Images faillibles et filiations défaillantes : les relations familiales et humaines à l’épreuve de la coupe dans 𝙂𝙧𝙖𝙫𝙞𝙩𝙮 et 𝙄𝙣𝙩𝙚𝙧𝙨𝙩𝙚𝙡𝙡𝙖𝙧

Guilhem Billaudel

28/02/2023

Plan de l'article :

  • Le plan long comme union, la coupe comme séparation
  • La coupe comme (r)accord : le montage-suture
  • Couper pour renouveler : la coupe comme (re)naissance

 

Au cœur du plan-séquence inaugural de Gravity, d’Alfonso Cuarón, on peut entendre le personnage de Walt Kowalski prononcer une réplique qui semble déconnectée des enjeux de survie et d’urgence de la scène : « La moitié de l’Amérique du Nord vient de perdre l’accès à Facebook1 ». Alors que cette ouverture se caractérise du reste par une montée progressive de la tension dramatique et un sentiment de danger toujours plus explicite, la désinvolture de la remarque semble injecter à la scène une forme, sinon de soulagement comique, du moins de légèreté. Elle cristallise pourtant, sans contradiction nécessaire, plusieurs enjeux essentiels du film qui commence, et le place sous le signe de la rupture et du décalage : rupture des communications, rupture du ton du film donc, mais aussi rupture entre les personnages d’astronautes au centre du récit et la population terrestre, restée en bas, sans oublier la faille créée entre la « moitié » en question, privée de réseau, et l’autre moitié, à l’abri des conséquences de la dérive de débris qui endommage plusieurs satellites. Avant même que l’action du film n’ait tout à fait débuté, il est fait allusion à une forme de faille qui met à distance les individus et les sépare à plusieurs titres. Le film de Cuarón anticipe alors celui de Christopher Nolan, Interstellar, sorti un an plus tard et dans lequel il s’agit, une fois parti dans l’espace, de combler la faille temporelle et spatiale qui pourtant ne cesse de s’élargir entre le voyageur spatial et ses proches restés sur Terre.

Il semble nécessaire en premier lieu de revenir sur la trame narrative des deux films. Gravity, film-catastrophe et survival en orbite, raconte en temps quasi-réel la déroute d’une mission spatiale de routine. Après avoir échappé à des débris en dérive, les astronautes Ryan Stone (Sandra Bullock) et Matt Kowalski (George Clooney) s’efforcent de rejoindre la station la plus proche afin de regagner la Terre sans tarder. D’abord séparés, les deux protagonistes se retrouvent et joignent leurs forces pour rejoindre la station spatiale russe. Au cours du trajet, Ryan révèle à Matt avoir perdu sa fille dans un accident quelques années plus tôt. Après qu’une nouvelle vague de débris les a mis en difficulté, Matt n’a d’autre choix que de lâcher la corde qui le relie à Ryan, qui voit ainsi son partenaire dériver vers une mort certaine. Une fois entrée dans la station russe, la survivante ne parvient pas à activer le module de secours et se laisse gagner par le désespoir. Ce n’est qu’à la faveur d’une apparition rêvée du fantôme de Matt qu’elle reprend ses esprits et parvient à atteindre la station chinoise Tiangong, d’où elle pourra enfin trouver une navette de sauvetage et ainsi regagner le sol terrestre, saine et sauve.

