Plan de l'article :
- Le long et le bref au XIXe siècle : deux formes pour dire le réel
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Contextes médiatique et éditorial
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L’exemple de Zola, écrivain à la fois romancier et nouvelliste
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- D’une forme à l’autre : enjeux esthétiques et poétiques
- Concurrence du bref et du long ?
- À petite vie, petit format ?
- L’œuvre-monde bifrons : entre sérieux et parodie ?
- Et le bref et le long pour dire le réel dans sa totalité
- Le bref en régime parodique
- Le bref comme envers du long ?
L’ambition totalisante des écrivains réalistes et naturalistes est manifeste lorsque l’on songe aux cycles romanesques que sont la Comédie humaine de Balzac ou encore les Rougon-Macquart de Zola. C’est à des formes d’œuvres-mondes que nous confrontent ces séries de romans : dans le numéro 136 de la revue Romantisme qui porte sur « L’œuvre-monde au XIXe siècle », Marie-Ève Thérenty explique dans l’avant-propos que « toutes ces œuvres qui appartiennent au moment réaliste se caractérisent par leur volonté de construire un ‘‘monde’’ qui fasse référence, voire concurrence au monde réel dans toute son amplitude1 ». Un écrivain comme Zola revendique explicitement cette ambition totalisante à plusieurs reprises dans son œuvre, il écrit ainsi dans sa lettre-préface des Nouveaux Contes à Ninon (1874) : « Je voudrais coucher l’humanité sur une page blanche, tous les êtres, toutes les choses ; une œuvre qui serait l’arche immense2 ». L’ampleur narrative permise par la forme longue du roman répond à cette volonté de créer un analogon littéraire du monde. Or, l’affirmation de Zola préalablement citée apparaît non pas dans un roman mais dans la préface d’un recueil de nouvelles, ce qui peut paraître quelque peu paradoxal.
Il s’agit alors de s’interroger sur la place qu’occupe le récit bref dans l’écriture réaliste et naturaliste, et plus précisément, sur le rôle qu’il occupe auprès du genre romanesque plébiscité par les écrivains du réel de la seconde moitié du XIXe siècle. Lorsque l’on s’emploie à étudier les échanges, les dialogues ou encore les réseaux qui se construisent entre la forme longue qu’est le roman et la forme brève que sont le conte et la nouvelle, la notion d’« œuvre-monde » peut constituer une clé d’analyse pertinente. En aucun cas il ne s’agit de faire d’un conte ou d’une nouvelle l’équivalent d’une œuvre-monde, mais plutôt de tenter d’apprécier les interférences de la forme brève dans la représentation totale du réel qu’entendent déployer les romans constitutifs de cette œuvre-monde.
Le roman, à lui seul, ne semble pas assez efficace pour dire le réel de manière exhaustive, et c’est ainsi qu’il s’inscrit dans un ensemble plus vaste – le cycle romanesque – avec lequel il fonctionne en réseau, c’est ce qu’explique Marie-Ève Thérenty dans l’avant-propos cité : « Cette ambition totalisante a généralement du mal à se réaliser dans le cadre du volume unique. C’est pourquoi ces œuvres-mondes se déclinent plutôt sur le rythme de la série3 ». Or, par un étrange paradoxe, à analyser les œuvres des écrivains naturalistes, plus précisément celles de Zola et des « petits naturalistes », il apparaît que le roman, dans son ambition totalisante, trouve un écho dans le récit bref, et dans les recueils de contes et de nouvelles notamment. Ainsi les écrivains réalistes et naturalistes s’attachent-ils à dire le monde et en grand et en petit, selon le principe de la mosaïque, pour reprendre une image de Marie-Ève Thérenty4 – le choix du format ayant une dimension sociologique et poétique.
Par conséquent, il s’agira ici de rechercher les points de contact et les échanges entre les deux formes, brève et longue, et de les envisager, dans la perspective totalisante des écrivains réalistes et naturalistes, comme un dispositif complémentaire dont les modalités esthétiques et les pouvoirs de représentation propres sont à étudier. Le long et le bref, loin de constituer deux formats choisis au gré des éditeurs ou des supports, constituent deux moyens propres, distincts mais complémentaires de dire le réel. Chacun à sa manière, selon des ressorts génériques inhérents, roman et forme brève contribuent à cette œuvre-monde que les réalistes et naturalistes se sont attachés à représenter dans leur œuvre, petite et grande.
Le long et le bref au XIXe siècle : deux formes pour dire le réel
Contextes médiatique et éditorial
L’histoire de l’essor du roman au XIXe siècle avec des écrivains tels que Balzac, Zola ou encore les Goncourt n’est plus à refaire, et il n’est qu’à citer la préface de Germinie Lacerteux qui date de 1864 pour saisir la mesure de ce que le genre romanesque représentait pour ces écrivains réalistes et naturalistes :
Aujourd’hui que le Roman s’élargit et grandit, qu’il commence à être la forme sérieuse, passionnée, vivante, de l’étude littéraire et de l’enquête sociale, qu’il devient, par l’analyse et par la recherche psychologique, l’Histoire morale contemporaine ; aujourd’hui que le Roman s’est imposé les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les libertés et les franchises5.
