvrette », le diminutif est employé deux fois afin de dévaluer l’œuvre et de la mettre à distance : « obrita », « obrillas ». En allant de plus en plus loin dans la qualification paradoxale, le fantastique est représenté comme une sorte de plaisir coupable car il peut « compararse al estado de alegría, el más inocente, por ser el primero, en la gradual escala de la embriaguez ».
En raison d’un contexte peu enclin à l’acceptation du fantastique, les écrivains espagnols qui font néanmoins ce choix déploient différentes stratégies dans leur discours sur le genre. Certains vont dans le sens de l’auto-justification en mettant en avant les efforts faits pour le rendre plus acceptable pour un public espagnol, notamment en soulignant le respect du critère de vraisemblance. D’autres au contraire mettent le genre à distance : que cela soit par l’instauration d’une distance temporelle, par le déplacement de la responsabilité sur un autre que l’auteur, ou par la dévaluation de sa propre œuvre, l’écrivain entend montrer qu’il se désolidarise de son texte. Malgré tout, cette image que l’auteur ne peut faire oublier que le rejet du genre ne va pas sans une attraction tout aussi forte car, sans cela, les récits n’auraient pas vu le jour ou auraient été reniés avant même leur publication. Le malaise des écrivains espagnols du XIXe siècle face au fantastique apparaît de façon criante chez Galdós, qui compare le goût pour ce genre à un mauvais penchant, fort agréable mais qui doit toutefois être combattu. Son prologue se termine en effet par cette injonction : « Zapatero a tus zapatos ». Comme un enfant, l’écrivain ayant passé trop de temps à « jouer au fantastique » doit donc retourner à son véritable « travail », la représentation de la réalité.
Il faudra attendre le dernier quart du XXe siècle pour assister à une remise en question du canon espagnol fondé sur le réalisme et pour que le fantastique ne soit plus considéré comme une simple distraction ni comme un genre mineur qui appelle nécessairement une justification. Pour n’en donner qu’un exemple, en 1997, après avoir indiqué à quel point ses lectures fantastiques avaient été fondatrices pour son écriture, l’écrivain José María Merino évoque la haute qualité littéraire du genre :
[Eso] confirmaba ante todo aquella intuición adolescente, casi traicionada por mí, de que en lo fantástico se refugiaba una peculiaridad profundamente literaria, pues al no apoyar toda su estructura en los datos de la realidad exterior, debía sostenerse muy principalmente en la calidad de la pura invención.
(CRIMIC, Université Paris-Sorbonne)
Notes et références