Interstellar, qui relève d’une science-fiction plus classique et explicitement anticipatrice, se concentre de son côté sur le personnage de Cooper (Matthew McConaughey), ancien pilote de la NASA envoyé à la recherche de planètes habitables pour permettre la migration de l’espèce humaine, loin d’une Terre devenue inhospitalière. Le récit, après un long prologue destiné à exposer la vie familiale terrestre des protagonistes, se concentre sur la seule expédition de Cooper, forcé de quitter, non sans mal, sa famille. Sa mission consiste à visiter, secondé par Amelia Brand (Anne Hathaway), les planètes sur lesquelles ont été envoyés, plusieurs années plus tôt, plusieurs astronautes chargés de vérifier l’habitabilité de différents systèmes extra-terrestres, et à confirmer ou non la possibilité pour la population terrestre de coloniser le système le plus accueillant. La première planète visitée donne cependant une tournure plus urgente encore aux événements : relativité oblige, le temps s’y écoule plus vite que sur Terre, si bien qu’après une visite de quelques heures, à son retour sur le vaisseau-mère, Cooper se rend compte que plus de vingt ans se sont écoulés sur Terre et que ses enfants Tom (Timothée Chalamet) et Murph (Mackenzie Foy) ont vieilli sans nouvelles de lui. Le récit se divise alors en deux lignes narratives : d’un côté, la mission spatiale de plus en plus précaire, et de l’autre, les recherches menées sur Terre par une Murph devenue adulte (Jessica Chastain). La planète suivante, si elle semble offrir des conditions plus vivables que la première, est en fait un leurre : le docteur Mann (Matt Damon) a faussé son compte-rendu afin d’être secouru par l’expédition de Cooper et Amelia. D’abord décidé à faire demi-tour pour passer le temps qu’il lui reste sur Terre avec les siens, Cooper décide de s’aventurer dans le trou noir Gargantua. Il y découvre une dimension jusqu’alors inconnue de la communauté scientifique, qui lui permet de transcender le temps et l’espace et, ainsi, de communiquer en morse avec sa fille à différents âges de sa vie pour l’aider à résoudre le problème de la gravité, jusqu’alors obstacle à une délocalisation à grande échelle de l’espèce humaine. Cette expérience permet à Murph de faire migrer la population terrestre sur des stations spatiales habitables. Le récit s’achève alors sur les retrouvailles du père et de sa fille (Ellen Burstyn), désormais à l’hiver de sa vie, sur l’une des dites-stations.

Une fois mis à part le motif du voyage dans l’espace et l’imagerie qui s’y rapporte, les deux films semblent pourtant avoir peu en commun à cet égard. Là où Interstellar, film de quasi-trois heures, prend la forme d’une fresque foisonnante et elliptique où s’entremêlent les destins et les temporalités d’une variété de personnages, Gravity se caractérise au contraire par sa durée resserrée et son respect de la règle classique des trois unités : le temps d’une mission et d’un retour sur Terre, l’espace circonscrit par les différentes navettes spatiales visitées par le personnage de Sandra Bullock, et une seule et même action, celle de survivre à une situation critique. Surtout, le film de Cuarón repose sur une économie du plan long, que symbolise l’ouverture de treize minutes, sans aucune coupe de montage, alors que celui de Nolan, à mesure que son récit avance et que ses protagonistes s’éloignent les uns des autres, ne cesse de juxtaposer des plans et des lignes narratives en montage parallèle. Unité contre atomisation : si l’on pense à la notion d’« histoires concurrentes2 » que développe Alan Sinfield dans son ouvrage Faultlines, il est tentant de considérer Interstellar et son esthétique de l’éclatement comme un film au montage rempli de failles, dans la mesure où les différents récits qui le composent semblent présider à son montage rempli de coupes. À l’aune de cette perspective, Gravity serait au contraire un film sans failles, et, partant, une représentation plus harmonieuse, du moins rassembleuse, des relations interpersonnelles.