Le roman, par son expansion perpétuellement virtuelle, est à même de représenter la société contemporaine, le romancier se faisant à la fois historien et scientifique dans ce siècle positiviste. L’ampleur narrative permise par la forme longue du roman se fait l’écho de l’ambition totalisante des écrivains du réel, et ceci est d’autant plus vrai que certains d’entre eux ont composé des cycles romanesques, à même de figurer un monde sociologiquement exhaustif et de se faire œuvre-monde : « L’effet de masse va souvent de pair avec l’effet de monde6 » comme l’écrit Thomas Conrad dans son excellent ouvrage Poétiques des cycles romanesques, de Balzac à Volodine. Le roman est ce genre dénué de normes, à même d’accueillir, dans une perspective historique, sociologique, narrative et poétique, la totalité du monde, comme le note d’ailleurs Zola dans son article « Les Romanciers contemporains » de 1878 :
[Le roman] s’est emparé de toute la place, il a absorbé tous les genres. Son cadre si souple embrasse l’universalité des connaissances. Il est la poésie et il est la science. Ce n’est plus seulement un amusement, une récréation : c’est tout ce qu’on veut, un poème, un traité de pathologie, un traité d’anatomie, une arme politique, un essai de morale7.
Le roman se veut total.
Mais à ses côtés figure le récit bref, auquel quasiment tous les écrivains réalistes et naturalistes se sont essayés, et plus particulièrement les écrivains-journalistes. En effet, l’une des raisons les plus évidentes de cette pratique des récits brefs est liée à la structuration éditoriale et médiatique du champ littéraire dans la période considérée, comme l’a si bien analysé l’une des spécialistes de la question, Marie-Ève Thérenty, dans des ouvrages comme La Littérature au quotidien (2007) ou encore Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle (2004) qu’elle a codirigé avec Alain Vaillant. Les écrivains du réel ont presque tous travaillé dans divers journaux ou revues, en produisant des textes au format contraint par le support de publication. Comme journalistes, ils ont alors rédigé des fictions brèves, comportant un nombre précis de lignes ou de colonnes, et susceptibles d’être insérées dans certaines rubriques prédéfinies. Zola, Maupassant, Paul Alexis et bien d’autres ont multiplié les publications de nouvelles dans la presse pour des raisons économiques et stratégiques communes à tous les écrivains de la période. Quant aux écrivains aisés comme Gustave Flaubert, qui n’a jamais vécu de sa plume, ils n’ont pas laissé une pléthore de contes et de nouvelles – sans cependant délaisser les genres brefs, on songe aux Trois contes (1877) de Flaubert –, ce qui montre que les déterminismes éditoriaux et économiques, si prégnants qu’ils puissent être, n’excluent pas des logiques plus spécifiquement littéraires. De fait, les romanciers, même après avoir acquis une notoriété réelle et une certaine sécurité financière, ont publié leurs contes et nouvelles initialement parus dans la presse dans des recueils qu’ils ont pris le temps d’organiser selon une poétique souvent riche de sens – ces recueils dialoguent souvent avec l’œuvre romanesque, comme il s’agira de le montrer plus tard.
Le support journalistique a aussi ceci de particulier qu’il permet aux contes et nouvelles réalistes ou naturalistes de côtoyer d’autres récits brefs comme les chroniques, les « choses vues » ou encore les faits divers. La fiction du réel dialogue avec le réel, parfois fictionnalisé, que présente la presse. Le journal constitue ainsi l’espace dans lequel la représentation du réel se problématise. De facto, l’écriture du réel dans des nouvelles enchâssées au sein du discours médiatique fait de l’écrivain réaliste et naturaliste un concurrent du chroniqueur ou du reporter. D’ailleurs, la nouvelle puise parfois ses sources dans l’actualité immédiate, et reprend certaines de ses caractéristiques à l’écriture de la chronique, du fait divers ou du petit reportage « de proximité ». Le roman, quant à lui, met en place des dispositifs propres inhérents à son format long. Dans son célèbre article « Messieurs de la chronique » (Gil Blas, 11 novembre 1884), Maupassant détaille les principales différences entre le roman et la chronique, et explique que cette divergence tient notamment à ce que l’écrivain-journaliste nomme « l’atmosphère d’un livre » : celle-ci consiste à déployer, sur un temps long, ce que le romancier observe de manière « profonde et minutieuse » en étudiant l’homme en société, là où le chroniqueur, et de façon plus large les auteurs des genres brefs, s’arrêtent sur « les faits bien plus que sur les hommes ». Là encore, la représentation du réel a partie liée avec le format choisi par l’écrivain et s’inscrit dans une réflexion relevant de la poétique des genres mais aussi du support.
L’exemple de Zola, écrivain à la fois romancier et nouvelliste
L’œuvre d’Émile Zola, à cet égard, synthétise les enjeux posés par les formes brève et longue. Zola est resté dans l’histoire littéraire comme l’auteur de la célèbre fresque romanesque des Rougon-Macquart qui, en vingt romans, de La Fortune des Rougon (1871) au Docteur Pascal (1893), entend déployer « l’histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». Néanmoins, Zola, alors jeune écrivain, entre dans le champ littéraire avec un recueil de contes et de nouvelles, intitulé Contes à Ninon qu’il publie en 1864 grâce aux relations qu’il a su construire alors qu’il travaillait pour la maison Hachette. Zola doit conquérir un lecteur qui ne le connaît pas, et ainsi imposer son nom dans le champ littéraire. Zola construit ainsi un scénario auctorial qu’il diffuse d’une part au sein même de son texte et d’autre part dans le dispositif médiatique de l’époque, à savoir la presse. Il tente alors de substituer une posture cohérente et cohésive à la publication éparse journalistique, donnant ainsi à son œuvre une valeur littéraire. Zola est certes bien l’auteur des contes parus dans la presse, son nom accompagne ces parutions. Néanmoins, la publication journalistique ne saurait prétendre, pour les récits brefs de Zola, à la construction d’une posture qui pourrait imposer le jeune écrivain dans le champ littéraire. En effet, les récits brefs que Zola recueille paraissent dans divers journaux : ils n’ont alors pas le même lecteur, et la reprise des textes dans différents contextes et cotextes ne peut leur conférer une cohérence logique dans une perspective globale. La poétique fragmentaire, propre au support journalistique, ne peut parvenir, à l’instar du recueil, à faire des récits ainsi dispersés un ensemble cohésif. En dédiant une nouvelle fois ses récits à Ninon en 1874 avec le recueil Nouveaux Contes à Ninon, Zola entend établir un lien entre les deux œuvres, et par ce dialogue intertextuel, mettre en évidence la cohésion de son œuvre et celle de sa figure d’écrivain. Les récits brefs publiés dans la presse entre 1868 et 1873, et recueillis dans les Nouveaux Contes à Ninon, sont particulièrement intéressants : contemporains des premiers romans des Rougon-Macquart, ils se présentent comme des esquisses – nous y reviendrons.
