Violaine François https://alepreuve.org/ fr Parole d’écrivain : cartographie parisienne des pratiques orales au XIXe siècle https://alepreuve.org/content/parole-decrivain-cartographie-parisienne-des-pratiques-orales-au-xixe-siecle <span>Parole d’écrivain : cartographie parisienne des pratiques orales au XIXe siècle</span> <div class="field field--name-field-auteur field--type-entity-reference field--label-hidden field--items"> <div class="field--item"><a href="/auteur/violaine-fran%C3%A7ois" hreflang="fr">Violaine François</a></div> </div> <span><span lang="" about="/users/nicolas-bianchi" typeof="schema:Person" property="schema:name" datatype="">Nicolas Bianchi</span></span> <span>sam 08/02/2020 - 19:41</span> <div class="field field--name-body field--type-text-with-summary field--label-hidden field--item"><blockquote><p class="rteright"><em>"Que ce soit le chant d'une lampe ou bien la voix de la tempête, que ce soit le souffle du soir ou le gémissement de la mer, qui t'environne - toujours veille derrière toi une ample mélodie, tissée de mille voix, dans laquelle ton solo n'a sa place que de temps à autre. Savoir à quel moment c'est à toi d'attaquer, voilà le secret de ta solitude : tout comme l'art du vrai commerce c'est : de la hauteur des mots se laisser choir dans la mélodie une et commune."</em><br /> Rainer Maria Rilke, <em>Notes sur la mélodie des choses</em>, 1898, Paris, Allia, 2008, p. 27.</p> </blockquote> <p class="rtejustify">L’histoire littéraire a longtemps retenu la date de la Révolution française comme étant la fin de l’âge d’or de la Parole de l’écrivain. Fini le temps de la Conversation et des Salons, l’artiste à l’ère de l’écrit, se serait isolé dans une tour d’ivoire, élaborant sans relâche, son œuvre. Pourtant, il suffit d’évoquer le nom de Montmartre pour que tout un univers de chansons et de poésies apparaisse. Nous savons par exemple que la voix de Verlaine est triste et éraillée, celle de Rimbaud est convulsive comme celle d’un enfant qui a du chagrin. La voix de Villiers est basse, celle de Mallarmé, flutée. L’histoire littéraire a contribué à occulter le dynamisme des pratiques orales au XIX<sup>e</sup> siècle qui nous permettent de recueillir ces empreintes vocales ; or, ces pratiques orales s’imposent en même temps que l’imprimé. Elles sont spectaculaires comme la chanson, la récitation, la lecture publique, ou encore le monologue humoristique. Elles peuvent aussi prendre des formes plus circonstanciées comme dans les discours, les conférences ou les sermons. Elles se fondent enfin dans les traits plus souples des sociabilités comme la causerie, la conversation et autres échanges nés du plaisir des rencontres entre artistes. Ainsi, le Paris littéraire est bavard et est « tiss[é] de mille voix<a class="see-footnote" id="footnoteref1_fi5r2x2" title="&amp;nbsp;Rainer Maria Rilke, Notes sur la mélodie des choses, 1898, Paris, Allia, 2008, p.&amp;nbsp;27." href="#footnote1_fi5r2x2">1</a><br /> » qui se font entendre de part et d’autre de la capitale.</p> <p class="rtejustify">À toutes ces pratiques orales correspondent autant d’espaces qui quadrillent la ville. Du café de La Nouvelle-Athènes ou encore du café du Rat mort, il  n’y avait que quelques pas à faire pour se rendre au cabaret du Chat Noir où la scène était ouverte à qui voulait offrir quelques vers. À Saint-Germain-des-Prés, on se serre autour de Rachilde qui fait salon dans les bureaux du Mercure de France. À chaque quartier, ses lieux de rencontres, ses festivités, ses adresses. Cartographier ces lieux de paroles revient à souligner l’importance, voire les résistances, de la voix auctoriale en ce siècle dit de l’écrit à travers le dynamisme des sociabilités littéraires. Les révolutions esthétiques ont plus souvent lieu dans les salons et cénacles qu’au coin d’un bureau esseulé. Quel rôle ont ces lieux dans la formation de l’écrivain qui teste ses vers devant un public qui peut se montrer parfois cruel, parfois bienveillant, mais toujours exigeant<a class="see-footnote" id="footnoteref2_qqnugw4" title="&amp;nbsp;Voir Vincent Laisney, En lisant, en écoutant. Lectures en petit comité de Hugo à Mallarmé, Paris, Les Impressions nouvelles, 2017." href="#footnote2_qqnugw4">2</a><br /> ? En quoi ces lieux participent-ils à l’élaboration d’une identité, d’une posture auctoriale par l’écrivain en recherche de reconnaissance ? Choisir le lieu où dire ses vers n’est pas sans enjeux et révèle autant les choix esthétiques que les stratégies de positionnements dans le champ littéraire de l’artiste. Dans la continuité des travaux initiés en sociologie de l’espace littéraire<a class="see-footnote" id="footnoteref3_95yua15" title="&amp;nbsp;Voir Clément Dessy, Julie Fäcker et Denis Saint-Amand (dir.), Les lieux littéraires et artistiques. XVIII-XXIe siècle, COnTEXTE, n°&amp;nbsp;19, 2017, [En ligne] https://journals.openedition.org/contextes/6288 (site consulté le 23.10.2019)." href="#footnote3_95yua15">3</a><br /> , nous gageons que les lieux de parole sont le théâtre des révolutions ou élaborations esthétiques de même que des mécanismes de légitimation ou d’exclusion symboliques.</p> <p class="rtejustify">À cela s’ajoute la part d’imaginaire que joue tout lieu de parole dans la vie littéraire. Le célèbre café Momus, figuré dans les œuvres de Murger puis de Puccini, fait par exemple partie du mythe de ce Paris sonore. Il est une image d’Épinal qui contribue à construire l’identité, réelle ou rêvée, de l’habitat de l’écrivain. Abondamment représentés dans les œuvres, dans la presse, dans les témoignages recensés dans les mémoires et journaux intimes, etc., les lieux qui abritent la parole vive construisent l’imaginaire de l’artiste au XIX<sup>e</sup> siècle. Ses figurations sont autant de discours portés sur la vie littéraire. Quelle est la continuité entre ces différents lieux, des cafés chics des Grands Boulevards aux scènes obscures du Quartier latin ? Mais aussi quelles sont les conséquences de ces pratiques orales sur les formes littéraires et dans l’histoire littéraire ? Entre espace historique, symbolique et imaginaire, les lieux de parole de l’écrivain offrent un angle d’étude particulièrement propice à la compréhension de ce qu’est être un écrivain à Paris au XIX<sup>e</sup> siècle. À partir de sources variées – journaux intimes, correspondances, représentations picturales, archives, livres d’or, journaux, voire même procès-verbaux de police – il est possible d’entendre les échos de ces voix et de retrouver leurs lieux de profération.</p> <p class="rtejustify"><strong>Paris bavard : des espaces de parole en régime scripturaire</strong></p> <p class="rtejustify">Au XIX<sup>e</sup> siècle, le mécénat se délite pour laisser place à une forme de financement artistique régie par les règles de l’offre et de la demande. Ce sont les éditeurs, les directeurs de journaux, les directeurs de théâtre qui deviennent le soutien financier des littérateurs. Le nouveau statut indépendant de l’écrivain entraîne de nouveaux modes d’existence de l’artiste où l’oralité joue un rôle central. Le premier recensement effectué par Vincent Laisney des lieux de parole au temps dit de l’écrit montre leur place dans la vie littéraire de l’époque :</p> <blockquote><p class="rtejustify">Paradoxalement, l’industrialisation de la littérature, stimulée par l’édition des livres à un sou et par la diffusion massive du journal, ne décourage pas les écrivains de réciter leurs œuvres en public, soit sur les tréteaux d’un café-concert, soit sur la table d’une brasserie, soit sur la scène d’un cabaret, soit dans une salle de conférence, soit dans un salon mondain, soit encore dans l’appartement d’un confrère<a class="see-footnote" id="footnoteref4_pdn8xp3" title="&amp;nbsp;Vincent Laisney, En lisant, en écoutant, op. cit., p.&amp;nbsp;20-21." href="#footnote4_pdn8xp3">4</a><br /> . </p> </blockquote> <p class="rtejustify">Ainsi, brasseries et cafés, cabaret, café-concert, salon littéraire, résidence privée mais aussi salle de conférence sont des lieux de paroles de première importance pour l’écrivain. Cette liste est par ailleurs extensible : aux cafés s’ajoutent les crèmeries, à mi-chemin entre le restaurant et le café, les guinguettes qui sont des lieux festifs de réunion des sociétés chantantes comme le Moulin de la Galette immortalisé par le pinceau de Renoir, ou encore la rue, car il n’est pas rare de voir la fête et la conversation des terrasses gagner les trottoirs parisiens, comme on peut le voir ci-dessous dans la représentation du Boulevard des Italiens qui abrite de nombreux cafés. </p> <div> <div> <div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="Café_Tortoni,_Eugene_von_Guerard_1856 (1).jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="256" src="http://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/pictures/Caf%C3%A9_Tortoni%2C_Eugene_von_Guerard_1856%20%281%29.jpg" width="372" /><figcaption><em>Boulevard des italiens, le </em>Café Tortoni<em>, à 16h</em>, par Guérard (à côté, le Café de Paris).</figcaption></figure></div> </div> </div> <p class="rtejustify">L’engouement pour ces lieux de vie littéraire n’est pas sans lien avec les nouvelles conditions artistiques faites à l’écrivain. Ce dernier peine parfois à se faire éditer. Par la mise en voix de son œuvre, l’écrivain cherche à faire connaître son œuvre inédite. Par des lectures publiques ou en petit comité, des conférences, ou tout autre forme d’oralisation de l’œuvre écrite (et non forcément destinée à la scène), l’écrivain élargit les possibilités de diffusion de son œuvre. Et qu’en bien même l’écrivain a la chance d’être publié, parfois à grand tirage, l’essor de la presse étant notamment due à la modernisation des techniques d’imprimerie au XIX<sup>e</sup> siècle<a class="see-footnote" id="footnoteref5_3z50tnu" title="&amp;nbsp;Dominique Kalifa, La Culture de masse en France, 1860-1930, t.&amp;nbsp;I, Paris, La Découverte, coll.&amp;nbsp;«&amp;nbsp;Repères&amp;nbsp;», 2001." href="#footnote5_3z50tnu">5</a><br /> , incarner ses textes reste une pratique courante pour l’écrivain à succès. Soit que l’écrivain est sollicité pour faire vivre son œuvre en dehors de son support écrit afin de la partager, soit que, face à cette large diffusion de l’œuvre, il peut avoir le sentiment d’en perdre sa « paternité ». Certaines paroles d’écrivain semblent alors à l’intersection entre une affirmation auctoriale par un geste poétique inédit qui implique le corps de l’écrivain et une adaptation aux <em>médiamorphoses</em><a class="see-footnote" id="footnoteref6_l9hywk2" title="&amp;nbsp;Voir Pascal Durand, Médiamorphoses. Presse, littérature et médias, culture médiatique et communication, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2019." href="#footnote6_l9hywk2">6</a><br />  qui régissent la vie littéraire et qui changent en profondeur les pratiques de l’homme de lettres et la place de l’écrivain dans la société. Dans ce régime de visibilité<a class="see-footnote" id="footnoteref7_ufzu71h" title="&amp;nbsp;Voir Nathalie Heinich, De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, «&amp;nbsp;Bibliothèque des Sciences humaines&amp;nbsp;», 2012." href="#footnote7_ufzu71h">7</a><br /> , la parole, on le comprend, est indispensable pour exister en littérature. Mais lire ses textes entre pairs, c’est aussi s’assurer une place dans la communauté littéraire : les lectures entraînent des relectures et des révisions et sont des étapes particulièrement précieuses dans la trajectoire de l’œuvre qui peut se voir remaniée à la suite des conseils des auditeurs ou du manque d’effet d’un passage sur ceux-ci. Nerval, dans une lettre adressée à Sainte-Beuve, présente en effet la lecture comme une épreuve. Il faut réunir autour de soi « un public de choix où l’on puisse essayer ses ouvrages d’avance<a class="see-footnote" id="footnoteref8_119gutb" title="&amp;nbsp;Lettre de Gérard de Nerval à Sainte-Beuve, citée par Vincent Laisney, dans En lisant en écoutant, op. cit., p.&amp;nbsp;35." href="#footnote8_119gutb">8</a><br /> ». Ainsi, la lecture serait moins un moment privilégié avec le texte qu’une véritable confrontation avec l’auditoire. Mieux encore, ces pratiques orales sont aussi l’occasion de se divertir et de partager une même passion pour la littérature. L’enthousiasme de Musset qui compose des vers « pour avoir d’autres vers à réciter à ses amis<a class="see-footnote" id="footnoteref9_5t76dmc" title="&amp;nbsp;Paul de Musset,&amp;nbsp;Ibid., p.&amp;nbsp;48." href="#footnote9_5t76dmc">9</a><br />  » souligne le plaisir des auteurs à faire entendre leurs œuvres. Un plaisir qui peut devenir moteur de l’écriture comme on le voit ici.