Une opposition aussi radicale, si elle montre bien deux rapports variés à la coupe cinématographique, semble toutefois un peu rapide. Que Gravity s’ouvre par un plan-séquence aussi long ne doit pas nous tromper : le film comporte, lui aussi, un certain nombre de coupes ; on y trouve certes plusieurs plans longs similaires à celui qui ouvre le film, mais il ne s’agit pas pour autant d’une règle ou d’un principe de mise en scène. Il faut par ailleurs préciser que si les plans longs de Cuarón ne comportent pas de coupe apparente, il s’agit bien d’assemblages numériques de plusieurs plans en mouvement – à l’instar par exemple du film 1917 de Sam Mendes, dans lequel la traversée des tranchées de la Première Guerre Mondiale prend la forme d’un long plan sans coupe visible à l’œil nu : dans les deux films, la continuité du plan long est une illusion. C’est, d’une certaine manière, l’actualisation numérique de la technique d’Alfred Hitchcock pour La Corde (1948). Faute de trouver des pellicules assez longues pour tourner un film en un seul plan, le cinéaste a eu recours au passage d’éléments noirs devant la caméra à quelques moments stratégiques, afin de masquer les inévitables coupes et ainsi donner la sensation d’un film contenu dans un seul et même plan. Quant à Gravity, ces faux plans-séquences n’y sont pas systématiques. Le montage de plusieurs séquences se fait, au cours du film, plus frénétique, et une observation de la durée des plans tend même à montrer que le film, à mesure qu’il se déroule, multiplie de plus en plus les coupes. Si on considère celles-ci comme des failles dans le montage, il apparaîtrait donc que le film de Cuarón se fait de plus en plus faillible, et se rapproche dans cette mesure d’Interstellar.

Il faut, du reste, éviter le réflexe intellectuel qui associerait les longs blocs de Gravity à une forme d’harmonie et les montages parallèles d’Interstellar comme un redoublement de la séparation qu’endurent les protagonistes. Térésa Faucon, dans sa théorie du montage, désigne à ce titre une série de dichotomies pour caractériser les effets du montage, et les conséquences de la coupe sur les plans qu’elle sépare : « dé-couper, r-accorder, im-mobiliser (incluant être debout/assis), dé-jouer, dé-re-monter, dé-composer, superposer/juxtaposer, répéter (incluant insister-interroger, accumuler-dilater, collectionner3 ». Le choix des deux premiers termes est éclairant : le passage d’un plan à un autre « découpe » le film et le segmente, mais cette coupe peut aussi être un « raccord », et « accorder » deux images qui peuvent pourtant s’opposer par ailleurs. L’alternance, chez Nolan, de plans sur la mission spatiale du protagoniste Cooper, et d’autres consacrés à la trajectoire de sa fille restée sur Terre, pourrait par exemple combler autant que redoubler la faille qui se crée entre les personnages. À l’inverse, le fait que Gravity fasse durer ses plans a parfois pour effet de ne rien opposer à la solitude du personnage à la dérive au centre du récit, et donc de ne rendre cette solitude que plus lancinante et plus totale.

De la même manière, il est important de rappeler la permanence et la longévité des enjeux de montage ici mis en tension, et ce, depuis les débuts de l’histoire du cinéma. Différentes conceptions du montage, et notamment à l’action de couper, ont pu se faire jour dans le champ théorique, que ce soit chez des critiques et chercheurs au sens strict comme André Bazin, Stephen Heath ou Antoine Gaudin, ou chez des cinéastes théoriciens comme Dziga Vertov, Jacques Rivette ou Pascal Bonitzer. Dans le même temps long, nombre de cinéastes ont affirmé par la pratique un rapport très précis et parfois novateur au montage, que l’on pense à George Méliès et ses propositions de longs plans généraux, proches de la captation théâtrale, ou à la pratique du faux-raccord chez Jean-Luc Godard. Là où nos deux films semblent se démarquer et poser question, c’est dans leur inscription au sein du système créatif hollywoodien des années 2010. Si Alfonso Cuarón et Christopher Nolan sont des auteurs riches d’un succès aussi critique que public, Gravity et Interstellar, bien que pleinement inscrits dans l’ensemble de leurs œuvres, sont aussi des productions d’action et de science-fiction à gros budget. Or, leur sortie a eu lieu dans un contexte marqué par la pratique de plus en plus généralisée, dans ce type d’économie cinématographique, de montages frénétiques, aux coupes nombreuses et régulières. Cette tendance s’inscrivait dans le sillage des films très cut d’artisans du spectaculaire tels que Tony Scott ou Michael Bay, ainsi que dans celui du succès de la trilogie Jason Bourne de Doug Liman et Paul Greengrass. Ainsi, on peut se demander si ces deux approches aussi radicales que radicalement opposées ne sont pas le symptôme d’un rapport renouvelé au montage, et d’une tentative des deux cinéastes de s’affranchir d’une mode esthétique devenue un quasi-impensé.