À plusieurs reprises, Zola puise dans sa production journalistique afin d’élaborer des recueils qui, loin de constituer de simples anthologies, se construisent selon une poétique mise en scène par l’écrivain, le recueil donnant alors un sens à la poétique fragmentaire constitutive du support journalistique. Zola rédige de nombreux articles littéraires et journalistiques pour la revue russe Le Messager de l’Europe à partir de 1875 : de ses écrits, deux recueils naîtront, Le Capitaine Burle en 1882 et Naïs Micoulin en 1883. Zola collabore à plusieurs journaux français tels que La Cloche, La Tribune, Le Figaro en parallèle de son activité de romancier. Cette partie de son œuvre est donc tout aussi considérable que la rédaction de ses romans.
Zola publie moins de fictions brèves dans les journaux à partir de 1880, son aisance financière, gagnée notamment grâce au succès de L’Assommoir, lui permettant désormais de se libérer de cette source de revenus. Mais il est à noter qu’il n’abandonne pas totalement la forme brève. Alors qu’il est en exil en Angleterre à la suite du procès à son encontre pour le rôle qu’il joua durant l’Affaire Dreyfus, Zola écrit en 1898 « Angeline » qu’il fait publier un an plus tard en France.
Ainsi, le roman et le récit bref constituent deux formes narratives disponibles dans le champ médiatique et littéraire de la seconde moitié du XIXe siècle pour des écrivains du réel qui entendent donner du monde qui les entoure la représentation la plus totale qui soit. Et d’un genre à l’autre, dans cette représentation du réel qui ambitionne la totalité, les enjeux esthétiques et poétiques de chaque forme sont à interroger dans les relations circulaires qu’elles entretiennent.
D’une forme à l’autre : enjeux esthétiques et poétiques
Concurrence du bref et du long ?
Confronter les nouvelles et les romans d’un même écrivain permet de comprendre comment le bref est envisagé par rapport au long, dans une même ambition de saisir le réel. Ces deux formats s’articulent de manière très diverse et flexible ; des liens se tissent entre ces deux ensembles. Si certaines nouvelles constituent l’état préparatoire d’une séquence ou d’une intrigue romanesque, l’inverse est également avéré, comme l’ont montré depuis longtemps les spécialistes de Maupassant. Il n’est pas toujours évident d’établir quel texte, de la nouvelle ou du roman, a été rédigé en premier : l’écriture du roman Une vie (1883) est-elle antérieure ou postérieure à celle de nouvelles comme « Par un soir de printemps » et « Le Saut du berger », qui s’apparentent clairement à certains de ses chapitres ? Le récit bref n’est ni un brouillon, ni un abrégé du roman : d’autres perspectives, plus complexes et approfondies, s’imposent pour cerner le phénomène.
La nouvelle apparaît souvent comme une esquisse du roman, comme une sorte de laboratoire, dont la forme se prête davantage aux expériences poétiques et sociologiques. Elle peut apparaître comme complémentaire du roman en traitant un même sujet mais de manière différente, dans une perspective modifiée, voire parodique. Avant d’en venir à cette étape, l’on peut avancer l’idée que le récit bref peut constituer une forme d’esquisse du roman qui sera par la suite retravaillée par le romancier. C’est ainsi le cas de la nouvelle « Le Forgeron », publié en 1874 dans Les Nouveaux Contes à Ninon et dont le personnage éponyme constitue un premier croquis de Goujet dans L’Assommoir (1877), ou encore de la nouvelle « Le Chômage » publiée dans le même recueil et dont l’intrigue et les personnages, sans identité encore, ont une parenté forte avec les futurs ouvriers misérables de Germinal (1885) et de L’Assommoir. La femme du chômeur dans « Le Chômage » partage le dénuement de Gervaise. Les crédits s’accumulent pour les deux femmes : la femme du chômeur « a épuisé les crédits : elle doit au boulanger, à l’épicier, à la fruitière, et elle n’ose plus même passer devant les boutiques8 », et en ce qui concerne Gervaise : « Rien que dans la rue de la Goutte-d’Or, elle n’osait plus passer devant le charbonnier, ni devant l’épicier, ni devant la fruitière9 ». Et le narrateur du récit bref de préciser : « Elle, heureusement a un bon homme, un mari qui ne boit pas10 », contrairement à Gervaise. Néanmoins, il convient de ne pas réduire les nouvelles à de simples esquisses. La polyphonie intertextuelle montre la richesse du dialogue entre les différentes œuvres de Zola. Et le genre de la nouvelle n’est pas inférieur à celui du roman : il est intrinsèquement autre.