</p> <p class="rtejustify">Il n’est donc pas étonnant de retrouver ces lieux de paroles dans les fictions. Des Illusions perdues de Balzac avec les salons mondains et le cénacle « archétypal<a class="see-footnote" id="footnoteref10_0x6570p" title="&amp;nbsp;Anthony Glinoer et Vincent Laisney, «&amp;nbsp;Le cénacle à l’épreuve du roman&amp;nbsp;», dans Michel Lacroix et Guillaume Pinson (dir.), Sociabilités imaginées&amp;nbsp;: représentations et enjeux sociaux, Tangence, n°&amp;nbsp;80, 2006, p.&amp;nbsp;25." href="#footnote10_0x6570p">10</a><br />  » de Daniel D’Arthez aux Scènes de la vie de bohème d’Henri Murger, avec ses mansardes et ses cafés, les figurations des lieux de sociabilité dans les œuvres du XIX<sup>e</sup> siècle nourrissent les imaginaires liés à la parole d’écrivain. Représenté en orateur, comme l’héroïne de Corinne ou l’Italie de Germaine de Staël, improvisatrice admirée, ou comme le double fictif de Mallarmé, Calixte Armel, dans <em>Le Soleil des morts</em> de Camille Mauclair, dont le charisme et la voix provoque un « magnétisme inexplicable<a class="see-footnote" id="footnoteref11_fpfkax0" title="&amp;nbsp;Camille Mauclair, Le Soleil des morts, Paris, Ollendorff, 1898, p.&amp;nbsp;879." href="#footnote11_fpfkax0">11</a><br />  » sur les membres du cénacle, l’écrivain incarne son œuvre, en devient l’interprète jusque dans ses représentations fictionnelles. Cette figuration de l’écrivain en performance souligne l’ampleur des enjeux : il s’agit de se faire littéralement entendre et voir. C’est entouré de ses pairs que l’écrivain s’assure une place dans le monde littéraire et forge son œuvre<a class="see-footnote" id="footnoteref12_cc91xte" title="&amp;nbsp;Voir Denis Saint-Amand (dir.), La Dynamique des groupes littéraires, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll.&amp;nbsp;«&amp;nbsp;Situations&amp;nbsp;», 2016." href="#footnote12_cc91xte">12</a><br /> .</p> <p class="rtejustify">L’explosion des lieux de paroles s’est faite progressivement. Cafés et cabarets artistiques n’étaient pas aussi fréquentés, voire n’existaient pas du tout dans la première moitié du siècle. On peut en effet observer au fil du siècle un déplacement progressif des espaces privés aux espaces publics. L’évolution des lieux accueillant les formes orales est révélatrice de la recherche par les écrivains d’une compagnie et d’un public toujours plus étendus.</p> <p class="rtejustify"><strong>Petite histoire des lieux de parole d’écrivain : de l’espace privé à l’espace public</strong></p> <p class="rtejustify">La petite histoire des lieux de parole de l’écrivain au XIX<sup>e</sup> siècle, dessinée à gros traits, débute avec la première génération des Romantiques qui se regroupait essentiellement dans les résidences privées des écrivains. La demeure de l’écrivain propose trois configurations de sociabilité qui correspondent à autant d’espaces de l’habitation. La visite au grand écrivain, épreuve obligée et redoutée pour tout homme qui recherche la reconnaissance, se passe dans le bureau de l’auteur admiré, où l’hôte et le visiteur se lisent leurs œuvres et conversent<a class="see-footnote" id="footnoteref13_h5z70d3" title="&amp;nbsp;Voir Olivier Nora, «&amp;nbsp;La visite au grand écrivain&amp;nbsp;», dans&amp;nbsp;Les lieux de mémoire. La nation, t.&amp;nbsp;II, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, coll.&amp;nbsp;«&amp;nbsp;Bibliothèque illustrée des histoires&amp;nbsp;», 1986, pp.&amp;nbsp;563-587." href="#footnote13_h5z70d3">13</a><br /> . Les cénacles se regroupent, quant à eux davantage dans la salle à manger : la table au centre permet de travailler. Dans le tableau de Théo Van Rysselberghe, Une lecture, l’intimité du cercle est palpable : on assiste à une lecture dans un décor bourgeois, en habit de ville. L’auditoire, restreint et particulièrement attentif, représente l’atmosphère des premiers cénacles.</p> <div> <div> <div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="54788109.jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="380" src="http://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/pictures/54788109.jpg" width="513" /><figcaption>Théo Van Rysselberghe, <em>Une lecture</em>, 1903, huile sur toile  (181 x 241 cm), Museum voor Schone Kunsten (Gent).</figcaption></figure></div> </div> </div> <p class="rtejustify">Enfin, le salon est la pièce qui donne son nom à la dernière forme de sociabilité dans l’espace privé : le salon littéraire. L’espace privé est, à travers ces pratiques sociabilitaires, paradoxal : l’intimité de l’écrivain-hôte est en réalité tendue vers l’extérieur. Il y a à la fois effet de sanctuarisation de l’habitat de l’écrivain, la vente du mobilier de Victor Hugo<a class="see-footnote" id="footnoteref14_nqereyc" title="&amp;nbsp;Voir Théophile Gautier, «&amp;nbsp;Vente du mobilier de Victor Hugo&amp;nbsp;», La Presse, 7&amp;nbsp;juin 1852, repris dans Histoire du romantisme, Paris, Charpentier, 1874, p.&amp;nbsp;126-133." href="#footnote14_nqereyc">14</a><br /> en est l’exemple, mais aussi effet d’exposition à ouvrir ainsi son espace privé à ses confrères. La démarche critique de Sainte-Beuve qui propose les portraits de ses contemporains dans leur intérieur, la mode des physiologies montre à quel point la dite vie privée est en réalité vie publique<a class="see-footnote" id="footnoteref15_fuebr0w" title="&amp;nbsp;Voir Marie-Clémence Régnier, «&amp;nbsp;Le spectacle de l’homme de lettres au quotidien&amp;nbsp;: de l’intérieur bourgeois à l’intérieur artiste (1840-1903)&amp;nbsp;», Romantisme, 2015/2, n°&amp;nbsp;168, p.&amp;nbsp;71-80." href="#footnote15_fuebr0w">15</a><br /> .</p> <p class="rtejustify">Ces trois configurations de sociabilité sont des formes majoritairement réservées à une élite artiste. Néanmoins, les ateliers d’artiste et les mansardes exigües du Quartier latin proposent une alternative plus populaire à l’intérieur bourgeois. De quelques types qu’ils soient, ces espaces privés, cadres privilégiés pour la parole de l’écrivain, sont des lieux de première importance dans la vie littéraire du XIX<sup>e</sup> siècle : ils assurent à l’écrivain une camaraderie littéraire<a class="see-footnote" id="footnoteref16_mboyc1q" title="&amp;nbsp;Voir Anthony Glinoer et Vincent Laisney, L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2013, 706&amp;nbsp;p." href="#footnote16_mboyc1q">16</a><br />  essentielle dans la difficile traversée qu’est la carrière d’un homme de lettres à l’heure de l’ère médiatique de masse. C’est pourquoi ces espaces privés, du début du siècle avec le Groupe de Coppet à la fin du siècle comme on le voit avec les mardis de Mallarmé, ont été des lieux de parole d’écrivain particulièrement recherchés des littérateurs. Toutefois, ces formes de sociabilités qui ont cours dans l’espace privé répondent à des codes, construits pour la plupart au cours des siècles précédents, les salons des Lumières ayant notamment fait la gloire de la formule. Les paroles d’écrivain qui y sont proférées sont majoritairement formalisées. Les récits des visites au grand écrivain, par leur scénario répété de témoignage en témoignage et leurs topiques – apparition du grand homme, discussions et lectures captivantes – font de ces échanges des formalités littéraires, ritualisées et attendues. Il y a une manière de lire, un art de converser, une organisation habituelle des soirées et chaque écart à ces codes tacites fait événement<a class="see-footnote" id="footnoteref17_3fij8w9" title="&amp;nbsp;On pense particulièrement à la surprise des auditeurs de la mansarde d’Étienne-Jean Delécluze, habitués à l’art déclamatoire, à l’écoute de la voix blanche et neutre de Mérimée&amp;nbsp;: «&amp;nbsp;À peine eut-il commencé la lecture de son drame, que les inflexions de sa voix gutturale et le ton dont il récita parurent étranges à l’auditoire. […] N’observant […] plus que les repos strictement indiqués par la coupe des phrases, mais sans élever ni baisser jamais le ton, il lut ainsi tout son drame sans modifier ses accents, même aux endroits les plus passionnés&amp;nbsp;», dans Étienne-Jean Delécluze, Souvenirs de soixante années, Paris, Michel Lévy, 1862, p.&amp;nbsp;223." href="#footnote17_3fij8w9">17</a><br /> . </p> <p class="rtejustify">Au milieu du siècle, l’essor des cafés parisiens a contribué à diversifier ces lieux de paroles et par là-même à s’écarter progressivement du formalisme attendu dans la parole auctoriale. Tout comme Rodolphe et ses compères des Scènes de la vie de bohème, l’écrivain quitte de plus en plus souvent sa mansarde pour gagner l’espace public. À partir des années 1850, l’évolution des cafés en font un lieu particulièrement apprécié de la population parisienne et plus particulièrement des artistes. Le café au début du XVIII<sup>e</sup> siècle ne proposait ni alcool, ni restauration. Au XIX<sup>e</sup> siècle, ce statut a changé : on y boit, on y fume, on y mange. De nouvelles formes de sociabilités se développent alors. De 380 cafés recensés au début du XVIIIe siècle, on en compte 2000 à la fin du XIX<sup>e</sup> siècle<a class="see-footnote" id="footnoteref18_7y07qnt" title="&amp;nbsp;Voir Alfred Franklin, Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercées dans Paris depuis le XVIIIe siècle, Paris-Leipzig, H. Welter éd., 1906." href="#footnote18_7y07qnt">18</a><br /> . Ces cafés sont particulièrement appréciés des artistes. Baudelaire avait ses habitudes au Momus, Verlaine au François Ier, Barbey au Tabourey, Champfleury à la Brasserie Andler où il jette les fondements de l’esthétique réaliste, Zola au Guerbois. C’est encore au Rat Mort que quelques scènes fameuses entre Verlaine et Rimbaud se sont passées. </p> <div> <div> <div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="Le Rat Mort.jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="327" src="http://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/pictures/Le%20Rat%20Mort.jpg" width="490" /><figcaption>Le Grand Café Pigalle ou Le Rat Mort, 7 place Pigalle, Paris 9e, Photographie non datée.</figcaption></figure></div> </div> </div> <p class="rtejustify"> </p> <div> <div> <div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="lh20129236001_1.jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="395" src="http://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/pictures/lh20129236001_1.jpg" width="490" /><figcaption>Courbet, <em>La Brasserie Andler</em>, 1848, rue Hautefeuille, Paris 6e.</figcaption></figure></div> </div> </div> <p class="rtejustify">La parole y est spontanée : des conversations intenses, des récitations imprévues juchées sur les tables ou chuchotées à l’oreille ce qu’affectionnait particulièrement Baudelaire, mais encore des chansons et des sketchs s’invitent régulièrement dans les estaminets. Mais si l’espace public est aimé des écrivains, il n’offre peut-être pas la tranquillité nécessaire à l’élaboration d’une œuvre, d’une esthétique collective qui pourrait permettre à ces œuvres orales de se transformer en œuvre écrite. Le cas des Hydropathes le montre. Le 5 octobre 1878, cinq poètes, qui « di[sent] des vers<a class="see-footnote" id="footnoteref19_i2jssn9" title="&amp;nbsp;Émile Goudeau, Dix ans de bohème, Paris, La Librairie illustrée, 1888, p.&amp;nbsp;150." href="#footnote19_i2jssn9">19</a><br /> » au premier étage du café le Rive Gauche, autour d’un piano mis à la disposition du tout venant, sont interrompus par des lycéens fêtards du quartier. Goudeau, Abram, Lorin, Rives et Rollinat, ainsi empêchés, font une demande auprès du patron du café : il leur faut un espace réservé, une fois par semaine. Pour amortir la location, chacun s’engage à venir accompagné d’amis partageant leur goût pour les lettres. Le premier vendredi, jour arrêté, ils sont 75. Rapidement le cabinet du café devient trop petit. Un local réservé à ces réunions est alors loué. Le club des Hydropathes ouvre ainsi ses portes le 17 octobre 1878 et ne les refermera qu’en 1880<a class="see-footnote" id="footnoteref20_3xhtkdt" title="&amp;nbsp;Il continuera à exister de façon éphémère en 1884." href="#footnote20_3xhtkdt">20</a><br /> . Les années 1880, avec la libéralisation de la vie culturelle, le développement des « cabarets artistiques » et la démocratisation du public, marquent le début d’une nouvelle ère de la culture orale. </p> <p class="rtejustify">Le dernier espace est donc un lieu véritablement dédié à la parole de l’écrivain. La scène est le lieu d’une représentation assumée qui tend vers une professionnalisation de la figure de l’« écrivain en voix<a class="see-footnote" id="footnoteref21_wf8ms5m" title="&amp;nbsp;Voir pour la définition de l’écrivain «&amp;nbsp;en voix&amp;nbsp;» Pascal Brissette et Will Straw, Poètes et poésie en voix au Québec (XX-XXIe siècle), Voix et Images, vol.