Cette approche esthétique semble faire écho à plusieurs des enjeux narratifs exposés plus tôt. Il semble donc fertile d’observer dans quelle mesure la coupe, dans ces films, fait écho à la séparation entre des personnages proches sur le plan affectif et éloignés par le voyage spatial. Il conviendra d’abord d’envisager cette équivalence et d’interroger autant l’effet rassembleur du plan long que le rapport de la coupe à la séparation. La coupe peut aussi avoir l’effet d’un liant entre les personnages, leurs états d’âme et leurs trajectoires ; au-delà de cette dichotomie, il s’agit de se demander en quoi la coupe peut aussi être le lieu d’un renouvellement des relations, et d’un bouleversement voire d’une inversion du lien de transmission de parent à enfant.

 

Le plan long comme union, la coupe comme séparation

« À chaque passage au-dessus du Texas, je regarde vers le bas4 » : c’est ce qu’affirme le personnage de Kowalski au début de Gravity, alors même qu’apparaît derrière les protagonistes le continent américain vu d’en haut. Le Texas, synonyme de famille pour le personnage, lui est donc raccordé par la profondeur de champ et la durée du plan. Pour revenir à la série de  découper », de « raccorder » ou de « juxtaposer » peut aussi « collectionner », et même « superposer ». Cette logique de rassemblement et d’accumulation s’observe aussi bien dans les plans-séquences multiples de Gravity que dans les quelques plans longs d’Interstellar. À chaque fois, il s’agit de faire cohabiter au sein d’un même plan des éléments et des êtres que cette co-présence rapproche, et de manière plus globale, d’offrir du temps aux protagonistes pour se livrer par la parole ou s’évader par la pensée. Sans coupe, le plan se fait alors un espace introspectif, riche d’une forme d’unicité : sans coupe, aucune action décorrélée de ce moment offert au personnage ne peut venir entraver sa confession ou sa méditation.

À ce titre, la scène de Gravity qui voit le personnage de Ryan Stone (Sandra Bullock) raconter la mort de sa fille est révélatrice, autant qu’elle détonne par rapport au reste du film. Alors qu’elle est engagée dans un dialogue en champ-contrechamp avec son collègue Matt Kowalski, l’alternance de plans s’arrête dès lors qu’elle dit « J’avais une fille ». Il n’y a plus qu’elle à l’écran, alors qu’elle résume en quelques mots l’épisode qui a vu un jeu d’enfant tourner au drame : « Elle jouait à chat, elle est tombée, et puis voilà5. » Le plan s’attarde ensuite sur son visage, puis sur la Terre qu’elle contemple, alors qu’on aurait pu attendre un contrechamp sur la réaction contrite de son partenaire. Cette inscription dans la durée offre au personnage et à ses pensées un espace de projection qui rappelle l’idée que développe Jean-Pierre Oudart dans son article de 1969 intitulé « La Suture » : « Tout champ filmique trouve son écho dans un champ absent, la place d’un personnage invoqué à cet endroit par l’imagination du spectateur, et que l’on peut appeler l’Absent6 ». Alors que l’alternance en champ-contrechamp a jusqu’ici fait de Matt puis de Ryan l’Absent(e), cette rupture rythmique déterminée par la voix comme par le regard du personnage place désormais l’enfant disparu à la place de l’Absent. Si l’on n’a pas affaire à un véritable rassemblement de personnages côte-à-côte, c’est bien le plan long qui crée cette possibilité de cohabitation entre mère et fille, entre vivante et morte.