Le bref semble, dans une certaine mesure, rivaliser par moments avec le roman en tant qu’œuvre-monde : le récit bref ne saurait produire le même effet de masse que peut faire naître chez le lecteur des cycles comme La Comédie humaine ou Les Rougon-Macquart. Toutefois, par sa poétique de la varietas, le récit bref entend offrir une vision totale qu’il atteint partiellement, ou tout du moins qu’il souhaite donner à lire comme tel. C’est ainsi que les récits brefs, à l’instar des romans, peuvent se construire sur des mises en série comme en témoignent les récits « Comment on meurt » ou « Comment on se marie » de Zola. Le titre indique d’emblée que le texte propose une entreprise panoramique recensant les différentes manières de mourir et de se marier dans plusieurs milieux sociaux. Ces deux groupes de récits brefs présentent un découpage sociologique descendant similaire : des nobles usés, des bourgeois aisés, des petits commerçants, des ouvriers, et dans « Comment on meurt », également des paysans. Comme l’analyse Roger Ripoll dans son édition de La Pléiade des Contes et nouvelles de Zola :
La conception qui organise cette suite de récits est celle que l’on trouve à l’origine des Rougon-Macquart et qui, au moment même où Zola écrit Comment on meurt, vient de s’affirmer avec une force accrue dans L’Assommoir : la société est faite de milieux juxtaposés, complètement clos, n’entretenant pratiquement aucun rapport11.
Une même perspective est adoptée et pour les romans et pour les récits brefs, il s’agit ainsi d’une question d’échelle. Ces deux mises en série sociologiques, par la mise en parallèle efficace que permet la condensation du bref, confrontent le lecteur, peut-être plus radicalement encore que le roman et les amples cycles romanesques, à l’irréductible division sociale et à l’impossible entrelacs de ses classes malgré une finalité commune à tous.
Et c’est plus particulièrement la forme du recueil qui permet de se rapprocher, sans toutefois s’y apparenter, à ce que l’œuvre-monde représente. La poétique du cycle ou de la série, que l’on considère souvent, à tort, comme spécifiquement romanesque, est souvent mobilisée dans le domaine des récits brefs – écrire plusieurs nouvelles sur un même thème peut créer un effet-série, parfois souligné par un sur-titre coiffant l’ensemble des récits. Cette ambition sérielle est également présente dans des nouvelles comme « Les dimanches d’un bourgeois de Paris » de Maupassant et « La semaine d’une Parisienne » de Zola, dont le chapitrage – et déjà le titre là encore – inscrit ces textes dans une poétique cyclique, à petite échelle, et que le roman de Robert Caze La Semaine d’Ursule (1885) déploie à plus grande échelle, selon la même organisation poétique. Les recueils exploitent même la figure du personnage reparaissant à l’instar de ce que La Comédie humaine propose, c’est ce que l’on retrouve dans Soupes (1898) de Lucien Descaves où le narrateur homodiégétique ou encore le personnage du docteur Clarence par exemple, semblent reparaître d’une nouvelle à l’autre. Ces ensembles de récits étant souvent publiés dans la presse, dans la même rubrique et à intervalles réguliers, l’effet-support contribue à la mise en série.
Les recueils de nouvelles peuvent aussi proposer une série de variations autour d’une donnée initiale : c’est ce que l’on retrouve surtout chez Maupassant dont certains thèmes comme la filiation, la prostitution ou la mort reviennent de manière lancinante au sein d’un même recueil. L’on peut songer également au recueil Le Besoin d’aimer (1885) de Paul Alexis. Toutes les nouvelles figurant dans le recueil traitent du thème inscrit au seuil de l’œuvre : après une longue nouvelle intitulée « Le Collage », Paul Alexis propose cinq grandes séries contenant chacune plusieurs nouvelles qui sont autant de variations sur le sur-titre mentionné : « Les Vierges », « Les Filles », « Les Amants », « Les Cocus » et « Les Mères ». Dans cette sorte de recueil aux nouvelles émiettées – l’œuvre est dédiée aux Goncourt –, ces dernières se donnent à lire comme un panorama de la société où tous, hommes et femmes du peuple, bourgeois et aristocrates éprouvent le même besoin d’aimer, du domestique « Célestin Roure » qu’aucune femme n’aime à cause de son nez nauséabond jusqu’au « député » Saint-Évron qui triomphe grâce à la jeune marquise Aline, en passant par le chien Fanfan bleu qui, dans « Une belle vie », mène une vie de « don juan » avant de se retirer et de devenir « le baron Hulot lui-même » ! Ce recueil qui repose sur des variations du thème principal est fort intéressant à lire, et la multitude de situations dépeintes est notamment permise par le format bref qui, bien habilement, prend le temps de décrire et de mettre en scène nombre d’intrigues semblablement variées.
À petite vie, petit format ?
Le roman, genre qui n’est pas normé, a l’avantage de pouvoir devenir une œuvre-monde, par son ampleur et par la liberté narrative qu’il offre à l’écrivain du réel. Mais, à y voir de plus près, il apparaît que la nouvelle, genre peu normatif également, manifeste une flexibilité aussi grande qu’un roman, une certaine plasticité, et peut-être finalement une forme de simplicité riche de potentiel. Et l’une des notions clés de cette tension entre la saisie du réel en bref ou en long réside dans cette notion de simplicité.