&amp;nbsp;40, 2015, p.&amp;nbsp;7-13." href="#footnote21_wf8ms5m">21</a><br /> ». Une soirée au Chat noir fait alterner chansons, récitations, déclamation, monologues humoristiques mais aussi théâtre d’ombres, et discours plus ou moins sérieux. </p> <div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="6ce7c4436c489e7eee5bbed03abcb3ae_0.jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="346" src="http://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/pictures/6ce7c4436c489e7eee5bbed03abcb3ae_0.jpg" width="555" /><figcaption>Le Chat noir, dernière adresse 68, bd de Clichy, Paris 18e.</figcaption></figure></div> <div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="L'Hydropathe_10_février_1879_0.jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="577" src="http://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/pictures/L%27Hydropathe_10_f%C3%A9vrier_1879_0.jpg" width="445" /><figcaption>Félicien Champsaur sur la scène des Hydropathes, caricaturé par Cabriol, à la une de <em>L’Hydropathe</em>, n° 3, 19 février 1879.</figcaption></figure></div> <p class="rtejustify">Les cabarets artistiques, qui sont pour la plupart situés à Montmartre, donnent un nouveau statut à l’écrivain, qui, sans être un professionnel (un comédien, un chanteur) devient l’interprète de ses propres œuvres. Il y élabore tout à la fois ses vers et son image à travers ses performances scéniques. Ainsi exposé sur scène le statut de l’écrivain se transforme : il est non seulement poète, fantaisiste, chansonnier, mais aussi homme de scène. L’explosion des cabarets artistiques puis des cafés-concerts et des music-halls à partir des années 1870<a class="see-footnote" id="footnoteref22_s3rq6ig" title=" Voir la carte interactive des cafés-concerts et des music-halls des années 1870 à 1945 [En ligne] http://www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/textes_divers/cafes_concerts_et_music_halls/cafes_concerts_et_music_halls_plan.htm (site consulté le 23.10.2019)." href="#footnote22_s3rq6ig">22</a><br />  montre l’engouement pour ce nouveau statut auctorial. L’écrivain peut encore se faire entendre sur une scène d’un autre genre : celle d’une académie ou d’une salle de conférence. Au Collège de France, à l’Académie française, voire même à la Sorbonne, l’écrivain profère une parole qui, par son incarnation, s’apparente à la notion de performance, la conférence étant une pratique à cheval entre le discours académique et la lecture artistique. </p> <div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="738_054_cor13649_0.jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="386" src="http://www.alepreuve.org/sites/alepreuve.org/files/pictures/738_054_cor13649_0.jpg" width="555" /><figcaption>Gravure de la séance de l'Académie française du 23 avril 1868, publiée par <em>L'Univers illustre </em>en 1868.</figcaption></figure></div> <p class="rtejustify">Dans ce cadre, l’écrivain s’inscrit dans une longue galerie d’écrivains orateurs. C’est le cas par exemple de Paul Valéry, dont les auditeurs, au regard des nombreux témoignages, viennent moins assister à son cours de poétique au Collège de France, qu’à une création en acte, et en quelque sorte à la naissance de la poésie tant le phrasé du poète était singulier<a class="see-footnote" id="footnoteref23_wqiobk4" title="&amp;nbsp;Christophe Charle, «&amp;nbsp;Le Collège de France&amp;nbsp;», dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, Paris, Gallimard, 1992, t.&amp;nbsp;III, p.&amp;nbsp;1983-2008." href="#footnote23_wqiobk4">23</a><br /> . </p> <p class="rtejustify">En somme, les configurations et reconfigurations des lieux de parole suivent les mutations de la figure sociale de l’écrivain en voix. Plus encore, la multiplication des lieux de parole et leur évolution influencent les pratiques orales elles-mêmes : les formalités littéraires des premiers salons laissent place à une parole plus autonome et spectaculaire sur les scènes offertes aux écrivains notamment dans la deuxième moitié du siècle. En effet, au travers de cette mise en scène de l’auteur la parole se détache d’un pur acte de communication. Si elle n’est parfois qu’œuvre parlée, adossée à son texte publié, elle peut aussi devenir œuvre à part entière et être ainsi définie comme une œuvre orale. C’est de cette manière qu’a été définie la notion de parole vive comme toutes les formes de parole qui, par l’acte d’énonciation effectif qu’elle implique, fait œuvre<a class="see-footnote" id="footnoteref24_y2sgugw" title="&amp;nbsp;Voir Stéphane Hirschi, Élisabeth Pillet et Alain Vaillant (dir), L’Art de la parole vive. Paroles chantées et paroles dites à l’époque moderne, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, coll.&amp;nbsp;«&amp;nbsp;Recherches Valenciennoises&amp;nbsp;», n°&amp;nbsp;21, 2006, p.&amp;nbsp;8." href="#footnote24_y2sgugw">24</a><br /> . Les lieux, les contextes sociaux dans lesquels cette parole est proférée contribuent à définir le geste de la parole auctoriale entre formalités littéraires et créations ou œuvres orales. La carte littéraire de la parole d’écrivain est vaste puisque la parole, immatérielle et évanescente, s’adapte à toutes les configurations sociabilitaires.</p> <p class="rtejustify">Ces différents espaces, aussi divers soient-ils, offrent un cadre privilégié à la parole de l’écrivain. Leur existence et leur prolifération témoignent de l’importance de ces pratiques orales au XIX<sup>e</sup> siècle ainsi que de leur richesse dans leur variété de forme et de ton. Tous ces lieux forment l’écosystème symbolique de la vie littéraire parisienne au XIX<sup>e</sup> siècle, et participent à l’élaboration de son imaginaire.</p> <p class="rtejustify"><strong>Les voix littéraires et leurs adresses : construction d’imaginaire et processus de légitimation</strong></p> <p class="rtejustify">La vie littéraire du XIX<sup>e</sup> siècle a ses adresses de prédilection. Certains endroits sont fréquentables, d’autres pas. Les réputations de chacun de ces lieux varient d’un groupe esthétique, et surtout d’un groupe social à l’autre. Les processus de légitimation des écrivains sont ainsi étroitement liés aux représentations des espaces qu’ils fréquentent. L’Académie est probablement le plus légitimé des lieux de parole d’écrivain. Son système de cooptation savant en fait une citadelle très difficile à prendre et ajoute à sa réputation : jeunes écrivains et talents trop indépendants sont rapidement découragés. Le salon mondain bénéficie de liens privilégiés avec l’Académie française. Les auteurs de l’<em>Histoire de la littérature française du XIX<sup>e</sup> siècle</em> soulignent l’entente qu’il peut y avoir entre ces deux institutions : </p> <blockquote><p class="rtejustify">Une élection dans une des cinq académies, et a fortiori à l’Académie française, est presque toujours le couronnement d’une stratégie élaborée dans un salon. S’ils ne constituent pas à proprement parler une institution, les salons sont néanmoins un élément essentiel de la sociabilité intellectuelle et artistique du XIX<sup>e</sup> siècle dont ils forment […] “l’unité de base<a class="see-footnote" id="footnoteref25_y5mb6uy" title="&amp;nbsp;Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier, Alain Vaillant, Histoire de la littérature française du XIXe siècle, Paris, Nathan, 1998, p.&amp;nbsp;409." href="#footnote25_y5mb6uy">25</a><br /> ”. </p> </blockquote> <p class="rtejustify">Ainsi, le salon par ses liens forts avec les institutions et son ancrage historique représente un lieu stratégique pour créer son réseau et se créer une réputation.      </p> <p class="rtejustify">Face à ce pouvoir, somme toute écrasant du salon et des institutions académiques, de nouvelles formes de sociabilités s’organisent et ainsi de nouveaux lieux qui peuvent être perçus comme des « anti-salons » ou des « contre-académies ». Au cabaret du Chat Noir, le personnel accueille le public par des égards exagérés dans le traditionnel habit vert des académiciens pour caricaturer ces milieux élitistes et leur népotisme. La liberté de ton et de forme est revendiquée dans ces lieux où, comme le rappelle Émile Goudeau, seul le public juge les artistes, et non les critiques et journalistes à la mode<a class="see-footnote" id="footnoteref26_2a4uc7l" title="&amp;nbsp;Émile Goudeau, «&amp;nbsp;La coterie&amp;nbsp;», dans la revue L’Hydropathe, n°&amp;nbsp;23, 10 décembre 1879, p.&amp;nbsp;2." href="#footnote26_2a4uc7l">26</a><br /> . Le cénacle, tel que représenté dans les <em>Illusions perdues</em> de Balzac par le cénacle de Daniel d’Arthez, cherche à proposer un modèle plus sincère, où le travail réel du texte prime sur les mondanités. Enfin, les mots de Léon Daudet en disent long sur ce que l’on pense du salon au café :</p> <blockquote><p class="rtejustify">Le café est l’école de la franchise et de la drôlerie spontanée, tandis que le salon […] est en général l’école du poncif et de la mode imbécile. Le café nous a donné l’exquis Verlaine et le grand et pur Moréas, les salons, R. de Montesquiou<a class="see-footnote" id="footnoteref27_4f3u6dj" title="&amp;nbsp;Léon Daudet, «&amp;nbsp;Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux&amp;nbsp;», dans&amp;nbsp;Souvenirs et Polémiques, éd. B. Oudin, R. Laffont, coll.&amp;nbsp;«&amp;nbsp;Bouquins&amp;nbsp;», p.&amp;nbsp;503." href="#footnote27_4f3u6dj">27</a><br /> . </p> </blockquote> <p class="rtejustify">Toutefois, les habitués de chacun de ces lieux ont une commune ambition de se faire connaître et surtout de se faire publier. Le refrain de l’hymne du Chat Noir est explicite : « Je cherche fortune autour du Chat Noir / Au clair de la lune à Montmartre le soir ». Les mots du sténographe de la revue des Hydropathes qui fait le compte rendu d’une des soirées du cabaret, sont aussi explicites :</p> <blockquote><p class="rtejustify">Pour la poésie : Taboureux, Lafitte, Raoul Fauvel, Martin ont dit les vers inédits, qui ne demandent qu’à être édits, après avoir été dits. Oh !, je m’arrête sur cette pente fatale, - et vite je signe.  <br /> LE STENOGRAPHE<a class="see-footnote" id="footnoteref28_ah051ws" title="&amp;nbsp;Revue des Hydropathes, n°7, 20 avril 1879, p.&amp;nbsp;4." href="#footnote28_ah051ws">28</a><br /> . </p> </blockquote> <p class="rtejustify">Les performances ont ainsi un caractère stratégique, quelque soit le lieu, salon ou cabaret, le but étant de se faire une place dans le monde de la littérature. Une forme d’émulation est alors perceptible : on rivalise d’ingéniosité pour faire entendre sa voix, et par elle, son œuvre. Ces lieux deviennent, en quelque sorte, les laboratoires de la littérature. Le choix de la diction, le choix de la performance (lecture, discours, chansons, sketch, etc.), le choix d’une mise en scène, même dépouillée, s’avèrent révélateurs du statut accordé à l’œuvre et démontre la démarche esthétique de l’auteur qui soigne ainsi son ethos. La diction neutre choisie par Mérimée, loin des déclamations jusqu’ici de rigueur, pour lire son Cromwell dans la mansarde de Delécluze marque les mémoires de son auditoire. Son œuvre est trop moderne pour être lue dans la tradition déclamatoire. Ainsi, les écrivains adoptent une posture et mettent en scène leurs œuvres dans un double but de publicité et d’innovation esthétique. Chaque lieu a son identité propre et se construit par rapport à un autre. L’inaccessibilité de l’académie, du salon mais aussi de l’édition, conduit les artistes à organiser de nouvelles formes de sociabilités contestataires. Choisir de fréquenter une forme de sociabilité plutôt qu’une autre renseigne sur le milieu social de l’écrivain, ses ambitions littéraires et son esthétique. Paris se fréquente donc à la carte.</p> <p class="rtejustify">Toutefois, malgré les tensions et les oppositions entre ces différents lieux de paroles, ces catégories ne sont pas imperméables et un homme de lettres au XIX<sup>e</sup> siècle peut fréquenter la même semaine cafés et salons mondains, cabarets et cénacles. Charles Cros l’illustre particulièrement puisqu’il fréquentait tout aussi bien les Hydropathes ou le Chat noir que le salon de Nina Villard. La répartition se joue en réalité à une échelle plus fine : il s’agit moins de choisir son camp que de choisir parmi chaque modèle, quel type d’établissement on veut fréquenter. </p> <p class="rtejustify">Benoît Lecoq prend l’exemple de Francisque Sarcey : « En jeune homme distingué et déjà mondain, Sarcey vise Momus ; il n’oserait s’en prendre à Tortoni<a class="see-footnote" id="footnoteref29_t6oh965" title="&amp;nbsp;Benoît Lecoq, «&amp;nbsp;Le café&amp;nbsp;», dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoire, t.&amp;nbsp;III., Paris, Gallimard, 1992, p.