Introduction

24/02/2021

« Généalogies imaginaires »

À l’épreuve n°7, 2021

 

     L’engouement pour la généalogie, non encore démenti depuis sa survenue dans les années 1980, traduit une fascination largement partagée pour le mystère des origines. À travers la recherche d’un lignage, la personne qui mène une enquête généalogique en amateur vise à inscrire son existence dans un continuum familial et mémoriel. Le lien recherché est tout à la fois biologique et social, intime et « extime1
». À l’échelle des groupes et des communautés, la pratique est universelle : chaque religion, chaque dynastie, commence par énoncer le nom des ancêtres et des patriarches qui l’ont fondée, en fusionnant au besoin les régimes du mythe, de l’histoire et de la légende. Ces questions ont déjà été abondamment étudiées par la psychologie, l’anthropologie ou encore l’histoire2
. On propose de les aborder du point de vue individuel ou collectif des écrivains et des artistes.
     Cette septième livraison de la revue interdisciplinaire À l’épreuve est l’occasion d’investiguer la construction et les usages des « généalogies imaginaires » dans les pratiques et les discours artistiques et littéraires. En accord avec l’esprit d’ouverture de la revue et la volonté d’accueillir des contributions variées en sciences humaines et sociales, aucune restriction de corpus liée à des critères historiques ou géographiques n’a été suggérée. La problématique du numéro suggère un cadrage plutôt sociologique  des travaux : là aussi, les auteur·e·s ont été libres de leurs choix théoriques.

     Les contributions réunies montrent bien que, pour les créateurs et créatrices, convoquer un imaginaire généalogique permet de construire une identité d’artiste, aussi bien sur le plan personnel que vis-à-vis de la tradition, de leurs pairs et du public. La famille ainsi imaginée – rêvée, revendiquée – recouvre une pluralité de statuts et de fonctions, parfois contradictoires. S’inventer une filiation peut être un fantasme, un mensonge, une usurpation plus ou moins remarquée : la perspective conduit vers l’examen des procédures de légitimation à l’œuvre dans le champ artistique et littéraire, qu’elles soient concurrentielles ou non, ainsi que les rapports de pouvoir sous-jacents dans la création artistique. En retour, force est de constater que les œuvres ou les performances s’enrichissent de l’imaginaire généalogique mobilisé autour d’elle, qu’elles réfractent parfois, à leur échelle. En somme, l’invention d’une mémoire filiale est un processus qui met en jeu des données affectives, historiques, symboliques, voire mythiques, aux ramifications complexes et aux justifications (conscientes ou non) dont l’étude s’avère passionnante.


Ressources compétitives 

     Le numéro s’ouvre par une réflexion sur la façon dont certains groupes, soumis à des enjeux de visibilité et de légitimité, mettent en place le motif familial dans leur fonctionnement et dans leur propre historiographie.
     La contribution de Paul Forigua Cruz problématise les dynamiques identitaires des casas de reinas colombiennes : ces « maisons » sont spécialisées dans la préparation des candidat·e·s à des concours de beauté, en l’occurrence ici des concours transformistes. La casa organise les liens sociaux, économiques et artistiques des artistes sur le modèle familial. Ainsi, le concours Miss Gay Internacional by Theatron constitue un terrain privilégié pour étudier les rapports de pouvoir tels que les rivalités entre régions du pays ou entre catégories ethnoraciales. L’auteur propose de lire la dynamique des casas de reinas à la lumière des récents phénomènes migratoires entre la Colombie et le Venezuela.
     Alexia Vidalenche étudie les numéros anniversaire commémorant la fondation de quatre grands quotidiens belges, dans les années 1920 et 1930 : l’auteure examine la généalogie imaginaire dans une perspective entrepreneuriale et médiatique. Dire l’histoire du journal en termes de relations familiales permet d’assurer publiquement la cohésion nécessaire à la pérennité de l’entreprise collective. Mais la pratique soulève également des questions quant au discours sur les identités journalistiques et les relations professionnelles au sein du groupe. L’analyse des ressorts discursifs et iconographiques mis en œuvre par ces titres de presse, dans leur propre lecture généalogique, permet de comprendre la représentation des valeurs et des pratiques des journalistes de cette époque.
     Gwendoline Corthier-Hardouin revient sur l’histoire des collections d’art possédées par des artistes peintres français de la seconde moitié du XIXe siècle. Elle montre que les œuvres collectionnées par les artistes révèlent des liens de filiation dépendants de l’orientation plastique adoptée, au moment où le collectionnisme connaît une expansion sans précédent et où le système académique coexiste avec l’émergence d’une nouvelle modernité. Elle observe des relations de filiation révélatrices de processus d’identification, mais aussi des relations fraternelles et des logiques d’alliances attentives aux transformations en cours du champ artistique.

