Avec đ™šđ™© contre tous : l’imaginaire de la foule dans deux films de King Vidor

Plan de l'article :

  • Du rĂȘve amĂ©ricain au New Deal : de l’individu au collectif
    • Le rĂȘve amĂ©ricain : une politique de l’ascension

    • L’ùre du New Deal : du destin individuel Ă  la destinĂ©e collective

  • PlasticitĂ© et symbolisme : reprĂ©senter la foule
    • Rire et pleurer avec la foule
    • CaractĂ©riser
 au risque de dissoudre

 

King Vidor (1894-1982) est un cinĂ©aste amĂ©ricain dont l’Ɠuvre aura Ă©pousĂ© la complexitĂ© du XXe siĂšcle en le traversant en grande partie. AprĂšs des Ă©tudes Ă  la Peacock Military Academy de San Antonio puis Ă  l’universitĂ© de Maryland, il tourne ses premiers documentaires consacrĂ©s successivement aux manƓuvres de l’armĂ©e amĂ©ricaine lors de la rĂ©volution mexicaine de 1912 ; Ă  la course automobile de Galveston puis Ă  l’industrie du sucre. Verra-t-on, dans le choix de ces premiers sujets, un signe avant-coureur des deux veines, lyrique et rĂ©aliste, qui traverseront toute son Ɠuvre ? On retrouvera en tout cas une certaine exaltation lyrique dans La Grande Parade1 (The Big Parade, 1925) contrebalancĂ©e quelques annĂ©es plus tard par une veine plus rĂ©aliste et plus sociale, celle de La Foule (The Crowd, 1928) ou de Notre pain quotidien (Our Daily Bread, 1934). CinĂ©aste des grandes fresques Ă  la vision Ă©pique et baroque (Duel au soleil, 1946 ; Guerre et Paix, 1956), il sait aussi rendre ses rĂ©cits plus intimistes lorsqu’il s’agit de dĂ©peindre le quotidien d’anonymes en difficultĂ©.

Ces deux veines, que d’aucuns qualifieront de paradoxales, sont Ă  l’image de l’ambiguĂŻtĂ© idĂ©ologique qui traverse la filmographie de King Vidor. Une vision de l’humanitĂ© qui Ă©pouse, nous allons le voir, les soubresauts de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle. Sorti en 1928, La Foule est un film-tĂ©moin qui illustre parfaitement la fissure qui craquĂšle progressivement le rĂȘve amĂ©ricain Ă  l’aube de la crise financiĂšre d’octobre 1929 ; krach boursier qui entraĂźnera l’AmĂ©rique dans la Grande DĂ©pression. Film-tĂ©moin parce que l’on y suit le destin de John Sims (James Murray), un jeune homme ambitieux qui embarque pour New York dans le but de « devenir quelqu’un » ; maniĂšre pour lui d’exaucer le rĂȘve de son dĂ©funt pĂšre, mort lorsqu’il Ă©tait enfant. John y rencontre Mary (Eleanor Boardman), une femme courageuse et lucide qui le soutient tout au long de ses tentatives de succĂšs. Mais John se heurte rapidement Ă  l’impossibilitĂ© de s’extraire de la foule, une entitĂ© dont Vidor fait quasiment un personnage Ă  part entiĂšre. AcculĂ© et sur le point de perdre sa femme, John revoit ses prioritĂ©s et accepte de faire partie du commun des mortels, perdant en ambition ce qu’il gagne en maturitĂ©.

Six ans plus tard, en 1934, alors que l’AmĂ©rique est entrĂ©e de plein fouet dans l’ùre de la Grande DĂ©pression, King Vidor rĂ©alise Notre pain quotidien, seconde partie du diptyque qu’il constitue avec La Foule. On y retrouve les deux mĂȘmes personnages, John et Mary Sims, cette fois interprĂ©tĂ©s respectivement par Tom Keen et Karen Morley. La situation du couple semble n’avoir guĂšre changé : ils vivent dans un petit appartement new yorkais et peinent toujours Ă  s’acquitter de leur loyer. Leur vie connaĂźt un nouveau tournant lorsque l’oncle de Mary leur propose de reprendre l’une de ses fermes, hypothĂ©quĂ©e et Ă  l’abandon. D’abord sĂ©duits par l’idĂ©e, John et Mary se heurtent Ă  la difficultĂ© du travail de la terre auquel ils ne connaissent rien. AprĂšs avoir rencontrĂ© Chris, un homme dĂ©brouillard qui l’aide Ă  dĂ©fricher le terrain, John a l’idĂ©e de faire du lieu une communautĂ© agraire indĂ©pendante et autosuffisante dans laquelle tout le monde Ɠuvrerait pour le bien commun. De la foule dont il s’agit de s’extraire, John Sims est cette fois confrontĂ© au collectif qu’il faut apprendre Ă  diriger. Composer avec les individualitĂ©s tout en ne constituant qu’un seul et mĂȘme groupe, tel est l’enjeu de la seconde partie du diptyque.

Du premier au second film, le groupe est donc d’abord reprĂ©sentĂ© comme une foule, masse indistincte Ă  la plasticitĂ© changeante et mouvante ; puis comme un collectif plus complexe qui serait l’addition d’une multitude d’individus cherchant Ă  faire bloc contre la crise sociale. On cherchera donc Ă  montrer, dans cet article, comment la mise en scĂšne de King Vidor consiste Ă  installer une dialectique qui n’est plus celle – pure opposition – de l’« envers et contre tout » mais plutĂŽt celle, bien plus complexe et fluctuante, de l’« avec et contre tous ». Cette dialectique pousse Vidor Ă  adopter une position idĂ©ologique atypique et ambigĂŒe vis-Ă -vis du rĂȘve amĂ©ricain puis du New Deal initiĂ© par le prĂ©sident des États-Unis d’alors : Franklin Delano Roosevelt.