&amp;nbsp;92." href="#footnote29_t6oh965">29</a><br /> ». Cette différence de réputation entre les établissements tient entre autre à leur emplacement géographique. Progressivement, Paris s’est scindé en deux groupes antagonistes, symbolisés par les deux rives. La rive droite est caractérisée par l’académisme et le bon goût bourgeois, tandis que la rive gauche est associée à la bohème. Dans les années 1880 la géographie parisienne est assez nette : le Quartier latin, où les loyers sont plus accessibles, est le quartier de la bohème qui loge dans ses mansardes et ses hôtels garnis. On y trouve des cafés populaires tels que la Brasserie Andler. Le confort y est restreint : bancs et tables en bois, bocks de bière. Ce type de café s’oppose radicalement au modèle du café des Grands Boulevards. Quartier où se concentrent les divertissements, les cafés des Grands Boulevards offrent un décor qui se veut luxueux : dorures, marbrures, bronzes, colonnes lustres, sofas couverts de velours envahissent la plupart des établissements. Les fréquentations varient selon le décor :</p> <blockquote><p class="rtejustify">Dans les cafés du Boulevard, des hommes d’âge mûr s’inquiètent de la prochaine élection à l’Académie. Dans ceux du Quartier latin […] la jeunesse élève des statues aux écrivains qui n’en ont pas et démolit celles des auteurs consacrés<a class="see-footnote" id="footnoteref30_lpdpehc" title="&amp;nbsp;Ibid." href="#footnote30_lpdpehc">30</a><br />. </p> </blockquote> <p class="rtejustify">Montmartre représente une troisième entité et vient rompre ce dualisme rive gauche et rive droite. La butte Montmartre n’est devenue parisienne qu’en 1859. Par cette annexion tardive, le quartier a gardé une forme de préservation par rapport aux grands travaux d’Haussmann. La butte est érigée en « ville libre » par les Montmartrois qui ont pour roi Rodolphe Salis, monarque autoproclamé. C’est là que prolifèrent les cabarets artistiques à mi-chemin entre un affranchissement esthétique et une allégeance aux lois commerciales, qui régissent le monde des spectacles du Boulevard. D’ailleurs, Montmartre déborde sur le 9e arrondissement et le monde des boulevards. La cohabitation est parfois houleuse. L’incompréhension et l’agacement de Philibert Audebrand le montre :</p> <blockquote><p class="rtejustify">Ceux qui s’intitulaient les Jeunes et qui, pour la plupart, ne devaient pas vieillir, les novices du lendemain du 2 décembre, se montraient par moments au café de Robespierre. « Place aux Jeunes ! » s’était écriée, un jour, je ne sais quelle feuille de chou à leur dévotion. Et qui les empêchait donc d’avancer ? Qui leur volait l’espace et le soleil ? Ils venaient rôder autour de notre table, un peu pour nous voir, beaucoup pour nous railler. La Brasserie de la rue des Martyrs qui était quelque chose comme leur quartier général, nous en députait, tous les soirs, une demi-douzaine. Ils apparaissaient, vidaient un moss, fumaient une pipe, lançaient au plafond deux ou trois brocards dans lesquels nous étions traités de ganaches ou de Mathusalem, ce qui était à très peu de chose près le même mot, puis ils sortaient bruyamment, et, conséquemment, en répétant leur sempiternel refrain : « Place aux Jeunes<a class="see-footnote" id="footnoteref31_682j0a7" title="&amp;nbsp;Philibert Audebrand, Un café de journalistes sous Napoléon III, Paris, Dentu, 1888, pp.&amp;nbsp;89-90." href="#footnote31_682j0a7">31</a><br /> ! ».</p> </blockquote> <p class="rtejustify">On peut noter ici l’efficacité des toponymes qui font entendre à eux seuls les convictions de leurs habitués. Ainsi, les déplacements dans Paris sont dictés par des représentations symboliques des lieux. Le choix d’aller dire ses poèmes à un endroit plutôt qu’un autre est un choix hautement significatif. Ces rivalités géographiques et institutionnelles influencent les pratiques littéraires, confortent les amitiés et les rivalités, et font résonner les paroles d’écrivain dans la capitale.</p> <p class="rtecenter"><strong>***</strong></p> <p class="rtejustify">Qu’est-ce qui finalement regroupe tous ces lieux qui semblent, pour certains, antagonistes ? Est-ce le désir de se former ? Celui de se faire connaître ou de créer son réseau ? Exister dans le champ littéraire par la fréquentation de ces espaces est effectivement un enjeu majeur de l’artiste au XIX<sup>e</sup> siècle. </p> <p class="rtejustify">Mais ces lieux sont aussi, et peut-être surtout, les espaces où la littérature se pense, se crée en acte, se vit. Sainte-Beuve l’affirme : </p> <blockquote><p class="rtejustify">C’est le seul moyen de se rendre la vie de Paris tolérable que de se voir, de converser, de se lire entre soi ce qu’on fait, de s’échauffer mutuellement, les plus faibles aux rayons des forts<a class="see-footnote" id="footnoteref32_h6u3j8b" title="&amp;nbsp;Lettre de Sainte-Beuve à Alphonse de Lamartine du 5 janvier 1829, dans Sainte-Beuve, Correspondance générale, t.&amp;nbsp;I, éd. Jean Bonnerot, Paris, Stock, Delamain et Boutelleau, 1935, 1821-1835, p.&amp;nbsp;122." href="#footnote32_h6u3j8b">32</a><br /> . </p> </blockquote> <p class="rtejustify">Le plaisir, voire la nécessité de se former au contact des autres écrivains par ces paroles vives, voilà le véritable point commun des salons, cénacles, cabarets, cafés et autres lieux de parole. </p> <p class="rtejustify">Ainsi, de la butte Montmartre, au Quartier latin, en passant par les Grand Boulevards, Paris chante, converse, récite des vers et offre une scène privilégiée à la parole vive. Ces lieux sont autant de choix de positionnement de l’artiste dans le champ littéraire de l’époque, il y développe non seulement son œuvre mais aussi sa posture et médiatise sa création dans un geste symbolique et stratégique renouvelant ainsi la figure de l’auteur en auteur-interprète.</p> <p class="rtejustify"> </p> <p class="rtejustify"><strong>BIBLIOGRAPHIE</strong></p> <p class="rtejustify">BERTRAND, Jean-Pierre, Philippe RÉGNIER et Alain VAILLANT, <em>Histoire de la littérature française du XIX<sup>e</sup> siècle</em>, Paris, Nathan, 1998.</p> <p class="rtejustify">BRISSETTE, Pascal et Will Straw, <em>Poètes et poésie en voix au Québec (XX-XXI<sup>e</sup> siècle)</em>, Voix et Images, vol. 40, 2015, p. 7-13.</p> <p class="rtejustify">CHARLE, Christophe, « Le Collège de France », dans Pierre Nora (dir.), <em>Les Lieux de mémoire</em>, Paris, Gallimard, 1992, t. III, p. 1983-2008.</p> <p class="rtejustify">DESSY, Clément, Julie FÄCKER et Denis SAINT-AMAND (dir.), Les lieux littéraires et artistiques. XVIII-XXI<sup>e</sup> siècle, <em>COnTEXTES</em>, n° 19, 2017, [En ligne] <a href="https://journals.openedition.org/contextes/6288">https://journals.openedition.org/contextes/6288</a> (site consulté le 23.10.2019).</p> <p class="rtejustify">DURAND, Pascal, <em>Médiamorphoses. Presse, littérature et médias, culture médiatique et communication</em>, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2019, 333 p.</p> <p class="rtejustify">GLINOER, Anthony et Vincent LAISNEY, <em>L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIX<sup>e</sup> siècle</em>,  Paris, Fayard, 2013, 706 p. </p> <p class="rtejustify"> –, « Le cénacle à l’épreuve du roman », dans Michel LACROIX, Guillaume PINSON (dir.), Sociabilités imaginées : représentations et enjeux sociaux, <em>Tangence</em>, n° 80, 2006.</p> <p class="rtejustify">HEINICH, Nathalie, <em>De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique</em>, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2012.</p> <p class="rtejustify">HIRSCHI, Stéphane, Élisabeth PILLET et Alain VAILLANT (dir), <em>L’Art de la parole vive. Paroles chantées et paroles dites à l’époque moderne</em>, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, coll. « Recherches Valenciennoises », n° 21, 2006.</p> <p class="rtejustify">KALIFA, Dominique, <em>La Culture de masse en France,1860-1930</em>, t. I, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001.</p> <p class="rtejustify">LAISNEY, Vincent, <em>En lisant, en écoutant. Lectures en petit comité de Hugo à Mallarmé</em>, Paris, Les Impressions nouvelles, 2017.</p> <p class="rtejustify">LECOQ, Benoît, « Le café », dans Pierre Nora (dir.), <em>Les Lieux de mémoire</em>, t. III, Paris, Gallimard, 1992.</p> <p class="rtejustify">NORA, Olivier, « La visite au grand écrivain », dans Pierre NORA (dir.), <em>Les Lieux de mémoire. La nation</em>, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1986, pp. 563-587.</p> <p class="rtejustify">RÉGNIER, Marie-Clémence, « Le spectacle de l’homme de lettres au quotidien : de l’intérieur bourgeois à l’intérieur artiste (1840-1903) », <em>Romantisme</em>, 2015/2, n° 168, pp. 71-80.</p> <p class="rtejustify">SAINT-AMAND, Denis (dir.), <em>La Dynamique des groupes littéraires</em>, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. « Situations », 2016.</p> <ul class="footnotes"><li class="footnote" id="footnote1_fi5r2x2"><a class="footnote-label" href="#footnoteref1_fi5r2x2">1</a> Rainer Maria Rilke,<em> Notes sur la mélodie des choses</em>, 1898, Paris, Allia, 2008, p. 27.</li> <li class="footnote" id="footnote2_qqnugw4"><a class="footnote-label" href="#footnoteref2_qqnugw4">2</a> Voir Vincent Laisney, <em>En lisant, en écoutant. Lectures en petit comité de Hugo à Mallarmé</em>, Paris, Les Impressions nouvelles, 2017.</li> <li class="footnote" id="footnote3_95yua15"><a class="footnote-label" href="#footnoteref3_95yua15">3</a> Voir Clément Dessy, Julie Fäcker et Denis Saint-Amand (dir.), <em>Les lieux littéraires et artistiques. XVIII-XXI<sup>e</sup> siècle, </em>COnTEXTE, n° 19, 2017, [En ligne] <a href="https://journals.openedition.org/contextes/6288">https://journals.openedition.org/contextes/6288</a> (site consulté le 23.10.2019).</li> <li class="footnote" id="footnote4_pdn8xp3"><a class="footnote-label" href="#footnoteref4_pdn8xp3">4</a> Vincent Laisney, <em>En lisant, en écoutant</em>, <em>op. cit.</em>, p. 20-21.</li> <li class="footnote" id="footnote5_3z50tnu"><a class="footnote-label" href="#footnoteref5_3z50tnu">5</a> Dominique Kalifa, <em>La Culture de masse en France</em>, <em>1860-1930</em>, t. I, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2001.</li> <li class="footnote" id="footnote6_l9hywk2"><a class="footnote-label" href="#footnoteref6_l9hywk2">6</a> Voir Pascal Durand, <em>Médiamorphoses. Presse, littérature et médias, culture médiatique et communication</em>, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2019.</li> <li class="footnote" id="footnote7_ufzu71h"><a class="footnote-label" href="#footnoteref7_ufzu71h">7</a> Voir Nathalie Heinich, <em>De la visibilité. Excellence et singularité en régime médiatique</em>, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Sciences humaines », 2012.</li> <li class="footnote" id="footnote8_119gutb"><a class="footnote-label" href="#footnoteref8_119gutb">8</a> Lettre de Gérard de Nerval à Sainte-Beuve, citée par Vincent Laisney, dans <em>En lisant en écoutant</em>, <em>op. cit.</em>, p. 35.</li> <li class="footnote" id="footnote9_5t76dmc"><a class="footnote-label" href="#footnoteref9_5t76dmc">9</a> Paul de Musset, <em>Ibid.</em>, p. 48.</li> <li class="footnote" id="footnote10_0x6570p"><a class="footnote-label" href="#footnoteref10_0x6570p">10</a> Anthony Glinoer et Vincent Laisney, « Le cénacle à l’épreuve du roman », dans Michel Lacroix et Guillaume Pinson (dir.), <em>Sociabilités imaginées : représentations et enjeux sociaux</em>, <em>Tangence</em>, n° 80, 2006, p. 25.</li> <li class="footnote" id="footnote11_fpfkax0"><a class="footnote-label" href="#footnoteref11_fpfkax0">11</a> Camille Mauclair, <em>Le Soleil des morts</em>, Paris, Ollendorff, 1898, p. 879.</li> <li class="footnote" id="footnote12_cc91xte"><a class="footnote-label" href="#footnoteref12_cc91xte">12</a> Voir Denis Saint-Amand (dir.), <em>La Dynamique des groupes littéraires</em>, Liège, Presses Universitaires de Liège, coll. « Situations », 2016.</li> <li class="footnote" id="footnote13_h5z70d3"><a class="footnote-label" href="#footnoteref13_h5z70d3">13</a> Voir Olivier Nora, « La visite au grand écrivain », dans <em>Les lieux de mémoire. La nation</em>, t. II, Pierre Nora (dir.), Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque illustrée des histoires », 1986, pp. 563-587.</li> <li class="footnote" id="footnote14_nqereyc"><a class="footnote-label" href="#footnoteref14_nqereyc">14</a> Voir Théophile Gautier, « Vente du mobilier de Victor Hugo », <em>La Presse</em>, 7 juin 1852, repris dans <em>Histoire du romantisme</em>, Paris, Charpentier, 1874, p. 126-133.