Sur une note moins tragique, il semble en aller de même dans une scène du premier acte d’Interstellar, qui voit le personnage de Cooper prendre son van pour aller enquêter sur des signes mystérieux. La scène précédente a marqué son refus d’être accompagné par sa fille Murph. Une fois dans l’habitacle du van, on peut néanmoins voir côte-à-côte le siège conducteur et le siège passager, sur lequel repose une vieille couverture. Cooper soulève le morceau de tissu, sans doute pour y attraper un outil, et c’est à ce moment-là que le subterfuge de sa fille est révélé : elle était cachée depuis le début. De manière rétrospective, on prend donc conscience que la séquence, au départ symptôme d’une séparation entre un père aventurier et enquêteur et sa fille sommée de rester à la maison, était en fait le lieu d’un rassemblement de ces mêmes protagonistes sous le signe d’une quête commune. L’« Absente », pour reprendre le terme d’Oudart, était en fait présente, ce qui semble conjuguer l’effet à la fois évocateur et rassembleur du plan long.

Cette sensation est renforcée un peu plus tard dans le film, lorsqu’à la fin du premier acte, Cooper doit partir en mission spatiale, et, cette fois, abandonner pour de bon sa famille. La séquence qui le voit faire ses adieux à Murph présente un nombre de coupes d’autant plus notable que les personnages sont physiquement très proches, et non face à face : rien ne semble justifier ces coupes. Pourtant, certains mouvements simples sont montrés en deux ou trois plans. On peut penser, à titre d’exemple, à une coupe qui divise en deux plans la manière dont Cooper s’incline sur le lit de sa fille pour l’étreindre. Petit à petit, cette accumulation de coupes se fait l’annonciatrice d’une séparation. Pour revenir à Oudart, les personnages se voient petit à petit refuser le droit d’apparaître dans l’« espace filmique défini par le plan » : du point de vue du récit, le père et la fille sont bien dans la même pièce, mais la mise en scène subdivise cet espace comme pour dire la longue séparation qui les attend. La scène de Gravity au cours de laquelle Matt et Ryan approchent de la navette russe Soyouz semble fonctionner de la même manière : alors que le film nous a jusqu’alors habitués à des scènes de tension et d’action en plan-séquence, l’approche de la navette russe comporte un nombre de coupes surprenant : il y en a dix. Le montage s’accélère encore davantage lorsque l’abandon de Kowalski devient inévitable, dans la mesure où il n’est plus retenu que par une corde que tient Ryan à bout de bras : là où cette dernière insiste pour le tenir, lui l’invite au contraire à lâcher prise. La scène devient alors une forme de champ-contrechamp, où le désaccord sur la marche à suivre devient aussi l’amorce d’une séparation sans retour : chaque coupe nous rapproche ainsi de la mort inévitable de Kowalski et condamne par là même Ryan à une solitude totale.

Pourtant, une autre coupe effectuée lors de la scène des adieux d’Interstellar nous invite à considérer la question de la séparation d’une autre manière. Alors que Cooper s’éloigne de la ferme au volant de son van, le film semble parti pour laisser le domicile familial derrière et se concentrer sur le père en mission. Si la caméra reste en effet rivée à l’image de son protagoniste en larme, le plan suivant nous montre toutefois Murphy sortir de la ferme, et nous ramène donc à cette famille autant qu’elle nous la rappelle. Guillaume Gomot en fait l’analyse dans sa communication « De l’émotion temporelle au cinéma » :

Lorsque Murphy, enfant, sort en courant pour appeler son père quand il quitte la maison pour son grand voyage, le contraste est tel entre l’extérieur et l’intérieur qu’elle semble littéralement émerger du noir de l’image en criant. Le noir de cinéma, envahi ensuite par la lumière, nous avertit, à l’image, que la maison est directement reliée à un espace-temps très lointain, grâce à Murphy et à son père7.

 

La coupe comme (r)accord : le montage-suture

Ainsi, la coupe, qui sépare, peut aussi « relier » et opérer la « suture » qu’évoquait déjà Oudart ; de la même manière, le plan long, qui pourrait rassembler, peut aussi redoubler la solitude des personnages. C’est ce qui semble arriver dès le premier plan de Gravity, lorsque l’atmosphère badine de la mission de routine se mue en gestion de crise face à l’arrivée des débris du satellite. Le plan dure, et les mouvements de caméra se font de plus en plus nerveux : on a alors l’impression que l’objectif cherche les silhouettes des astronautes en danger, sans jamais parvenir à les rassembler tous les trois dans le cadre. Le plan, si long et sans faille soit-il, est une forme d’aveu d’échec, là où plus tard c’est bien une coupe qui permettra un insert sur le miroir que tient Kowalski dans la main et qui reflète sa collègue en orbite derrière lui.

