La foule dans les arts et la littérature

 

L’effervescence, la polysémie et la versatilité qui semblent caractériser la foule posent un défi majeur à qui tente d’en offrir une définition complète. Reflet du peuple, masse anonyme, somme d’individualités ou collectif quasi-homogène, c’est une thématique sujette à questionnements, à discussions, voire à controverses.

On retrouve cette indécidabilité chez les différent·es scientifiques de tous horizons qui se sont attelé·es à définir, étudier et analyser la foule. Chez le psychologue Gustave Le Bon, elle apparaît dès le titre Psychologie des foules dans toute sa pluralité et sa possible uniformité, « agglomération d’hommes1 » qui trouve dans l’accumulation de subjectivités une conscience nouvelle et collective. Ce type d’approche est complété autant que nuancé par d’autres travaux, comme ceux de Susanna Barrows2 qui, dans ses recherches sur la France du XIXe siècle tardif, dit combien la foule se voit réinventée à chaque nouvelle représentation. Du reste, il est indispensable d’envisager le thème de la foule comme une construction mentale autant qu’un imaginaire, ce que reflètent, par exemple, l'œuvre de l’anthropologue Vincent Rubio3, chez qui la foule est d’abord une entité abstraite.

Les articles de cette nouvelle livraison envisagent la foule de manière transdisciplinaire et pluriséculaire. La complémentarité de leurs approches permet non seulement de refléter la richesse et la variété de cette notion aussi mouvante que contrastée, mais également de réfléchir à la foule comme vitrine sociétale ; à l’articulation du singulier et du collectif ; à la foule en tant que réceptrice d’objets culturels.

 

  • Foule et individu

Garance Fromont se propose de revenir sur l’évolution des représentations de la foule dans le cinéma tchèque, des années 1920, sous l’empire soviétique, aux œuvres des années 1960. À travers ce parcours, elle souligne que, si le cinéma a très tôt été considéré par les cinéastes comme un médium à même d’incarner les masses populaires, et par les politiques comme un moyen d’éduquer le peuple voire un outil de propagande, la Nouvelle vague tchécoslovaque introduit peu à peu de nouvelles réflexions sur l’unité de la masse, mais également sur les liens entre l’individu et le groupe. Ainsi, après avoir analysé le « réalisme socialiste » en cours durant la période soviétique, puis l’émergence de nouvelles perspectives filmiques apparues dans les années 1950, Garance Fromont s’intéresse aux exclus et à une certaine forme de prise de distance avec la foule, ainsi qu’avec ses représentations cinématographiques.

À partir des deux films de King Vidor La Foule et Notre pain quotidien, Adrien-Gabriel Bouché se concentre sur la représentation de la foule au cinéma. Dans ce diptyque se font jour des visions de la foule contraires mais complémentaires, avec d’un côté la vision d’une masse instable et abstraite (La Foule) et de l’autre, une mise en scène qui tend à s’inscrire au sein-même du collectif pour mieux en exalter les puissances (Notre pain quotidien). Sans perdre de vue le contexte de réalisation de son corpus, l’auteur questionne ainsi l’opposition ou le lien entre plasticité et symbolisme dans la représentation cinématographique de la foule.

 

  • La foule comme vitrine sociétale

Pour Josefa Terribilini, les pièces de Pierre Corneille Horace et Othon sont l’occasion d’observer une foule a priori disparue, exclue d’un genre tragique où l’aristocratie occupe le centre de l’intrigue et détient la seule parole représentable. L’autrice interroge cette absence et tend à la redéfinir comme une présence en creux, essentielle aux intrigues patriciennes. Concentré sur les fonctions pragmatiques et dramaturgiques du collectif, l’article s’appuie sur les sound studies pour démontrer toute l’ambivalence de cette entité.

Adrien Aragon a quant à lui choisi de s’intéresser aux dix-huit portraits de l’ouvrage Les Deux Bouts d’Henri Calet. Le livre repose sur l’enquête intitulée « Un sur cinq millions », parue au préalable dans la presse, dans laquelle le journaliste a dressé le portrait d’individus, sélectionnés de manière aléatoire parmi une foule de passants. L’examen de ces portraits d’anonymes met en lumière les visages d’une société contrastée.

La contribution de Rébecca Pierrot se penche sur des œuvres élaborées par des metteurs en scène polonais – Krystian Lupa en particulier – situées en marge du théâtre institutionnel, afin de mesurer leur impact sur le débat public et leur capacité à faire émerger des espaces disparus de la société. Dans ce théâtre polonais, autrement dit cette « agora » composée d’« une foule de citoyens venue de tous horizons débattre de la chose publique », les notions de communauté et de collectif prennent tout leur sens. L’autrice montre ainsi que, face au régime autoritaire en place, l’insoumission artistique, regroupant créateurs et spectateurs, surgit et se développe pour proposer de nouvelles pratiques scéniques dissidentes.