</li> <li class="footnote" id="footnote15_fuebr0w"><a class="footnote-label" href="#footnoteref15_fuebr0w">15</a> Voir Marie-Clémence Régnier, « Le spectacle de l’homme de lettres au quotidien : de l’intérieur bourgeois à l’intérieur artiste (1840-1903) », <i>Romantisme</i>, 2015/2, n° 168, p. 71-80.</li> <li class="footnote" id="footnote16_mboyc1q"><a class="footnote-label" href="#footnoteref16_mboyc1q">16</a> Voir Anthony Glinoer et Vincent Laisney, <em>L’Âge des cénacles. Confraternités littéraires et artistiques au XIX<sup>e</sup> siècle</em>, Paris, Fayard, 2013, 706 p.</li> <li class="footnote" id="footnote17_3fij8w9"><a class="footnote-label" href="#footnoteref17_3fij8w9">17</a> On pense particulièrement à la surprise des auditeurs de la mansarde d’Étienne-Jean Delécluze, habitués à l’art déclamatoire, à l’écoute de la voix blanche et neutre de Mérimée : « À peine eut-il commencé la lecture de son drame, que les inflexions de sa voix gutturale et le ton dont il récita parurent étranges à l’auditoire. […] N’observant […] plus que les repos strictement indiqués par la coupe des phrases, mais sans élever ni baisser jamais le ton, il lut ainsi tout son drame sans modifier ses accents, même aux endroits les plus passionnés », dans Étienne-Jean Delécluze, <i>Souvenirs de soixante années</i>, Paris, Michel Lévy, 1862, p. 223.</li> <li class="footnote" id="footnote18_7y07qnt"><a class="footnote-label" href="#footnoteref18_7y07qnt">18</a> Voir Alfred Franklin, <em>Dictionnaire historique des arts, métiers et professions exercées dans Paris depuis le XVIII<sup>e</sup> siècle</em>, Paris-Leipzig, H. Welter éd., 1906.</li> <li class="footnote" id="footnote19_i2jssn9"><a class="footnote-label" href="#footnoteref19_i2jssn9">19</a> Émile Goudeau, <em>Dix ans de bohème</em>, Paris, La Librairie illustrée, 1888, p. 150.</li> <li class="footnote" id="footnote20_3xhtkdt"><a class="footnote-label" href="#footnoteref20_3xhtkdt">20</a> Il continuera à exister de façon éphémère en 1884.</li> <li class="footnote" id="footnote21_wf8ms5m"><a class="footnote-label" href="#footnoteref21_wf8ms5m">21</a> Voir pour la définition de l’écrivain « en voix » Pascal Brissette et Will Straw, <em>Poètes et poésie en voix au Québec (XX-XXI<sup>e </sup>siècle)</em>, <em>Voix et Images</em>, vol. 40, 2015, p. 7-13.</li> <li class="footnote" id="footnote22_s3rq6ig"><a class="footnote-label" href="#footnoteref22_s3rq6ig">22</a> Voir la carte interactive des cafés-concerts et des music-halls des années 1870 à 1945 [En ligne] <a href="http://www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/textes_divers/cafes_concerts_et_music_halls/cafes_concerts_et_music_halls_plan.htm">http://www.dutempsdescerisesauxfeuillesmortes.net/textes_divers/cafes_concerts_et_music_halls/cafes_concerts_et_music_halls_plan.htm</a> (site consulté le 23.10.2019).</li> <li class="footnote" id="footnote23_wqiobk4"><a class="footnote-label" href="#footnoteref23_wqiobk4">23</a> Christophe Charle, « Le Collège de France », dans Pierre Nora (dir.), <em>Les lieux de mémoire</em>, Paris, Gallimard, 1992, t. III, p. 1983-2008.</li> <li class="footnote" id="footnote24_y2sgugw"><a class="footnote-label" href="#footnoteref24_y2sgugw">24</a> Voir Stéphane Hirschi, Élisabeth Pillet et Alain Vaillant (dir), <em>L’Art de la parole vive. Paroles chantées et paroles dites à l’époque moderne</em>, Valenciennes, Presses universitaires de Valenciennes, coll. « Recherches Valenciennoises », n° 21, 2006, p. 8.</li> <li class="footnote" id="footnote25_y5mb6uy"><a class="footnote-label" href="#footnoteref25_y5mb6uy">25</a> Jean-Pierre Bertrand, Philippe Régnier, Alain Vaillant, <i>Histoire de la littérature française du XIX<sup>e</sup> siècle</i>, Paris, Nathan, 1998, p. 409.</li> <li class="footnote" id="footnote26_2a4uc7l"><a class="footnote-label" href="#footnoteref26_2a4uc7l">26</a> Émile Goudeau, « La coterie », dans la revue <i>L’Hydropathe</i>, n° 23, 10 décembre 1879, p. 2.</li> <li class="footnote" id="footnote27_4f3u6dj"><a class="footnote-label" href="#footnoteref27_4f3u6dj">27</a> Léon Daudet, « Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux », dans <i>Souvenirs et Polémiques</i>, éd. B. Oudin, R. Laffont, coll. « Bouquins », p. 503.</li> <li class="footnote" id="footnote28_ah051ws"><a class="footnote-label" href="#footnoteref28_ah051ws">28</a> Revue des <em>Hydropathes</em>, n°7, 20 avril 1879, p. 4.</li> <li class="footnote" id="footnote29_t6oh965"><a class="footnote-label" href="#footnoteref29_t6oh965">29</a> Benoît Lecoq, « Le café », dans Pierre Nora (dir.), <i>Les lieux de mémoire</i>, t. III., Paris, Gallimard, 1992, p. 92.</li> <li class="footnote" id="footnote30_lpdpehc"><a class="footnote-label" href="#footnoteref30_lpdpehc">30</a> <i>Ibid.</i></li> <li class="footnote" id="footnote31_682j0a7"><a class="footnote-label" href="#footnoteref31_682j0a7">31</a> Philibert Audebrand, <em>Un café de journalistes sous Napoléon III</em>, Paris, Dentu, 1888, pp. 89-90.</li> <li class="footnote" id="footnote32_h6u3j8b"><a class="footnote-label" href="#footnoteref32_h6u3j8b">32</a> Lettre de Sainte-Beuve à Alphonse de Lamartine du 5 janvier 1829, dans Sainte-Beuve, <em>Correspondance générale</em>, t. I, éd. Jean Bonnerot, Paris, Stock, Delamain et Boutelleau, 1935, 1821-1835, p. 122.</li> </ul></div> <section> </section> Sat, 08 Feb 2020 18:41:16 +0000 Nicolas Bianchi 212 at https://alepreuve.org https://alepreuve.org/content/parole-decrivain-cartographie-parisienne-des-pratiques-orales-au-xixe-siecle#comments Accélération et vitesse : de la célérité dans les arts https://alepreuve.org/content/acceleration-et-vitesse-de-la-celerite-dans-les-arts <span>Accélération et vitesse : de la célérité dans les arts</span> <div class="field field--name-field-auteur field--type-entity-reference field--label-hidden field--items"> <div class="field--item"><a href="/auteur/violaine-fran%C3%A7ois" hreflang="fr">Violaine François</a></div> </div> <span><span lang="" about="/users/nicolas-bianchi" typeof="schema:Person" property="schema:name" datatype="">Nicolas Bianchi</span></span> <span>sam 01/02/2020 - 10:38</span> <div class="field field--name-body field--type-text-with-summary field--label-hidden field--item"><div style="text-align:center"> <figure class="image" style="display:inline-block"><img alt="image intro.jpg" data-entity-type="" data-entity-uuid="" height="448" src="/sites/default/files/image%20intro.jpg" width="600" /><figcaption><em>Pluie, Vapeur et Vitesse  – Le Grand Chemin de Fer de l'Ouest </em>(1844)<br /> J. M. W. Turner</figcaption></figure></div> <blockquote><p class="rteright">La « vitesse, en quelque sorte névropathique [...] emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions... Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs [...] Il passe en trombe, pense en trombe, sent en trombe, aime en trombe et vit en trombe. [...] Tout, autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme le vertige et comme la fièvre. »</p> <p class="rteright">Octave Mirbeau, La 628-E8 [1907], dans <em>Œuvre romanesque</em>, v. 3, Paris, Buchet/Chastel, 2001, p. 299.</p> </blockquote> <p class="rtejustify"> </p> <p class="rtejustify">S’il y a bien une notion qui caractérise le monde contemporain, c’est celle de l’accélération. Depuis le développement des chemins de fer au XIX<sup>e</sup> siècle à la prouesse du fameux Concorde à la fin du XX<sup>e</sup> siècle, la vitesse de déplacement est depuis longtemps un enjeu essentiel des innovations techniques. Dans les années 1990, Marc Augé souligne l’extrême célérité des transformations du monde contemporain et lui donne le nom de<em> surmodernité</em><a class="see-footnote" id="footnoteref1_zb9gojp" title="Marc Augé, Non-lieux&amp;nbsp;: introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992." href="#footnote1_zb9gojp">1</a><br /> . Il ajoute que la surabondance – événementielle, spatiale et matérielle – donne la sensation d’une accélération de l’histoire. Plus de vingt ans après, la mondialisation s’est encore intensifiée à tel point que Michel Lussault appelle de nouvelles notions – globalisation, hyperspatialité, surcumul<a class="see-footnote" id="footnoteref2_xjqfyyo" title="Michel Lussault, Hyper-lieux&amp;nbsp;: les nouvelles géographies politiques de la mondialisation, Paris, Seuil, 2017." href="#footnote2_xjqfyyo">2</a><br />  – pour réactualiser les propos de Marc Augé et renouveler une réflexion sur l’accélération du monde.</p> <p class="rtejustify">Mais la vitesse et l’accélération sont avant tout des procédés, des pratiques. Par leur place prépondérante dans les sociétés modernes, ces deux notions ont inspiré des pratiques artistiques, des poétiques et des esthétiques nouvelles. William Turner, avec<em> Pluie, vapeur et vitesse</em> (1844), s’approprie les thèmes nouveaux de l’industrie pour créer un ensemble où les formes et les couleurs perdent leurs contours et font voir la vie à grande vitesse. Période d'accélérations démographiques, économiques et industrielles, le XIX<sup>e</sup> siècle imprime au monde occidental un rythme plus soutenu où les distances se réduisent et les attentes s'amenuisent. La massification de la presse quotidienne bouleverse les poétiques d’écriture. Le format du feuilleton, alors très populaire, entraîne les auteurs, par sa forme et sa publication régulière, vers davantage de concision et de découpage dans leurs récits<a class="see-footnote" id="footnoteref3_jij105k" title="Voir à ce sujet&amp;nbsp;: Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion, 2003&amp;nbsp;; Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétique journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll.&amp;nbsp;«&amp;nbsp;Poétique&amp;nbsp;», 2007&amp;nbsp;; Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011." href="#footnote3_jij105k">3</a><br /> . Dans le même temps, l’intensification des publications romanesques conduit à des pratiques de rédaction et de lecture compulsives et boulimiques. La célérité gagne cette « littérature de consommation et de consumation », selon les mots de Jean-Claude Vareille, pour qui le roman populaire est une « littérature qui brûle la chandelle par les deux bouts », une « littérature de la vitesse (d’écriture et de lecture)<a class="see-footnote" id="footnoteref4_ma8mtt7" title="Jean-Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques, Limoges / Québec, PULIM / Nuit Blanche, coll.&amp;nbsp;« Littératures en marge », 1994, p.&amp;nbsp;182." href="#footnote4_ma8mtt7">4</a><br />  ».</p> <p class="rtejustify">Mais plutôt que de subir ces conditions de production et de consommation, les artistes s'en saisissent pour développer de nouveaux rapports aux œuvres. La syntaxe emboutie du poète et performeur contemporain Jérôme Game, proposant une forme de poésie aéroportuaire, imprime, de syncopes en syncopes, le rythme effréné de la pensée et du cumul d’informations de l’homme moderne au cœur de l’écriture poétique. À la manière de Turner, le poète abolit les frontières des mots et des sons pour saisir la vitesse dans son évanescence. Le temps de lire, de voir est ainsi questionné jusque dans le processus de création des œuvres. La vitesse peut ainsi devenir le cœur d’une esthétique, voire d’un mouvement artistique, comme c’est le cas pour le futurisme. Marinetti déclarait en effet en une du <em>Figaro</em> en 1909 : « Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse<a class="see-footnote" id="footnoteref5_mf2zogk" title="Marinetti, « Manifeste du futurisme », Le Figaro, 20 février 1909." href="#footnote5_mf2zogk">5</a><br /> […] ». </p> <p class="rtejustify">À quelles reconfigurations l’inscription de l’accélération dans les œuvres mène-t-elle ? Simples procédés ponctuels ou éléments centraux d’une poétique, la vitesse et l’accéléré sont au cœur d’une réflexion artistique particulièrement féconde que ce numéro se propose  de mettre en perspective. Qu'elles soient à même de déformer les coordonnées spatio-temporelles, de susciter la fascination et le désarroi à travers de nouveaux imaginaires ou d'ouvrir la voie à d'autres manières d'être au monde, ces notions – subies, interrogées ou recherchées et intégrées – reconfigurent notre rapport au réel autant qu'aux œuvres.