Il s’agit là d’un autre objectif essentiel pour les écrivains du réel : une écriture de la transparence au service d’un récit résolument non-romanesque, sur le modèle de la « tranche de vie ». Or, faire simple semble a priori correspondre à la volonté de faire bref : quelques pages autour d’une intrigue unique, de personnages peu nombreux et d’un resserrement du cadre spatio-temporel sont plus transparentes qu’un roman ou qu’un cycle romanesque, lesquels mettent en présence maints personnages dans des intrigues multiples autant que dramatisées. Dès lors, il semble que l’exigence de simplicité réclame plutôt une œuvre brève, le roman, dans sa composition et ses effets, relevant a priori du complexe. Comment le réalisme exploite-t-il cette caractéristique des genres brefs ? Peut-on aller jusqu’à affirmer que le format se réduit en fonction de la simplicité du destin de son personnage ? Si Zola n’a pas gardé le titre La Simple vie de Gervaise Macquart, est-ce parce que la vie de cette dernière, telle qu’elle est dépeinte dans L’Assommoir, est loin d’être simple ? Bien évidemment, la question ne peut être posée de manière aussi naïve. Il s’agit davantage de se demander si le format a partie liée avec une quelconque dimension sociologique ou axiologique. L’œuvre est-elle courte parce que la vie de son personnage est modeste ? Dans son article « Les Vies minuscules de Lucien Descaves », Pierre-Jean Dufief explique ainsi à propos de ce petit naturaliste :
Il s’intéresse aux ‘‘petites’’ gens et rejette les grands hommes, ces forces mortifères, et sa peinture des humbles prend une portée volontiers idéologique […] Tandis que Zola amplifie, Descaves réduit, diminue par souci de vérité ; il semble voir tout en petit et il pratique constamment la miniaturisation, la réduction des espaces, le rapetissement des personnages ou l’effacement de l’intrigue12.
C’est ainsi que les trente-et-une nouvelles de son recueil Soupes donnent à lire des situations aussi modestes que celle d’un « Invalide » qui, dans la salle d’attente d’un dentiste, se plaint de sa bouche déformée par des charlatans, ou celle du petit Jean et de son père qui se promènent un soir « Ensemble ».
Si simplicité il y a dans les œuvres brèves, elle semble se situer du côté d’une esthétique de la concentration, de la condensation des effets, d’une volonté de synthèse. Dans leur ambition totalisante, les écrivains du réel semblent faire du bref un moyen d’atteindre une clarté plus grande grâce à l’usage de modèles réduits et de ce que l’on pourrait appeler des gros plans, des focales sur tel ou tel aspect que le roman développerait bien davantage ou noierait dans une masse d’informations environnantes. Ici, tout est question d’échelle, comme l’a montré Corinne Saminadayar-Perrin, dans son article « “Petits” naturalistes : questions d’échelle13 ». Le bref permettrait alors de s’attacher à un seul élément, et de démonter le fonctionnement dudit élément, ce qui rejoindrait là cette ambition des écrivains d’observer, de manière plus ténue, le réel pour en livrer une représentation plus aiguë au lecteur. C’est ce que l’on retrouve dans le bruit récurrent de la machine à coudre que ne cesse d’entendre chaque nuit le narrateur d’« Un cœur d’or » dans Soupes de Descaves, bruit symbolique s’il en est de la condition ouvrière en cette fin du XIXe siècle :
Ah ! C’est elle qui se moque du règlement d’administration publique fixant à onze heures, pour les femmes et le filles âgées de plus de dix-huit ans, la durée du travail quotidien ! Depuis une quinzaine elle mange en pédalant sur place, entre quatre murs, et dort, je crois bien, sur sa machine, comme un recordman échauffé. Mais elle m’intéresse infiniment plus que lui. La machine à coudre, c’est la bicyclette de l’ouvrière. Et je songe à la fatigue de n’aller nulle part, à l’invariable horizon de papier peint, au paysage à la chaux, et à cette auberge interdite, faute d’argent, que semble être, le long de la route illusoire, le bon lit, réparateur des forces14.
La machine à coudre symbolise cet impossible déclassement social. Ce simple objet que fait fonctionner l’ouvrière constitue l’arrêt de toute ambition. La « bicyclette de l’ouvrière », pour reprendre la métaphore du narrateur, fait du sur-place, et ne saurait délivrer la jeune femme de son travail de Sisyphe, l’empêchant même d’accéder au sommeil, dont la destination, le lit, lui est inenvisageable. La forme brève, en concentrant ses effets sur cet objet, en exploite toutes les potentialités symboliques afin de mieux saisir la représentation du réel à laquelle il correspond.
Ainsi, le roman et le récit bref, dans leur ambition commune de représenter le réel, déploient des stratégies poétiques et herméneutiques propres à leur forme. Et c’est dans leur mise en relation que la représentation du réel s’enrichit. Leur complémentarité peut paraître telle que l’on peut avancer l’hypothèse d’une espèce d’œuvre-monde bifrons dans laquelle le long et le bref constitueraient deux angles d’approche expérimentale du réel : l’un sérieux et l’autre plus léger, voire parodique.
L’œuvre-monde bifrons : entre sérieux et parodie ?
Si les écrivains du réel se sont investis aussi bien dans la brièveté des nouvelles que dans l’ampleur des romans, c’est probablement parce que les deux formes se combinent et entretiennent des rapports complémentaires dans leur entreprise de représentation totale du réel. Encore une fois, sans faire des récits brefs une œuvre-monde, il est intéressant d’analyser les modalités de représentation du réel propres au bref. Dès lors, des pistes d’étude apparaissent : d’une part, les récits brefs s’inscrivent, à leur échelle, dans la représentation totale déployée par l’œuvre-monde, dans laquelle, pour citer Marie-Ève Thérenty, « le désir de totalisation s’accompagne toujours de la constatation de la fragmentation du monde et de la nécessité d’accomplir la somme des fragments15 ». Sans réduire le conte et la nouvelle à un fragment, l’on peut tout de même noter que ces deux formes s’ancrent dans cette représentation du monde, et le roman, volume unique, ne suffisant pas, c’est vers les cycles et les séries que les écrivains se tournent, mais également vers les récits brefs. D’autre part, il est possible d’émettre l’hypothèse d’une œuvre-monde bifrons en ce que cette œuvre à l’ambition totalisante semble se dire selon deux modalités qu’il s’agira d’analyser en détail, mais que l’on peut dès maintenant présenter schématiquement en ces termes : alors que le roman, qui se veut scientifique, se placerait du côté du registre sérieux, le récit bref, quant à lui, constituerait son envers léger, voire parodique.