 

  • La foule, réceptrice d’objets culturels

Claire Couturier envisage la foule en tant que public, pour proposer une analyse précise de l’exposition internationale viennoise de musique et de théâtre (1892). Il s’agit avant tout de comprendre qui compose cette foule et d’interpréter les comportements des différents groupes qui la constituent face aux objets culturels proposés lors de cet événement. L’autrice met notamment en lien l’objectif de l’exposition, les attentes qu’elle suscite et les pratiques plurielles du public, afin de dégager les grandes tendances de sa réception.

Arianna Bocca-Pignoni questionne la façon dont les dessinateur.rices de bandes dessinées représentent la foule lors d’expériences muséales. À partir des scènes de foule autour de La Joconde, l’article examine les relations de ces auteur⋅rices au public du musée, mais également les stratégies et procédés adoptés par les bédéistes, permettant de rendre compte de l’activité contemplative.

 

  • Work in Progress

Tous les ans, la seconde partie de la revue est dédiée aux actes de la journée d’études Work in Progress (WIP) organisée à l'Université Paul-Valéry Montpellier 3 par les représentant·es des doctorant·es du RiRRa21, dont la quatorzième édition s’est tenue le 13 avril 2022.

Nina Cottam centre son travail autour du développement du cinéma marocain et de sa réception dans la période ayant suivi l’indépendance, afin de mettre en évidence les difficultés que pose l’appropriation d’un médium hérité de la colonisation dans l’expression d’une « subjectivité post-coloniale ». En effet, elle montre que l’influence française sur la manière de concevoir des films et de les recevoir est encore ancrée au Maroc, tout en soulignant l’émergence de pratiques cinématographiques qui cherchent à rompre avec les conceptions occidentales. Elle met ainsi en valeur l’importance que revêt le Third Cinema au Maroc, autrement dit l’élaboration de films et de cinéphilies en rupture avec les « représentations issues du colonialisme ».

L’étude comparée des films d’exploration spatiale Gravity, d’Alfonso Cuarón et Interstellar, de Christopher Nolan, conduit Guilhem Billaudel à objectifier le lien entre le montage et la représentation des liens interpersonnels. La mise en tension d’un premier film (Gravity) fait de longs plans-séquences et d’un second (Interstellar), au contraire, tout de digressions et de montages parallèles, aboutit à une réflexion sur le parallèle possible entre la coupure de montage et la séparation des protagonistes, inhérente à la mise en scène du voyage interstellaire. Au-delà de cette dichotomie, l’auteur pose l’hypothèse d’une redéfinition, par la coupe ou son absence, du rapport hiérarchique traditionnel entre parents et enfants.

Samira Fattouhy s’intéresse à la représentation du réel chez les écrivains réalistes et naturalistes à l’aune des formats bref et long. Tout en questionnant la logique de « l’œuvre monde » et le principe de mosaïque, l’article témoigne de l’importance de considérer ces deux formats, bien qu’en tension, comme complémentaires.

À partir de l’étude comparative des feuilletons littéraires du Journal de Cette, du Furet nîmois et du Courrier d’Uzès, Jade Pétrault démontre que ces trois journaux occitaniens mènent une réelle stratégie visant à faire la part belle à leur propre région. L’autrice revient sur les choix tactiques ainsi que sur la politique feuilletonesque de ces périodiques et questionne la façon dont cette presse locale fait le jeu de l’« Occitanie », tout en participant à l’essor d’une littérature régionale.

Camille Lotz, par une exploration formelle et stylistique de l’Anthologie personnelle composée par Vénus Khoury-Ghata publiée en 1997 aux Éditions Actes Sud, interroge les liens qui se tissent entre le geste anthologique et la poétique archéologique présente dans l'œuvre. L’ordre des sections ainsi que le choix des textes mettent en perspective le rapport entretenu aux recueils originaux et peuvent être rapprochés de certains motifs récurrents de l'œuvre khoury-ghatienne, en particulier l’exhumation des disparus et le déchiffrage de l’alphabet du monde. Le paysage, comme le texte, se fonde ainsi sur une stratification signifiante, que l’article cherche à faire émerger.

 

Remerciements

Le comité de rédaction tient à adresser ses plus sincères remerciements à toutes les personnes ayant participé à la réalisation de ce neuvième numéro. Un grand merci aux contributeur·rices d’avoir prêté leur plume à cette nouvelle livraison, aux membres du comité scientifique et aux enseignant·es chercheur·ses pour leurs expertises, conseils et précieuses relectures des différents articles qui composent le numéro.

 


1 Gustave Le Bon, Psychologie des foules [1895], Paris, Édition Félix Alcan, 1905, p. 18, URL : https://www.infoamerica.org/documentos_pdf/lebon2.pdf.

2 Susanna Barrows, Distorting Mirrors: Visions of the Crowd in Late Nineteenth-Century France, New Haven, Yale University Press, 1981.

3 Vincent Rubio, La foule : un mythe républicain ?, Paris, Vuibert, 2008.

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ISSN  2534-6431