Cet insert est essentiel dans la construction du rapport entre les deux personnages : s’il ne s’agit pas à proprement parler d’une relation familiale, l’hostilité du milieu dans lequel ils évoluent et leur éloignement physique de toute forme de vie humaine fait d’eux, tout du moins, des familiers. Nous pouvons donc dire que la coupe va dans le sens de cette familiarisation progressive. C’est aussi le cas, de manière plus dramatique, lors d’une scène-clé d’Interstellar, qui voit trois membres de l’expédition visiter une planète recouverte d’eau, sur laquelle le temps s’écoule sept fois plus vite que sur Terre. Cette urgence s’illustre, en partie, par une abondance de coupes, qui permettent elles-mêmes une alternance entre Cooper resté à bord du vaisseau et Amelia et Doyle, partis chercher des informations. Alors qu’une vague gigantesque s’abat sur eux, Doyle est emporté et noyé. Le montage qui a précédé permet alors de s’attendre à un raccord sur son corps malmené par les vagues, mais cette fois-ci le plan dure et s’attarde sur les deux survivants. Il est sous-entendu que la disparition de Doyle est à la fois narrative et visuelle, et qu’on ne le reverra pour ainsi dire pas. Pourtant, la mort n’est pas tout à fait laissée hors-champ : un dernier plan nous montre le corps de Doyle qui flotte à la surface de cette mer infinie. Alors que Cooper et Amelia quittent pour de bon la planète stérile, l’insert sur le cadavre est une forme d’ultime hommage mortuaire avant que le récit ne poursuive sa course.

Ce pouvoir qu’a la coupe de ramener, voire d’invoquer l’Absent, nous renvoie à des raccords plus explicites encore. Si l’on pense à la figure du champ-contrechamp, la coupe est en effet un moyen élémentaire de créer les conditions du dialogue. C’est le cas lorsque dans Gravity, Matt et Ryan s’acheminent doucement d’une navette à l’autre. Alors que Matt décide de donner un tour plus intime à la conversation et demande à sa collègue « C’est où, chez toi9 » : l’alternance entre les deux espaces narratifs et temporels, qui culmine lorsqu’une explosion sur la planète Mann résonne avec l’incendie des plantations de maïs sur Terre, semble nuancer la notion de « compétition » dont parlait Sinfield. On n’a ici plus affaire à deux « histoires en compétition », mais bien à des séquences qui, comme deux instruments de musique, se nourrissent l’une l’autre.

La coupe comme liant est une possibilité qui apparaissait déjà plus tôt lors de la même séquence : Cooper décide de rentrer chez lui, l’annonce à Amelia et dit « Je rentre chez moi10 ». C’est à ce moment précis qu’une coupe montre l’arrivée de Murphy dans la ferme de son enfance. De façon assez littérale, la coupe permet au second plan de répondre au premier et d’offrir une première satisfaction aux souhaits du personnage : si lui n’est pas encore « chez lui », le spectateur y est déjà. Ce caractère quasi-performatif de la coupe apparaissait pour la première fois lors de la partie terrestre du début du film, à au moins deux reprises. D’abord, lorsqu’une tempête de sable pousse la famille de Cooper à se réfugier dans une voiture : par réflexe protecteur, Cooper crie alors « Mettez vos masques ». Une coupe montre alors ses deux enfants s’exécuter. Quelques minutes plus tard, il s’avère que la tempête a rendu la chambre de Murph inhabitable. Cooper intime alors à sa fille de « prendre son oreiller11 » et de s’installer dans une autre pièce ; une coupe la montre de nouveau obéir. De façon assez littérale, la coupe est donc le moyen de caractériser sans détour l’autorité paternelle.