Et le bref et le long pour dire le réel dans sa totalité
Jacques Dubois, dans son article « Malédiction sociale et bénédiction romanesque », démontre que l’œuvre-monde est liée au « foisonnement des textes, à leur démultiplication en parties nombreuses, à l’effet cosmogonique qu’ils produisent. Nous avons bien à faire […] à des œuvres qui répondent à la pléthore du monde par leur propre pléthore16 ». Les romans de La Comédie humaine et des Rougon-Macquart sont ainsi cités comme exemplaires de cette expansion quasi tératologique dans ce qu’elle a de protéiforme, de féconde et de digressive. Les vingt romans de Zola témoignent de sa volonté de saisir au mieux le réel en tentant de dépeindre tous les milieux, toutes les classes et tous les appétits des quatre mondes qu’il envisage dans ses brouillons préparatoires : le « peuple » (Germinal, La Terre…), les « commerçants » (Au Bonheur des dames…), le « grand monde » (Son Excellence Eugène Rougon…), et « un monde à part » réunissant « putain [Nana…], meurtrier [La Bête humaine…], prêtre [La Faute de l’abbé Mouret…], artiste [L’Œuvre…] ». Ces divers mondes sont également représentés dans les récits brefs de Zola, dont la forme condensée permet des focales sur certains types et l’intensité d’effet ainsi mise en œuvre revêt une force qui « laisse dans l’esprit un souvenir bien plus puissant17 », pour citer Baudelaire analysant l’œuvre de Poe, que dans le roman qui, par son ampleur, ancre en son sein plusieurs types, plusieurs situations sans les isoler aussi efficacement que le récit bref. Une nouvelle comme « À quoi rêvent les pauvres filles » (1870) témoigne de cette caractéristique propre du bref qui vient alors enrichir le roman en lui tendant une sorte de miroir grossissant dont tire profit le lecteur. Ce récit bref de Zola constitue « un instantané d’une vie de misère anonyme, en face des satisfactions dont jouissent les puissants du jour18 » ; il donne à lire le portrait d’une jeune femme réduit au pronom personnel « Elle », figurant ainsi le type de l’ouvrière misérable. Le titre de la nouvelle est très vite contrarié par les premières phrases du récit qui soustraient toute échappatoire onirique à la réalité :
Elle a travaillé pendant douze heures. Elle a gagné quinze sous. Le soir, elle rentre à son taudis, le long des trottoirs blancs de gelée, grelottante sous son mince châle noir, maigre et furtive, avec cette hâte peureuse des pauvres bêtes abandonnées19.
Le sommaire de cette vie, nous le retrouvons plus amplement dépeint, dans des romans comme L’Assommoir avec le personnage de Gervaise Macquart. Le personnage de la nouvelle rêve de diamants en lisant dans un journal le récit d’un bal impérial qui l’éblouit et qui n’est pas sans rappeler La Curée :
« L’impératrice, en robe vert tendre, recouverte d’une demi-jupe, en tulle bouillonnant blanc, à lamé d’argent, garnie au bas et au corsage de martre zibeline. Dans les cheveux, des fleurs en boule de neige et un simple bandeau de diamants. Autour du cou, un velours noir sur lequel est appliquée une grecque en diamants admirables. » Toujours des diamants, et ici des diamants à enrichir cent familles. L’enfant ne lit plus. Elle s’est renversée sur sa chaise, elle songe20.
La composition en diptyque, que l’on retrouve également dans d’autres nouvelles de Zola, renforce la dichotomie des deux mondes représentés. D’une page à l’autre, de la réalité au rêve impossible, il n’y a que quelques lignes qui condamnent le personnage à une impossible ascension sociale. La réalité, tableau premier par sa place narrative et par sa portée sociologique, aboutit à ce rêve illusoire, tout en le mettant à distance.
Le récit bref dit ainsi le monde autrement, sous un autre angle, de manière plus aiguë, et ne cesse d’entretenir avec le roman un rapport de contiguïté, mais à une échelle autre. L’intensité des échanges entre récits longs et genres brefs va même amener la production de formes mixtes, en particulier de la part des écrivains que l’histoire littéraire a qualifiés de « petits » naturalistes. Ceux-ci expérimentent des dispositifs inédits problématisant différemment le rapport entre le court et le long. C’est ainsi que le recueil de nouvelles de Paul Alexis au titre paradoxal, Trente romans (1895), joue d’une tension non résolue : romans à faire, ou romans à ne plus faire ? Les trente récits semblent déployer des scénarios de romans virtuels dont l’actualisation semble confiée au lecteur, à défaut de l’être par l’auteur. Henry Céard, après avoir proposé avec Une Belle journée (1881) une sorte de modèle réduit de Madame Bovary, se lance dans un énorme roman total – le leitmotiv de l’œuvre de Wagner est à cet égard significatif –, à emboîtements génériques multiples : Terrains à vendre au bord de la mer (1906). Ce jeu entre court et long se cristallise aussi dans l’exacerbation de l’esthétique naturaliste qui va jusqu’à la parodie, et qui amène alors une réflexion autour de la figuration du réel.