</p> <p class="rtejustify"><strong>Distorsion du réel et dérèglement des échelles</strong></p> <p class="rtejustify">La conquête du temps et de l’espace par les transports n’est pas sans lien avec le développement des outils de communication et d’information. Les tirages massifs de la presse papier dès le XIX<sup>e</sup>, l’apparition du téléphone, l’arrivée de la radio, la démocratisation d’internet, la multiplication des supports du journalisme… les deux derniers siècles sont riches d’exemples pour nourrir une rétrospective sur l’accélération des échanges. La planète semble aujourd’hui se rétrécir sous le ballet incessant des déplacements de marchandises venues des quatre coins du globe. Il n’est plus un recoin qui ne soit hyper-connecté si bien qu’il est possible aujourd’hui d’annihiler le moindre temps mort en rentabilisant chaque minute. En tout lieu et à toute heure, la vitesse de notre société se traduit par la généralisation de l’instantané ; nous pouvons contacter quelqu’un à des milliers de kilomètres, suivre en direct un événement lointain, transférer en quelques secondes des documents ou de l’argent à l’étranger… et nous sommes des millions en même temps à faire l’expérience troublante de cette illusion d’ubiquité<a class="see-footnote" id="footnoteref6_oewy6rw" title="Voir à ce sujet Paul Virilio, La Vitesse de libération, Paris, Galilée, coll.&amp;nbsp;«&amp;nbsp;L'espace critique&amp;nbsp;», 1995, «&amp;nbsp;À l'urbanisation de l'espace réel succède alors cette urbanisation du temps réel qui est, finalement, celle du corps propre du citadin, citoyen terminal bientôt suréquipé de prothèses interactives [...]&amp;nbsp;», p.&amp;nbsp;33." href="#footnote6_oewy6rw">6</a><br /> . Compression des distances, instantanéité, la distorsion du réel produite par la vitesse fascine et interroge les artistes. Alexandre Melay montre ainsi dans le premier article<a class="see-footnote" id="footnoteref7_5tx3lc6" title="Voir dans ce numéro l’article d’Alexandre Melay, «&amp;nbsp;Le vertige de l’accélération de la réalité mondialisée chez Andreas Gursky&amp;nbsp;»." href="#footnote7_5tx3lc6">7</a><br /> de ce numéro comment Andreas Gursky rend compte de l’éclatement du monde contemporain en manipulant ses photographies numériques : les lieux du capitalisme subissent de troublants dérèglements d’échelle pour apparaître comme des hyperlieux fourmillants, infinis ou fractals. En revanche, dans le conte fantastique de Bénédict-Henry Révoil, « L’Île des brouillards », que Manuela Mohr se propose d’analyser<a class="see-footnote" id="footnoteref8_mqzwded" title="Voir dans ce numéro l’article de Manuela Mohr&amp;nbsp;: «&amp;nbsp;Quand une nuit compte cent ans&amp;nbsp;: la vitesse du temps qui passe&amp;nbsp;»." href="#footnote8_mqzwded">8</a><br /> , la perturbation d’échelle n’est plus spatiale mais temporelle. Publié en 1865 dans <em>Le Siècle illustré</em>, à un moment où l’essor de la presse bouleverse le rapport au présent, le feuilleton distord habilement le temps pour penser l’ébranlement des consciences face au rythme effréné des avancées technologiques.</p> <p class="rtejustify"><strong>Imaginaires de la vitesse  </strong></p> <p class="rtejustify">Il serait naïf de penser que la vitesse et l’accélération ne seraient apparues dans les œuvres qu’à partir des révolutions industrielles. Bien avant les siècles dits de la modernité, l’homme a inventé des figures, des héros capables de vitesse, il suffit de penser au cheval de Ramsès II lancé au galop dans les représentations de la bataille de Qadesh des temples égyptiens. Objet fantasmagorique de puissance, la vitesse est d’abord une performance intrinsèquement liée à l’idée de progrès. La surprise d’un Nerval dans son poème « Le Réveil en voiture » face à ce paysage nouveau qui défile sous ses yeux a nourri la part de fascination des hommes pour la célérité. Entre rêve et réalité, magnétique et ensorcelante, la vitesse devient un idéal qu’il s’agit de pouvoir décrire et représenter. Elle fait surgir des mondes et développe tout un imaginaire qui lui est propre. Les accélérations technologiques et médiatiques des deux derniers siècles ne manquent pas d’influencer la création artistique. Le théâtre et les arts de la scène ont pu rendre compte d’une sensibilité accrue aux phénomènes d’accélération. C’est à ce constat que se rend Elena Mazzoleni dans son étude comparée<a class="see-footnote" id="footnoteref9_zbrhf50" title="Voir dans ce numéro l’article d’Elena Mazzoleni&amp;nbsp;: «&amp;nbsp;Dramaturgies de la vitesse&amp;nbsp;: des gestes fugitifs d’Yvette Guilbert aux pantomimes convulsives des Hanlon-Lees&amp;nbsp;»." href="#footnote9_zbrhf50">9</a><br /> des numéros de quelques artistes à la charnière des XIX<sup>e</sup> et XX<sup>e</sup> siècles dans un moment de frénésie technologique. Du jeu fuyant d’Yvette Guilbert aux pantomimes convulsives des frères Hanlon-Lees en passant par les ondulations frénétiques et hypnotiques de Loïe Fuller, les spectacles de variété de cette époque témoignent du trouble et de la séduction de toute une société pour le mouvement. Mais comment différencier l’expérience subjective de la vitesse d’une accélération effective des cadences ? La pièce <em>1993</em> qu’analyse Narimane Le Roux Dupeyron<a class="see-footnote" id="footnoteref10_09lz150" title="Voir dans ce numéro l’article de Narimane Le Roux Dupeyron&amp;nbsp;: «&amp;nbsp;Imaginaire de l’accélération dans 1993 mis en scène par Julien Gosselin&amp;nbsp;»." href="#footnote10_09lz150">10</a><br /> explore la confusion de ces sensations. Le metteur en scène Julien Gosselin développe par la scénographie et le jeu des acteurs un dispositif immersif où la perte de sens et de repère ne se veut que l’écho d’une société atomisée par l’injonction à la rapidité.</p> <p class="rtejustify"><strong>Réapprivoiser la vitesse </strong></p> <p class="rtejustify">Mais la vitesse n’est pas seulement celle qu’on déplore. Son dérèglement peut produire un nouvel ordre. Certains ont choisi, plutôt que de mettre à distance cette accélération, de l’apprivoiser et de « faire avec ». L’esthétique explorée par Nathalie Provenzano<a class="see-footnote" id="footnoteref11_xi3dbw0" title="Voir dans ce numéro l’article de Nathalie Provenzano&amp;nbsp;: «&amp;nbsp;11-11&amp;nbsp;: Memories Retold&amp;nbsp;: l’art de la célérité en jeu vidéo&amp;nbsp;»." href="#footnote11_xi3dbw0">11</a><br /> du jeu vidéo <em>11-11 : Memories Retold</em> proche de l’art impressionniste et à contre-courant de l’esthétique hyper-réaliste des jeux vidéo actuels, est un exemple des alternatives possibles à l’accélération du temps de production. Yoan Fanise réapprivoise le temps de création par une esthétique qui brise les codes de la performance visuelle et amène le jeu au statut d’œuvre. Ce pas de côté qui exclut un rapport manichéen de fascination ou de dénonciation propose l’intégration de la vitesse non seulement dans une esthétique mais aussi dans une éthique. Comprendre la vitesse, c’est peut-être repenser une manière d’être au monde. Au-delà d’une vision binaire du temps, la poésie de Jacques Réda pose le rythme comme souffle premier de l’écriture et conçoit ainsi la vitesse en dehors de toute mise à distance. Il en fait une expérience sensible que Marie Joqueviel-Bourjea recueille dans son article « Cet antique vertige<a class="see-footnote" id="footnoteref12_i4yhi2c" title="Voir dans ce numéro l’article de Jocqueviel-Bourjea&amp;nbsp;: «&amp;nbsp;“Cet antique vertige” (avec Jacques Réda)&amp;nbsp;»." href="#footnote12_i4yhi2c">12</a><br />  ». Parce qu’il est possible de sentir la vitesse sur un cyclomoteur beaucoup mieux que dans l’espace confiné et pressurisé du Concorde, la célérité est d’abord un vertige qui, dans toute sa relativité, aménage notre rapport au réel. La vitesse est belle, disait Marinetti, et s’en saisir permet de penser non plus la société mais bien l’homme à toutes ses allures.</p> <p class="rtejustify"><strong><em>Work in progress</em></strong></p> <p class="rtejustify">Comme chaque année, la dernière partie du numéro est consacrée aux actes de la journée d’études <em>Work in progress</em> organisée par les représentants des doctorants du RIRRA 21. Les trois contributions de ce numéro sont issues de la dixième édition de cette journée qui s’est tenue le 11 avril 2018 à Montpellier. </p> <p class="rtejustify">Sara Maddalena propose de montrer en quoi la mise en scène de <em>Richard III</em> par Georges Lavaudant au Festival d’Avignon en 1984 peut être apparentée au maniérisme en déclinant les choix esthétiques liés aux effets scénographiques comme au jeu très particulier de l’acteur Ariel Garcia-Valdès.</p> <p class="rtejustify">Adrien Valgalier s’interroge sur les modalités de la reconstitution historique dans le cadre spécifique du cinéma comique en étudiant <em>La Carapate</em> de Gérard Oury, sorti en 1978. En se dégageant de toute ambition documentaire, ce film, qui reprend à son compte les événements de Mai 68, met en exergue le rapport d’une société avec son histoire.</p> <p class="rtejustify">Violaine François souligne l’importance des pratiques orales dans le champ littéraire du XIX<sup>e</sup> siècle par la cartographie parisienne des principaux lieux de parole des écrivains : ces scènes littéraires, allant de l’ambiance feutrée des salons privés au brouhaha des cafés artistiques, permettent de repenser le statut de l’écrivain au XIX<sup>e</sup> siècle. </p> <div> </div> <ul class="footnotes"><li class="footnote" id="footnote1_zb9gojp"><a class="footnote-label" href="#footnoteref1_zb9gojp">1</a>Marc Augé, <em>Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité</em>, Paris, Seuil, 1992.</li> <li class="footnote" id="footnote2_xjqfyyo"><a class="footnote-label" href="#footnoteref2_xjqfyyo">2</a>Michel Lussault, <em>Hyper-lieux : les nouvelles géographies politiques de la mondialisation</em>, Paris, Seuil, 2017.</li> <li class="footnote" id="footnote3_jij105k"><a class="footnote-label" href="#footnoteref3_jij105k">3</a>Voir à ce sujet : Marie-Ève Thérenty, <em>Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836)</em>, Paris, Honoré Champion, 2003 ; Marie-Ève Thérenty, <em>La Littérature au quotidien. Poétique journalistiques au XIX<sup>e</sup> siècle</em>, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007 ; Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant (dir.), <em>La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIX<sup>e</sup> siècle</em>, Paris, Nouveau Monde, 2011.</li> <li class="footnote" id="footnote4_ma8mtt7"><a class="footnote-label" href="#footnoteref4_ma8mtt7">4</a>Jean-Claude Vareille, <em>Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques</em>, Limoges / Québec, PULIM / Nuit Blanche, coll. « Littératures en marge », 1994, p. 182.</li> <li class="footnote" id="footnote5_mf2zogk"><a class="footnote-label" href="#footnoteref5_mf2zogk">5</a>Marinetti, « Manifeste du futurisme », <em>Le Figaro</em>, 20 février 1909.</li> <li class="footnote" id="footnote6_oewy6rw"><a class="footnote-label" href="#footnoteref6_oewy6rw">6</a>Voir à ce sujet Paul Virilio,<em> La Vitesse de libération</em>, Paris, Galilée, coll. « L'espace critique », 1995, « À l'urbanisation de l'espace réel succède alors cette urbanisation du temps réel qui est, finalement, celle du corps propre du citadin, citoyen terminal bientôt suréquipé de prothèses interactives [...] », p. 33.</li> <li class="footnote" id="footnote7_5tx3lc6"><a class="footnote-label" href="#footnoteref7_5tx3lc6">7</a>Voir dans ce numéro l’article d’Alexandre Melay, « Le vertige de l’accélération de la réalité mondialisée chez Andreas Gursky ».</li> <li class="footnote" id="footnote8_mqzwded"><a class="footnote-label" href="#footnoteref8_mqzwded">8</a>Voir dans ce numéro l’article de Manuela Mohr : « Quand une nuit compte cent ans : la vitesse du temps qui passe ».</li> <li class="footnote" id="footnote9_zbrhf50"><a class="footnote-label" href="#footnoteref9_zbrhf50">9</a>Voir dans ce numéro l’article d’Elena Mazzoleni : « Dramaturgies de la vitesse : des gestes fugitifs d’Yvette Guilbert aux pantomimes convulsives des Hanlon-Lees ».</li> <li class="footnote" id="footnote10_09lz150"><a class="footnote-label" href="#footnoteref10_09lz150">10</a>Voir dans ce numéro l’article de Narimane Le Roux Dupeyron : « Imaginaire de l’accélération dans 1993 mis en scène par Julien Gosselin ».</li> <li class="footnote" id="footnote11_xi3dbw0"><a class="footnote-label" href="#footnoteref11_xi3dbw0">11</a>Voir dans ce numéro l’article de Nathalie Provenzano : « 11-11 : Memories Retold : l’art de la célérité en jeu vidéo ».</li> <li class="footnote" id="footnote12_i4yhi2c"><a class="footnote-label" href="#footnoteref12_i4yhi2c">12</a>Voir dans ce numéro l’article de Jocqueviel-Bourjea : « “Cet antique vertige” (avec Jacques Réda) ».