Héritages sensibles

     Les contributions suivantes interrogent les généalogies imaginaires dans une perspective poïétique. Les œuvres et les performances travaillent un matériau sensible, déterminé par des liens familiaux et symboliques qui les influencent en retour.
     L’étude de Julie Savelli pose la question du « commun » généalogique dans les œuvres cinématographiques de Dominique Cabrera (Le Cinquième Plan de la Jetée) et de Laurent Roth (L’Emmuré de Paris). Dans ces deux projets en cours de réalisation, situés dans l’héritage de Chris Marker (La Jetée), le récit de soi apparaît comme une quête du récit de l’autre. La poïétique autobiographique est indissociable d’une exploration d’un héritage génétique et généalogique sensible, s’efforçant de créer une mémoire commune.
     Francesca di Fazio invite à scruter les relations familiales et leur transmission dans le théâtre pour marionnettes du dramaturge italien contemporain Gigio Brunello. Grâce à l’invention généalogique, le marionnettiste prend ses distances avec certains procédés traditionnels et convenus du théâtre pour marionnettes. En conférant une dimension existentielle  à ses personnages, il expérimente de nouvelles possibilités pour la scène de marionnettes.

Filiations critiques

     Enfin, deux contributions, l’une monographique, l’autre portant sur un corpus transmédial, suggèrent d’examiner la portée critique des généalogies imaginaires : l’ascendance confère un pouvoir symbolique fort en dépit des siècles de distance.
     Flavio Paredes étudie les représentations du cannibalisme dans un ensemble de bandes dessinées des XXe et XXIe siècles mettant en scène des peuples autochtones d’Amérique latine, en particulier Le Captif (Zentner/Pellejero) et Kaloukaera (Richard/Brazao). Il retrace la généalogie d’un imaginaire européen de l’anthropophagie pratiquée dans le Nouveau Monde, afin de suggérer les mutations du regard exprimées par la bande dessinée. Tandis que certaines images héritent de perspectives exotisantes forgées à des fins de justification coloniale, d’autres évitent les stéréotypes pour revendiquer la puissance symbolique de la figure cannibale.
     La contribution de Corentin Lahouste met en évidence le lien de filiation revendiqué par l’écrivain français contemporain Yannick Haenel avec la figure légendaire médiévale de Renart. L’auteur montre comment l’animal fabuleux devient un socle à la fois postural, créatif et ontologique pour le romancier et chroniqueur. L’identification glissante à la figure de Renart lui permet de renforcer ses gestes de provocation médiatiques et de réaffirmer ses desseins esthétiques et politiques.


     Comme chaque année, la dernière partie du numéro est consacrée aux actes de la journée d’études Work In Progress organisée par les représentant·e·s des doctorant·e·s du RIRRA 21. Les trois contributions figurant dans ce numéro sont issues de la onzième édition de la journée, qui s’est tenue le 17 avril 2019 à Montpellier. 

     Julie Moucheron interroge l’écriture littéraire de l’histoire dans l’œuvre d’Anatole France, des années 1870 aux années 1910. Elle montre comment cet écrivain entre en concurrence avec les historiens professionnels contemporains et leur vision hégémonique du passé national. Elle étudie les contre-modèles historiographiques chez France, c'est-à-dire de quelle façon l’écrivain met en place des dispositifs pour écrire l’histoire sans reproduire les biais de l’histoire méthodique.
     Olivia Levet réfléchit à la question de l’interactivité et de l’engagement critique dans les jeux vidéo narratifs indépendants contemporains. Elle suggère de rapprocher le fonctionnement de certains dispositifs vidéo-ludiques avec les ambitions politiques et émancipatrices du théâtre-forum tel qu’il a été théorisé par Augusto Boal dans les années 1970.
     Qing Feng propose un parcours critique des différentes postures adoptées par Marguerite Duras en tant que journaliste. Elle montre comment l’auteure adapte son positionnement au fil de l’actualité et de l’histoire du XXe siècle, en analysant les évolutions de sa poétique journalistique.

  • 1Le psychiatre Serge Tisseron reprend ce néologisme, déjà utilisé entre autres par Lacan, pour désigner la pratique qui consiste à rendre visible pour autrui et mettre en scène sa vie intime, notamment sa vie psychique (L'intimité surexposée, Paris, Ramsay, 2001).
  • 2Voir par exemple : Pierre Ragon (dir.), Les Généalogies imaginaires. Ancêtres, lignages et communautés idéales (XVIe-XXe siècle), Rouen, PURH, 2007.

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ISSN  2534-6431