Le bref en régime parodique
Il est alors intéressant de s’arrêter sur la manière dont le récit bref reconfigure des situations ou des systèmes de personnages, permet de créer des répliques miniatures, des modèles réduits, de ce que l’on peut retrouver sous une forme plus ample dans des romans. C’est ainsi que dans la nouvelle « La Fête à Coqueville » recueillie dans Le Capitaine Burle (1883), Zola situe son récit dans un village divisé par une haine ancestrale entre deux familles, les Mahé et les Floche – deux branches issues d’une même femme, Françoise. Les lignes liminaires sont à la nouvelle ce que La Fortune des Rougon est aux Rougon-Macquart :
Coqueville mériterait un historien. Il semble certain que le village, dans la nuit des temps, fut fondé par les Mahé, une famille qui vint s’établir là et qui poussa fortement au pied de falaise. […] sous Louis XIII, apparaît un Floche. […] Il épousa une Mahé, et dès ce moment un phénomène se produisit, les Floche prospérèrent à leur tour et se multiplièrent tellement, qu’ils finirent peu à peu par absorber les Mahé, dont le nombre diminuait, tandis que leur fortune passait aux mains des nouveaux venus. Sans doute, les Floche apportaient un sang nouveau, des organes plus vigoureux, un tempérament qui s’adaptait mieux à ce dur milieu de plein vent et de pleine mer. […] Les Mahé et les Floche se détestent. Il y a entre eux une haine séculaire. […] La vieille Françoise, une gaillarde de quatre-vingts ans qui vivait toujours, avait eu Fouasse d’un Mahé ; puis, devenue veuve, elle s’était remariée avec un Floche, et était accouchée de Tupain. De là, la haine des deux frères21.
L’écrivain met ici en abyme, en le parodiant, le modèle établi pour son cycle romanesque, et l’on reconnaît aisément, sous d’autres traits, les Rougon, les Macquart et l’ancêtre de toute la famille, Adélaïde Fouque. Que nous apprennent donc ces modèles réduits sur les poétiques narratives mises en œuvre dans la série du réel ? Dans quelle mesure le bref peut-il être envisagé comme une miniaturisation du long ? Quelles potentialités ces réductions permettent-elles de développer ? Inversement, quels sont les effets esthétiques mais aussi idéologiques de l’amplification qu’autorise le discours romanesque ?
Le bref comme envers du long ?
Enfin, il s’agit de s’interroger sur le bref comme envers du long. En effet, le roman, comme en témoignent la préface du roman des frères Goncourt cité préalablement, ou encore la rédaction du Roman expérimental (1880) par Zola, se donne comme la grande forme narrative sérieuse par excellence. Ceci n’est guère le cas des contes et des nouvelles, et il n’est à constater que le désintérêt de certains écrivains à l’égard de leurs propres productions. Cette déconsidération est le résultat de plusieurs facteurs d’illégitimité : les récits brefs sont issus des journaux, or la presse constitue un média qui n’est pas valorisé par nombre d’écrivains, à commencer par Zola qui qualifie en ces termes ses publications dans les journaux : « Feuilles jetées au vent, fleurs tombées à la boue, mélange de l’excellent et du pire, gâché dans l’auge commune22 ». Ce produit médiatique qu’est le récit bref est d’autant moins légitime qu’il s’écrit vite, et ne nécessite pas de longues enquêtes à l’instar du roman, genre plus sérieux à cet égard.
À lire les récits brefs des écrivains naturalistes, la nouvelle se situerait du côté du bas, pour reprendre une analyse bakhtinienne. Les nouvelles auraient quelque chose de ce « monde à l’envers » que présente Bakhtine dans son ouvrage de référence sur l’œuvre de Rabelais et la culture populaire. Cette impression est favorisée par le fait que le pourcentage de l’œuvre consacrée aux aspects triviaux est plus grande. Mais cette question de volume textuel est à combiner avec l’effet de centrage et de condensation permis par le bref. C’est ainsi que le recueil de nouvelles Simple histoire (1895) de Paul Margueritte propose vingt-sept histoires effectivement simples d’un point de vue narratif : le cadre spatio-temporel est très restreint, les personnages sont rapidement brossés, les intrigues sont ténues et prosaïques – une crise d’épilepsie, la fabrication d’une toile d’araignée qui distrait une famille, des ongles rongés… Le lecteur se retrouve ici du côté du léger, du divertissement, du comique. Le bref ne laisse guère le temps au sérieux d’advenir, ainsi de ce cor au pied d’une jolie fiancée que le nouvel époux a la mésaventure de découvrir :
Elle cachait sous sa chaise le pied qui portait un cor, elle le dissimula vite sous le bas et la chaussure, en se mordant la lèvre, parce que sa dent l’élançait23. Elle n’avait l’air ni bon, ni gai, ni heureux, et de tout le jour elle répondit froidement aux avances de son mari. Ce fut leur première bouderie24.
Le texte s’achève sur ces mots alors même que tout au long de la nouvelle, les nouveaux époux s’appréhendaient timidement pour leur premier bain ensemble. Ce fut ici comme une apparition, mais l’apparition bien décevante d’un cor ! N’y a-t-il pas là quelque chose d’authentiquement réel dans cet instant isolé d’une vie, qui n’en est pas représentatif, mais qui dit simplement le réel ?
En outre, un thème peut ainsi être traité de manière sérieuse dans un roman, mais de manière plus scabreuse dans un conte ou une nouvelle. Le dérisoire, le trivial ou encore le scatologique auraient-ils davantage leur place dans les petites formes qui dépeignent précisément les petites misères de la vie ? Les nouvelles sont-elles libérées du cadre contraignant et solennel imposé par la méthode expérimentale ? Le bref déploierait-il un naturalisme décomplexé, allégé du point de vue de la science ? La question de la réception est aussi primordiale : dans la forme brève, il semble que le comique soit davantage permis en ce que la distance avec le personnage est plus grande. Le lecteur n’a pas le temps de s’attacher aux personnages d’un conte ou d’une nouvelle, et accepterait ainsi plus aisément que les personnages en soient ridicules ou parodiques. À ce titre, on envisage difficilement un roman de plusieurs centaines de pages sur un cor ou sur un ver solitaire. Léon Hennique a entrepris, à plus petite échelle, avec « Benjamin Rozes », le récit d’un personnage dont toute l’histoire est centrée autour d’un ténia. Cette nouvelle est intéressante parce qu’elle invite le lecteur à découvrir un corps dans tout ce qu’il a de plus bassement physiologique, à lire finalement une sorte de « littérature putride » (Louis Ulbach) au premier degré.