</li> </ul></div> <section> </section> Sat, 01 Feb 2020 09:38:27 +0000 Nicolas Bianchi 199 at https://alepreuve.org https://alepreuve.org/content/acceleration-et-vitesse-de-la-celerite-dans-les-arts#comments Habiter https://alepreuve.org/content/habiter <span>Habiter</span> <div class="field field--name-field-auteur field--type-entity-reference field--label-hidden field--items"> <div class="field--item"><a href="/auteur/violaine-fran%C3%A7ois" hreflang="fr">Violaine François</a></div> </div> <span><span lang="" about="/users/violaine-sauty" typeof="schema:Person" property="schema:name" datatype="">Violaine Sauty</span></span> <span>lun 18/02/2019 - 19:29</span> <div class="field field--name-body field--type-text-with-summary field--label-hidden field--item"><p class="rteright rteindent4"><span style="color:#000000;"><em>« Je n’habitais plus rien. Habiter n’est pas vivre : il y a des logements pour ça. Habiter, c’est trouver, dans l’espace, une zone de coïncidence avec son périmètre mental. Un lieu de commerce avec l’étendue, un point de relâche des lois de la géographie. Habiter, c’est entrer dans sa tête comme on pousse la grille d’un parc et découvrir, sous une végétation chahutée par des animaux en maraude, ses propres pensées statufiées, ses phrases gravées, au canif, dans le bois des bancs et ses souvenirs nageant, taches floues, sous la surface des étangs. C’est être étranger à soi-même, renoncer à l’intériorité, s’ouvrir au flux. Habiter est un travail, et je peinais sur l’ouvrage. »</em></span></p> <p class="rteright rteindent4"><span style="color:#000000;">Philippe Vasset, <em>Une Vie en l’air</em>, Paris, Fayard, 2018, p. 138<em> </em></span></p> <p> </p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Dans son dernier livre, <em>Une Vie en l’air</em>, Philippe Vasset décrit sa fascination pour un étrange monument à l’abandon : un monorail à dix mètres au-dessus du sol qui traverse la Beauce, vestige de la rampe d’essai d’un aérotrain dont le projet fut abandonné dans les années 1970. Ainsi perchée sur cette terrasse de béton, l’œuvre s’équilibre de deux dynamiques complémentaires : l’écrivain relate comment le <em>leitmotiv</em> de l’aérotrain habite son imagination depuis l’enfance jusqu’à l’obsession, et en contrepoint il retrace ses tentatives pour habiter à son tour cet espace, en vain. Philippe Vasset expérimente ainsi l’idée d’une dépendance réciproque entre l’habiter et l’individu. Le <em>Dasein</em> d’Heidegger ne disait pas autre chose : habiter est le principe même de notre existence, être jeté au monde tout autant que le monde est jeté en nous.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Concept flottant, le mot « habiter » ne se laisse pas définir facilement. « L’habiter » est aussi bien le principe organisateur de l’espace dans les théories des urbanistes que le point de départ de nombreuses réflexions philosophiques</span>. <span style="color:#000000;">Sa dimension anthropologique lui donne une portée à la fois sociologique et politique.<i> </i>Il est ainsi significatif que le verbe « habiter » soit étymologiquement lié aux notions d’appartenance et de répétition</span><a class="see-footnote" id="footnoteref1_96uyd34" title="Le verbe «&amp;nbsp;habiter&amp;nbsp;» est emprunté au latin habitare, fréquentatif de habere, dont le premier sens est «&amp;nbsp;avoir souvent&amp;nbsp;» et qui signifie également «&amp;nbsp;demeurer&amp;nbsp;». Son dérivé habitudino donne en français «&amp;nbsp;habitude&amp;nbsp;»." href="#footnote1_96uyd34">1</a><br /><span style="color:#000000;"> : il suppose d’abord la possession, au moins symbolique, d’un lieu et sa fréquentation récurrente. Point de départ du quotidien, l’habiter est alors ce qui imprime les <em>habitus</em> en chacun de nous ; nos manières d’être, de sentir et de penser en fonction de nos conditions matérielles d’existence.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Si l’habiter est généralement considéré comme l’une des notions classiques du vocabulaire scientifique des géographes, des architectes et des anthropologues, il se raconte aussi à travers les arts comme il influence les arts eux-mêmes. Le présent numéro de la revue <em>À l’épreuve</em> souhaite interroger les nombreuses facettes de cette notion de l’habiter qui irrigue aussi bien les sciences humaines que les arts depuis l’Antiquité. Philippe Vasset a su montrer avec poésie comment les lieux nous habitent autant que nous les habitons. Dans son sillage, nous souhaiterions que ce numéro mette au jour cette dualité de l’habiter dans la création. D’une part, nous proposons de concevoir l’habiter comme une thématique et d’interroger la manière dont les Arts traitent ce concept et le représentent. D’autre part, le processus de création lui-même est lié, voire conditionné par le lieu qu’habite l’artiste, aussi l’habiter peut-il être envisagé comme un élément participant à l’élaboration d’une œuvre, d’un style, d’un art.</span></p> <p><span style="color:#000000;"><strong>Raconter l’habiter</strong></span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Chaque lieu habité est une histoire nouvelle. Une histoire intime d’abord ; les objets, les noms de rue, les photographies, les souvenirs cimentent le rapport étroit de l’individu à son lieu de vie. Mais cette histoire est aussi sociale, voire politique. Sentiment d’appartenance et construction identitaire forment la trame de ce récit, parfois polémique, de l’habiter. Rendre compte de la manière dont on investit un lieu, ce qu’il raconte de nous autant que ce que nous racontons de lui est une entreprise aussi complexe que révélatrice de l’identité tant individuelle que sociale de l’individu. L’aventure du quotidien, la recherche des limites de cet espace habité, l’interrogation de ce sentiment d’appartenance sont autant d’enjeux dont se saisissent écrivains, photographes, cinéastes, ou artistes.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Si l’habiter est le point de départ de tout quotidien, il est aussi indéterminé que lui et se dérobe à l’objectivation. La récurrence de l’habiter, sa banalité et son insignifiance ne se prêtent pas facilement à la mise en récit, ni à la représentation. Comment relater sans artificialité ce qui fait la douceur ou l’ennui d’une habitation retirée ? Le travail d’Hervé Guibert, écrivain et photographe, invite le lecteur-spectateur à entrer chez lui et offre un bel exemple de cette représentation de l’habiter. Dans son article</span><a class="see-footnote" id="footnoteref2_4yoadwk" title="Voir dans ce numéro l’article de Chiara Marotta, «&amp;nbsp;Chez-moi sacré, chez-moi fétiche&amp;nbsp;: les espaces fantasmés d’Hervé Guibert&amp;nbsp;»." href="#footnote2_4yoadwk">2</a><br /><span style="color:#000000;">, Chiara Marotta explore le monde de l’artiste qui s’approprie les espaces habités par les œuvres qu’il en tire. À travers ses objets, ses lieux de vie, l’artiste nous ouvre la porte de son intimité. L’inaperçu, l’infra-ordinaire, la description du proche non seulement peuvent être saisis mais encore partagés et offerts à une nouvelle appropriation. Finalement, les lieux intimes d’Hervé Guibert deviennent familiers à ses lecteurs-spectateurs qui habitent, à leur manière, l’espace de l’artiste pour une co-habitation d’un nouveau genre. Mais la co-habitation ne va pas toujours de soi. Raconter l’habiter, dans sa quotidienneté, c’est aussi montrer les enjeux d’un espace partagé par plusieurs individus. Alice de Charentenay</span><a class="see-footnote" id="footnoteref3_qfxa4zu" title="Voir dans ce numéro l’article d’Alice de Charentenay, «&amp;nbsp;Servir et cohabiter : les domestiques, de la maison aristocratique à l’appartement haussmanien&amp;nbsp;»." href="#footnote3_qfxa4zu">3</a><br /><span style="color:#000000;">, en analysant le rapport synecdotique entre le foyer le monde social dans les romans du XIX<sup>e</sup> siècle mettant en scène les relations de maîtres à servants, lève le voile sur la complexité d’habiter selon son appartenance sociale ou son sexe. À travers les romans de Lamartine, Flaubert, Huysmans, Mirbeau ou encore des Goncourt, la figure de la servante, tantôt positive, tantôt parasitaire, devient le symbole de l’évolution du rapport à l’habitat du modèle aristocratique au modèle bourgeois. Raconter l’habiter, pour ces auteurs, c’est mettre au jour tout ce que la sphère de l’intime peut dire de l’organisation sociale et politique d’une société. Les frontières sociales ne sont d’ailleurs pas les seules à changer notre rapport à l’habiter. Habiter un lieu, c’est poser d’une manière implicite notre appartenance à ce lieu. Or qu’en est-il quand celui-ci est éclaté ? Alvaro Luna</span><a class="see-footnote" id="footnoteref4_fy2dbij" title="Voir dans ce numéro l’article d’Alvaro Luna, «&amp;nbsp;Décoloniser l’habiter : pour une approche transnationale de l’habiter dans Caramelo de Sandra Cisneros&amp;nbsp;»." href="#footnote4_fy2dbij">4</a><br /><span style="color:#000000;"> propose de recoller les morceaux de l’habiter décrit par Sandra Cisneros, romancière mexico-américaine et auteure de <em>Caramelo</em> qui pose la question d’un habiter transnational. À l’image d’un rapport paisible et idéal à l’habiter selon Gaston Bachelard</span><a class="see-footnote" id="footnoteref5_6rhaqgc" title="Voir la définition de la maison selon Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace, Paris, Presses Universitaires de France, 1958." href="#footnote5_6rhaqgc">5</a><br /><span style="color:#000000;">, Sandra Cisneros oppose celle d’un habiter conflictuel et dispersé. L’immigré n’habite pas un seul lieu, il l’étend à d’autres espaces, qu’ils soient géographiques ou symboliques. Raconter l’habiter devient alors une recherche identitaire, un récit d’équilibriste pour tenter d’apprivoiser un espace qui dépasse les frontières géographiques et culturelles.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Cependant, tous les espaces peuvent-ils être apprivoisés, ou réapprivoisés ? Raconter l’habiter, c’est aussi fatalement, raconter l’inhabitable. Comment habiter un lieu à l’abandon, délaissé, hanté par son essor passé ? Les habitants de Détroit tentent de trouver des réponses que la caméra de Jim Jarmusch ou la plume de Tanguy Viel enregistrent. Anne-Isabelle François</span><a class="see-footnote" id="footnoteref6_jspkkik" title="Voir dans ce numéro l’article d’Anne-Isabelle François, «&amp;nbsp;Habiter la ville fantôme. Hantise, ruines et imaginaire&amp;nbsp;»." href="#footnote6_jspkkik">6</a><br /><span style="color:#000000;">, en rapprochant ces deux artistes, questionne un habiter fantomatique. La ville de Détroit semble finalement habitée davantage par l’imaginaire, par le souvenir que par un principe de résidence. L’auteure fait ainsi apparaître la part de hantise que comporte le terme habiter. Par cet exemple, c’est toute notre conception moderne de l’habiter dans les espaces urbains qui est interrogée. Les déserts humains, les espaces vides, ou plutôt vidés, sont aussi ruraux. L’expédition</span><a class="see-footnote" id="footnoteref7_n9sp7ib" title="Voir dans ce numéro l’article d’Anaïs Boudot, Marine Delouvrier, Hervé Sioux, «&amp;nbsp;Approcher l'Espagne déshabitée&amp;nbsp;: retours d'expérience. Photographier, dessiner et écrire sur un habiter particulier&amp;nbsp;»." href="#footnote7_n9sp7ib">7</a><br /><span style="color:#000000;"> d’Anaïs Boudot, photographe, Marine Delouvrier, architecte et illustratrice, et Hervé Siou, doctorant en histoire, résumée dans ce numéro, a eu pour vocation de donner à voir l’Espagne des campagnes comme une Espagne <em>déshabitée</em>. Les déplacements des populations vers les villes ont transformé en profondeur le visage de ces espaces autrefois habités. La présence passée a laissé des traces dans le paysage, traces qu’il faut se réapproprier. Mais cet espace <em>a priori</em> vide, semble représenter un habiter marginal en pleine mutation qu’il s’agit de saisir au vol. À l’inverse, la surpopulation des ensembles urbains peut de même rendre l’acte d’habiter difficile. Comment se réapproprier un espace tout à la fois dense et cloisonné ? C’est la question que pose Claire Allouche</span><a class="see-footnote" id="footnoteref8_s91y0zo" title="Voir dans ce numéro l’article de Claire Allouche, «&amp;nbsp;Recife filmée (2011-2016) : de l’occupation urbaine à une possible habitabilité&amp;nbsp;»." href="#footnote8_s91y0zo">8</a><br /><span style="color:#000000;"> à travers l’exemple de la ville de Recife, située dans la région la plus pauvre du Brésil. Comment habiter une cité qui semble opposer deux modes de vie : la verticalité des tours sécurisées des beaux quartiers et l’horizontalité des <em>favelas</em>. Par l’analyse de cinq courts métrages, Claire Allouche étudie la capacité des recifenses à <em>ré-habiter</em> l’espace urbain. Les cinéastes cherchent à capter voire à inventer et créer une vie de quartier pour réussir cette réappropriation de l’espace.