 

Couper pour renouveler : la coupe comme (re)naissance

Cet effet de liant est d’autant plus fort qu’il ne semble pas qu’agir dans le sens premier de la transmission – donc du parent vers l’enfant. Le rapport tend à osciller, voire à s’inverser à plusieurs reprises dans les deux films. C’est d’abord le produit de la faille temporelle qui  : ainsi, si leurs trajectoires alternées opposent d’abord Cooper tel qu’incarné par l’adulte Matthew McConaughey et Murphy sous sa forme adolescente, jouée par la jeune actrice Mackenzie Foy, l’accélération temporelle donne à Murphy les traits de Jessica Chastain, à peu près aussi âgée que McConaughey, dont le personnage ne change pas, lui, d’incarnation. La fille a donc rejoint son père en termes d’années de vie, comme l’évoque Guillaume Gomot dans son article : « le montage des émotions temporelles a lieu […] dans la coprésence de corps pour qui le temps ne s’est pas déroulé à la même vitesse12 ». Le terme de coprésence est à relativiser, dans la mesure où le père et la fille n’apparaîtront dans le même plan qu’à la toute fin du film ; l’essentiel du film consiste davantage à juxtaposer les plans sur une Murph vieillissante et un Cooper inamovible.

Gravity, en revanche, ne nous montrera jamais la fille de Ryan, ni en rêve ni en flashback. Cela n’empêche pas sa mère de passer par une forme de régression, et, partant, de seconde naissance. C’est ce qui advient après une coupe majeure, qui montre la scientifique se réfugier à bord d’une capsule et se recroqueviller en position fœtale. Plus tard, alors qu’elle semble décidée à se laisser mourir, l’intervention en rêve d’un Matt spectral et l’espoir que celui-ci lui donne, semblent la convaincre de se battre pour sa survie. On assiste alors à une nouvelle coupe après un très long plan : à une pulsion de mort languissante succède donc une pulsion de vie nouvelle, revirement mis en évidence par la coupe en question.

Cette forme cyclique, où la maternité endeuillée mène d’abord à un retour en enfance, puis à une renaissance, rappelle le propos de Guillaume Gomot, qui parle au sujet d’Interstellar d’une « poétique du trou de ver » pour mettre en avant la façon dont le film, qui semblait se disperser, forme en fait dans son dernier acte une forme de boucle narrative : « ce qu’on croyait infiniment éloigné jusque-là dans le film est en fait contigu, voire enchâssé13 ». La coupe n’est donc plus envisagée comme brisure ou séparation, mais bien comme l’élément central d’une transmission nouvelle. Cette idée sera réaffirmée à la toute fin du film, lorsque les retrouvailles entre Cooper et sa fille, désormais à l’hiver de sa vie, verra Murph donner à son tour des instructions à son père. Une coupe intervient alors, mais, comme plus tôt dans le film, la voix du docteur Brand accompagnait son équipe d’astronautes par-delà le changement de plan, c’est cette fois la voix de la fille qui guide son père. Elle dit « Va chercher Amelia14 », et le plan suivant nous montre Cooper obtempérer. La coupe permet ainsi de rebattre les cartes de la transmission et d’amorcer une forme d’émancipation pour les personnages, ce qui apparaît de façon moins verbale mais tout aussi directe dans Gravity. À deux reprises en effet, il s’agit pour Ryan de détacher son module de sauvetage de la navette-mère à laquelle elle est arrimée. Dans les deux cas, ce détachement se fait à la faveur d’une coupe, qui passe de l’intérieur de la capsule à une vision extérieure de la rupture. L’astronaute, mère endeuillée en pleine renaissance, se détourne donc du vaisseau-mère et accomplit pour de bon son émancipation et le début de sa nouvelle vie : la coupe de montage est alors aussi, plus que jamais, une coupe ombilicale.