On l’entendait gémir du grenier. Des morceaux de vers l’abandonnaient, se cassaient péniblement, mais la tête d’aiguille du bothriocéphale résistait à la médication. […] [C]urieux d’examiner les fragments du ver solitaire, on installa dans la chambre à coucher une antique chaise percée reléguée depuis plus de dix ans au fond d’un débarras. — Elle infecta la maison. — Suzanne avait beau courir dans les corridors, maintenir les odeurs sous un couvercle de sapin commandé exprès, elles s’échappaient néanmoins, s’emparaient des armoires, du linge, promenaient partout leur puanteur tiède25.
Cette description n’est pas sans rappeler l’une des fameuses caricatures du naturaliste Zola ! Le lecteur sait gré à l’écrivain de ces détails et de cette observation méthodique à la recherche de la tête du ver solitaire dans la chaise percée. La tonalité ironique, tout au long de la nouvelle, en radicalisant les procédés naturalistes, en montre les limites, et « Benjamin Rozes est à lire comme un symptôme précoce que le naturalisme est atteint lui aussi affecté d’un ver (pas si solitaire que ça…) qui vient le miner de l’intérieur26 ». Il y aurait encore beaucoup à dire sur la place de la parodie dans l’écriture naturaliste, plus particulièrement dans les œuvres des « petits naturalistes » dans lesquelles « les effets de concentration ou, au contraire, de désembrayage du récit interrogent, souvent sur le mode parodique, la question de la représentation – et les pouvoirs du récit, capable précisément d’orchestrer la fascination du presque rien, et de donner substance narrative au vide27 ».
Conclusion
L’œuvre-monde cristallise les enjeux qui se dessinent du long au bref. Les écrivains réalistes et naturalistes, en proposant des formats différents, ne font que rendre plus juste leur observation du monde. C’est le grand et le petit qui disent, de manière propre et également contiguë, le réel. Le roman est certes le genre le plus à même de saisir ce dernier par son ampleur narrative. Néanmoins, les formes brèves trouvent également une place dans cette représentation, par ses sujets mêmes ou par ses modalités de représentation.
Les tensions entre le bref et le long dépassent cependant les genres narratifs, et il serait intéressant d’étudier comment le théâtre, et plus précisément les adaptations théâtrales des œuvres naturalistes, de Zola notamment, forment, autour des romans et des récits brefs, une sorte de constellation qui pourrait être comprise sur le mode de la déclinaison, et l’on songe ici à la pièce Renée (1887) qui joue du roman La Curée et de la nouvelle Nantas dans un dispositif scénique aux modalités de représentation du réel encore autre, encore différent.
1 Marie-Ève Thérenty, « Avant-propos », L’œuvre-monde au XIXe siècle, Romantisme, n°136, Armand Colin, 2e trimestre, juin 2007.
2 Émile Zola, « À Ninon », Nouveaux Contes à Ninon, Contes et nouvelles, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, p. 403.
3 Marie-Ève Thérenty, « Avant-propos », L’œuvre-monde au XIXe siècle, op.cit.
4 Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion, « Romantisme et modernités », 2003.
5 Edmond et Jules de Goncourt, « Préface », Germinie Lacerteux, Paris, Charpentier, 1864.
6 Thomas Conrad, Poétique des cycles romanesques de Balzac à Volodine, Paris, Classiques Garnier, « Théorie de la littérature », 2016, p. 12.
7 Émile Zola, « Les Romanciers contemporains », Le Messager de l’Europe, septembre 1878.
8 Émile Zola, « Le Chômage », Nouveaux Contes à Ninon, Contes et nouvelles, op. cit., p. 462.
9 Émile Zola, L’Assommoir, Les Rougon-Macquart, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », vol. II, 1961, p. 644.
10 Émile Zola, « Le Chômage », Nouveaux Contes à Ninon, Contes et nouvelles, op. cit., p. 462.
11 Roger Ripoll, Contes et nouvelles, op. cit., p. 1484.
12 Pierre-Jean Dufief, « Les Vies minuscules de Lucien Descaves », Les Cahiers naturalistes, n°94, 2020.
13 Corinne Saminadayar-Perrin, « ‘‘Petits’’ naturalistes : questions d’échelle », Les Cahiers naturalistes, op. cit.
14 Lucien Descaves, « Un cœur d’or », Soupes, Paris, Stock, 1898.
15 Marie-Ève Thérenty, « Avant-propos », art. cit.
16 Jacques Dubois, « Malédiction sociale et bénédiction romanesque », op.cit., p. 88.
17 Charles Baudelaire, « Notes nouvelles sur Edgar Poe », Nouvelles histoires extraordinaires, Paris, A. Quantin, 1857.
18 Roger Ripoll, Contes et nouvelles, op. cit., p. 1343.
19 Émile Zola, « À quoi rêvent les pauvres filles ? », Contes et nouvelles, op. cit., p. 370.
20 Ibid., p. 371.
21 Émile Zola, « La Fête à Coqueville », Le Capitaine Burle, Contes et nouvelles, op. cit., p. 684.