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">La fragilité de l’habiter fait la richesse de ses récits. Bien que fragile, mouvant et multiple, l’habiter est un prisme au travers duquel se lit l’histoire intime et sociale d’un individu, d’une ville, d’un pays, d’un monde. C’est parce que la notion d’habiter touche à toutes les échelles de nos sociétés que s’en saisir est un enjeu artistique, éthique et politique majeur. L’habiter ne se raconte pas seulement, il se crée.</span></p> <p><span style="color:#000000;"><strong>L’habiter et la création</strong></span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Par-delà la description d'un lieu envisagé depuis un itinéraire personnel ou historique, l'habiter peut nourrir la méditation de l'artiste. Réfléchir en amont sur la place de l'œuvre, envisager l'étendue de ses interactions et de ses conséquences avec un environnement particulier témoigne d'une préoccupation écologique dans la création. Dans un même mouvement, <em>faire œuvre</em> s'associe nécessairement avec l'idée de <em>faire monde</em>. L'artiste pose la question de son intégration dans un milieu et tente, plutôt que d'imposer sa présence dans un espace, de s'y imbriquer, de s'y fondre et d'épouser les contours d'un nouvel habitat. Replacer l'habiter dans une perspective créationnelle invite également à interroger les conditions et paramètres qui favorisent la production d'une œuvre. À quoi ressemblerait un habiter parfait ? Comment le concevoir pour mieux l'occuper par la création ? La possibilité de cette utopie convie à penser non plus espace et invention dans un simple rapport de continuité mais en synergie.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">La notion d'habiter se voit reconfigurée par la pression de certaines problématiques contemporaines qui conduisent à remodeler notre rapport aux espaces. Quelles stratégies et réflexes mettre en place pour s'adapter à des données inédites ? Dans quel sens orienter sa pratique pour trouver une nouvelle façon d'habiter un lieu modifié ? Face aux nombreux défis climatiques, la plasticienne et vidéaste Ana Mendieta affiche dans son travail un réel souci des traces laissées par son corps. Maïlys Girodon</span><a class="see-footnote" id="footnoteref9_tl8da17" title="Voir dans ce numéro l'article de Maïlys Girodon, «&amp;nbsp;Habiter le monde à travers l'écogynie&amp;nbsp;»." href="#footnote9_tl8da17">9</a><br /><span style="color:#000000;"> interroge le travail de cette artiste au prisme de la notion d'<em>écogynie</em>, néologisme forgé par l'auteure à partir de la thèse formulée par l'activiste indienne Vandana Shiva et la sociologue allemande Maria Mies dans leur ouvrage <em>Ecoféminisme</em> (1993). Établissant une parenté entre l'exploitation de la nature et les violences faites aux femmes, ce terme soutient une réflexion approfondie sur le concept de trace. Le processus de création est ici doublé d'une réflexion critique et éthique sur nos manières d'habiter le monde. Sur des terrains tout aussi actuels, l'article d'Emmanuelle Pelard</span><a class="see-footnote" id="footnoteref10_urbsgfc" title="Voir dans ce numéro l'article d'Emmanuelle Pelard, «&amp;nbsp;Habiter l’espace numérique “en lisant, en écrivant”&amp;nbsp;: faire œuvre à travers les pratiques littéraires en réseau&amp;nbsp;»." href="#footnote10_urbsgfc">10</a><br /><span style="color:#000000;"> constate le bouleversement des modalités de la création en littérature par l'émergence, le développement et l'expansion des pratiques numériques. Devant ces nouvelles configurations, le paradigme de l'auctorialité au singulier laisse place à la constitution de communautés créatives. La communauté en ligne habite l’œuvre, l'investit et la réinvestit constamment selon les interactions avec cette dernière. Cette redéfinition du statut de l'auteur, de l’œuvre et du lecteur ouvre le champ à des territoires de création à habiter en réseau.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Si l'on peut créer pour habiter, la proposition inverse fonctionne tout autant. Le lieu, par ses caractéristiques propres et sa situation singulière, peut stimuler la création et, en l'investissant pleinement, l'artiste peut en dégager un bénéfice d'invention non négligeable. C'est à la quête de cet espace idéal que se lance Gaston Bachelard lorsqu'il fournit à son ami graveur Albert Flocon des indications pour dessiner la maison de ses rêves. Par l'agencement savamment orchestré des pièces entre elles, cette habitation favoriserait l'étude et le travail intellectuel. Marguerite de Witte</span><a class="see-footnote" id="footnoteref11_z8ug4h8" title="Voir l'article de Marguerite de Witte, «&amp;nbsp;Enquête autour d’une déception&amp;nbsp;: la maison rêvée de Gaston Bachelard&amp;nbsp;»." href="#footnote11_z8ug4h8">11</a><br /><span style="color:#000000;"> revient sur cet épisode peu connu de la vie du penseur en rattachant cette recherche aussi concrète que rêveuse au processus d'écriture philosophique de Bachelard, revitalisant par là-même le concept de « maison onirique ». Dans une perspective plus polémique et politique, les habitants de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes placent la question de l'habiter au cœur de leur production littéraire et de leur situation militante. « Nous habitons ici et ça n'est pas peu dire</span><a class="see-footnote" id="footnoteref12_tzcc63u" title="«&amp;nbsp;Aux révolté-e-s de Notre-Dame-des-Landes&amp;nbsp;», Zadnadir, jeudi 30 août 2012, [En ligne]. https://zad.nadir.org/spip.php?article320." href="#footnote12_tzcc63u">12</a><br /><span style="color:#000000;"><sup> </sup>» déclare en 2012 un collectif d’« habitants qui résistent ». La pratique de la littérature s'inscrit dans une dimension résidentielle. Dans son article</span><a class="see-footnote" id="footnoteref13_k2289la" title="Voir l'article de Mathilde Roussigné, «&amp;nbsp;La littérature à l'épreuve du terrain&amp;nbsp;: écrire pour habiter la zad de Notre-Dame-des-Landes&amp;nbsp;»." href="#footnote13_k2289la">13</a><br /><span style="color:#000000;"> analysant les formes d'écriture de la ZAD, Mathilde Roussigné resitue ce travail dans des traditions de pensée de l'habiter avant de l'envisager comme une action qui revêt une importance déterminante dans les manières de faire de la littérature (production, circulation, réception).</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">L’habiter ne va pas de soi. Il ne s’impose pas mais se construit patiemment dans l’attention portée au quotidien le plus prosaïque ou dans la confrontation à ce qui se dérobe à l’accueil. Il revitalise notre rapport au monde en interrogeant nos manières de nous y associer et s’affirme comme la porte d’entrée à l’épanouissement d’une pensée. Le présent numéro de la revue <em>À l’épreuve</em> souhaiterait interroger les nombreuses facettes de cette notion de l’habiter qui, loin de toute évidence, engage un travail, la recherche d’une parenté entre la géologie d’un espace et notre mode d’être.</span></p> <p><span style="color:#000000;"><strong><em>Work in progress</em></strong></span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Dans la dernière rubrique du numéro, sont publiées trois contributions de la journée d’étude <em>Work In Progress</em> organisée par les représentants des doctorants du RIRRA 21 le 19 avril 2017. Cet événement est chaque année l’occasion privilégiée pour les doctorants d’échanger à propos de leurs recherches devant un public composé de leurs pairs et des chercheurs du laboratoire.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Charlotte Biron nous propose une plongée dans le travail journalistique d’écrivains québécois. Elle réalise ainsi un survol des questionnements liés à la pratique du reportage entre 1870 et 1945 sur les territoires parfois hostiles de la Nouvelle-France.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Violaine Sauty entreprend une analyse sociopoétique comparative entre les deux œuvres que sont <em>D’Autres vies que la mienne</em> d’Emmanuel Carrère et <em>Laëtitia ou la fin des hommes</em> d’Ivan Jablonka. L’une et l’autre sont le récit d’une enquête menée par leur auteur, aussi l’étude de leur posture est révélatrice des lecteurs potentiels qu’ils imaginent avoir et permet d’interroger également leur pratique concrète du terrain.</span></p> <p class="rtejustify"><span style="color:#000000;">Nathalie Guimbretière revient sur des travaux réalisés dans le cadre de sa thèse sur le thème du geste en temps réel : deux productions plastiques, une performance et une installation. Elle souhaite ainsi mettre au jour les articulations artistiques entre l’humain, l’art, le jeu et les technologies numériques.</span></p> <ul class="footnotes"><li class="footnote" id="footnote1_96uyd34"><a class="footnote-label" href="#footnoteref1_96uyd34">1</a><span style="color:#000000;">Le verbe « habiter » est emprunté au latin <em>habitare</em>, fréquentatif de <em>habere</em>, dont le premier sens est « avoir souvent » et qui signifie également « demeurer ». Son dérivé <em>habitudino</em> donne en français « habitude ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote2_4yoadwk"><a class="footnote-label" href="#footnoteref2_4yoadwk">2</a><span style="color:#000000;">Voir dans ce numéro l’article de Chiara Marotta, « Chez-moi sacré, chez-moi fétiche : les espaces fantasmés d’Hervé Guibert ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote3_qfxa4zu"><a class="footnote-label" href="#footnoteref3_qfxa4zu">3</a><span style="color:#000000;">Voir dans ce numéro l’article d’Alice de Charentenay, « Servir et cohabiter : les domestiques, de la maison aristocratique à l’appartement haussmanien ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote4_fy2dbij"><a class="footnote-label" href="#footnoteref4_fy2dbij">4</a><span style="color:#000000;">Voir dans ce numéro l’article d’Alvaro Luna, « Décoloniser l’habiter : pour une approche transnationale de l’habiter dans <em>Caramelo</em> de Sandra Cisneros ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote5_6rhaqgc"><a class="footnote-label" href="#footnoteref5_6rhaqgc">5</a><span style="color:#000000;">Voir la définition de la maison selon Gaston Bachelard dans <em>La Poétique de l’espace, </em>Paris, Presses Universitaires de France, 1958.</span></li> <li class="footnote" id="footnote6_jspkkik"><a class="footnote-label" href="#footnoteref6_jspkkik">6</a><span style="color:#000000;">Voir dans ce numéro l’article d’Anne-Isabelle François, « Habiter la ville fantôme. Hantise, ruines et imaginaire ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote7_n9sp7ib"><a class="footnote-label" href="#footnoteref7_n9sp7ib">7</a><span style="color:#000000;">Voir dans ce numéro l’article d’Anaïs Boudot, Marine Delouvrier, Hervé Sioux, « Approcher l'Espagne déshabitée : retours d'expérience. Photographier, dessiner et écrire sur un habiter particulier ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote8_s91y0zo"><a class="footnote-label" href="#footnoteref8_s91y0zo">8</a>Voir dans ce numéro l’article de Claire Allouche, « Recife filmée (2011-2016) : de l’occupation urbaine à une possible habitabilité ».</li> <li class="footnote" id="footnote9_tl8da17"><a class="footnote-label" href="#footnoteref9_tl8da17">9</a><span style="color:#000000;">Voir dans ce numéro l'article de Maïlys Girodon, « Habiter le monde à travers l'écogynie ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote10_urbsgfc"><a class="footnote-label" href="#footnoteref10_urbsgfc">10</a><span style="color:#000000;">Voir dans ce numéro l'article d'Emmanuelle Pelard, « Habiter l’espace numérique “<em>en lisant,</em> <em>en écrivant</em>” : <em>faire œuvre</em> à travers les pratiques littéraires en réseau ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote11_z8ug4h8"><a class="footnote-label" href="#footnoteref11_z8ug4h8">11</a><span style="color:#000000;">Voir l'article de Marguerite de Witte, « Enquête autour d’une déception : la maison rêvée de Gaston Bachelard ».</span></li> <li class="footnote" id="footnote12_tzcc63u"><a class="footnote-label" href="#footnoteref12_tzcc63u">12</a><span style="color:#000000;">« Aux révolté-e-s de Notre-Dame-des-Landes », <em>Zadnadir</em>, jeudi 30 août 2012, [En ligne]. </span><a href="https://zad.nadir.org/spip.php?article320"><span style="color:#000000;">https://zad.nadir.org/spip.php?article320</span></a><span style="color:#000000;">.</span></li> <li class="footnote" id="footnote13_k2289la"><a class="footnote-label" href="#footnoteref13_k2289la">13</a><span style="color:#000000;">Voir l'article de Mathilde Roussigné, « La littérature à l'épreuve du terrain : écrire pour habiter la zad de Notre-Dame-des-Landes ».</span></li> </ul></div> <section> </section> Mon, 18 Feb 2019 18:29:13 +0000 Violaine Sauty 180 at https://alepreuve.org https://alepreuve.org/content/habiter#comments