En conclusion, il apparaît que la coupe dans Gravity et Interstellar, davantage qu’une illustration ou un élargissement des failles creusées entre les personnages, en est un palliatif à plusieurs niveaux. Qu’il s’agisse de séparer, de façon très littérale, des personnages par une coupe qui fait de la fin du plan une béance affective, ou de mettre en exergue des trajectoires qui peinent par ailleurs à se rejoindre, la dichotomie entre la coupe comme rupture et le plan long comme vecteur d’union semble assez vite, sinon dépassée, du moins réversible. Ce qui se dégage de l’étude comparée des deux films est davantage le pouvoir de transmission que porte la coupe, qui fait se répondre les plans et les personnages autant qu’elle revêt des allures de nouveau départ pour des protagonistes en perdition.

Ce travail peut aussi nous rendre sensible à un autre type de rupture, essentielle dès lors qu’il s’agit de représenter l’espace interstellaire au cinéma : le son, et de façon plus exacte la musique. Il serait donc sans doute tout à fait fertile d’observer comment, au sein d’un même plan ou d’un plan à l’autre, les variations, changements ou permanences de la musique de ces deux films permettent de mettre en écho ou d’éloigner davantage encore des personnages que les circonstances éloignent. Un exemple issu de Gravity semble à ce titre des plus éloquents : lors de la scène déjà mentionnée qui voit Ryan narrer la mort de sa fille, la musique de Steven Price opère une rupture radicale, de nappes de son électroniques et tendues, facteurs d’une sensation de danger, à un thème bien plus mélodieux, écho aux visages et aux voix mélancoliques des personnages. La mélodie se poursuit alors que la caméra panote vers la Terre, ce qui a pour effet d’unir la mère en deuil et le souvenir de sa fille décédée sous un même signe musical. Cet usage thématique de la bande-originale semble franchir un palier supplémentaire dans Interstellar, dans la mesure où la composition à l’orgue de Hans Zimmer, d’abord utilisée pour accentuer l’écart temporel creusé entre Cooper et sa fille, fait une réapparition peu avant le dénouement du film, alors que père et fille sont sur le point d’être enfin réunis. À l’instar du montage, l’usage de la musique peut aussi venir combler une faille.


Références

Corpus primaire

Cuarón Alfonso, Gravity, Warner Bros, France, 2013.

Nolan Christopher, Interstellar, Warner Bros, France, 2014.

Corpus critique

Faucon Térésa, Théorie du montage - Énergie des images, Armand Colin, 2017.

Gomot Guillaume, De l’émotion temporelle au cinéma : Interstellar de Christopher Nolan, 2017.

Oudart Jean-Pierre, « La suture », Cahiers du Cinéma, n° 211, avril 1969, p. 36‑39.

Oudart Jean-Pierre, « La suture (2) », Cahiers du Cinéma, n° 212, mai 1969, p. 50‑55.

Sinfield Alan, Faultlines: Cultural Materialism and the Politics of Dissident Reading, Clarendon Press, 1992.

 


1 “Half of North America just lost their Facebook” [traduction personnelle].

 

2 Alan Sinfield, Faultlines – Cultural Materialism and the Politics of Dissident Reading, Berkeley, University of California Press, 1992, p. 252.

 

3 Térésa Faucon, Penser et expérimenter le montage, Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, « Les fondamentaux de la Sorbonne Nouvelle », 2010, p. 114.

 

4 “Each time I fly above Texas, I look down” [traduction personnelle].

 

5 “I had a daughter. […] She was playing cat, she fell and that was it.” [traduction personnelle].

 

6 Jean-Pierre Oudart, « La Suture », Cahiers du Cinéma, n°211, avril 1969, p. 37.

 

7 Guillaume Gomot, « De l’émotion temporelle au cinéma », in L’art, machine à voyager dans le temps, Mulhouse, 2017.

 

8 “Where is home?” [traduction personnelle].

 

9 Guillaume Gomot, art. cit.

 

10 “I’m going home” [traduction personnelle].

 

11 “Masks on […] take your pillow” [traduction personnelle].

 

12 Guillaume Gomot, art. cit.

 

13 Ibid.

 

14 “Go find Amelia” [traduction personnelle].

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