 

Du rĂȘve amĂ©ricain au New Deal : de l’individu au collectif

Le rĂȘve amĂ©ricain : une politique de l’ascension

Dans un article rĂ©cemment paru dans le New York Times au moment des Ă©lections de mi-mandat aux États-Unis qui laissaient craindre une fragmentation idĂ©ologique inĂ©dite de la population, Jazmine Ulloa rappelle que si « la premiĂšre occurrence imprimĂ©e de l’expression “rĂȘve amĂ©ricain” se trouve dans une publicitĂ© pour matelas datant de 19302 », elle est pourtant attribuĂ©e Ă  l’économiste James Truslow Adams qui dĂ©veloppe le concept dans son ouvrage The Epic of America publiĂ© en 1931. CitĂ© par Ulloa, J. T. Adams en donne cette dĂ©finition : « “Un pays de rĂȘve oĂč la vie peut ĂȘtre meilleure, plus riche et plus Ă©panouissante pour tous.”3 ». Concept progressiste au dĂ©part, c’est l’État qui se porte garant de cette promesse d’élĂ©vation au sein de la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine et ce, malgrĂ© le contre-pouvoir du monde des affaires. Le rĂȘve amĂ©ricain encourage donc la population Ă  croire dans les institutions susceptibles de leur procurer une « maison avec une clĂŽture blanche4 » – symbole ultime d’accomplissement – en Ă©change d’une volontĂ© d’acier et d’une forte capacitĂ© de travail.

Paradoxalement, si le concept n’a Ă©tĂ© popularisĂ© qu’au dĂ©but des annĂ©es 1930, La Foule de King Vidor, sorti dĂšs 1928, en est une illustration intĂ©ressante. PrĂ©tentieux, sĂ»r de sa rĂ©ussite future, John Sims dĂ©barque Ă  New York dans l’espoir que l’on lui « donne sa chance », comme il l’affirme Ă  un inconnu arborant des vĂȘtements sombres sur le pont du bateau5. L’image est symbolique et la mise en scĂšne loin d’ĂȘtre anodine : la ville apparaĂźt au loin, comme en vision subjective, avant que l’on ne dĂ©couvre John, habillĂ© de couleurs claires, accoudĂ© Ă  la rambarde, rĂȘveur. Lors du bref Ă©change entre les deux hommes, Vidor joue de l’opposition chromatique entre les deux vĂȘtements, John incarnant l’innocence tandis que son compatriote de fortune est reprĂ©sentĂ© comme un oiseau de mauvais augure dont le discours, bien plus pessimiste, sonne comme un avertissement auquel le jeune homme ambitieux reste sourd.

S’ensuit l’une des sĂ©quences les plus cĂ©lĂšbres et les plus vertigineuses du film6 : une succession de plans courts, la plupart du temps en plongĂ©e, reprĂ©sentant la foule grouillante dans les rues de New York. L’usage rĂ©current du fondu enchaĂźnĂ©, mais aussi le jeu sur les reflets dans les vitres accentuent encore cette impression de fourmillement dans lequel l’Ɠil se perd, Ă  l’image du personnage qui s’apprĂȘte Ă  s’y fondre. La sĂ©quence s’achĂšve d’ailleurs sur l’un des plans les plus cĂ©lĂšbres de l’Histoire du cinĂ©ma : la camĂ©ra, dont la contre-plongĂ©e renforce dĂ©sormais l’impression de grandeur, filme un gratte-ciel avant de s’élever quasiment jusqu’à son sommet. Un panoramique permet alors Ă  la camĂ©ra de se repositionner face aux fenĂȘtres de l’immeuble avant qu’un mouvement avant ne nous fasse pĂ©nĂ©trer Ă  l’intĂ©rieur d’une immense salle oĂč sont alignĂ©s une multitude de bureaux. La camĂ©ra continue son avancĂ©e et entame sa descente progressive jusqu’au bureau de John qui se dĂ©tache de tous les autres. La sĂ©quence s’achĂšve sur un gros plan de la plaque portant son nom et son matricule : n°137.

Tout le concept du rĂȘve amĂ©ricain – les promesses comme les difficultĂ©s qu’il sous-tend – est contenu dans cette sĂ©quence. Le plan d’élĂ©vation et de descente, bien que truquĂ©, est prĂ©sentĂ© comme un mouvement unique. Il s’agit donc de se dĂ©tacher de la foule aux visages indistincts pour atteindre les hautes sphĂšres et ainsi « devenir quelqu’un ». Du moins est-ce l’ambition initiale. Mais toute la dialectique du film rĂ©side en fin de compte dans le second temps, celui de la descente, qui isole John tout en le remettant Ă  sa place : celle d’un simple employĂ© parmi tant d’autres. Le mouvement ascendant symboliserait donc l’aspect fantasmatique du rĂȘve amĂ©ricain tandis que le mouvement descendant rĂ©sumerait davantage l’enjeu dramaturgique liĂ© au personnage : devenir soi avant de devenir quelqu’un d’important. Comme le rappelle justement Jean Mitry, La Foule tient davantage d’un rĂ©alisme « psychologique » que du rĂ©alisme « social7 ».

Cette volontĂ© d’élĂ©vation au sein de la sociĂ©tĂ© est encore symbolisĂ©e quelques minutes plus tard dans le film par le trajet en bus8. John vient de rencontrer Mary et cherche Ă  l’impressionner, notamment par son assurance quelque peu supĂ©rieure. AprĂšs un plan furtif montrant une rue bondĂ©e de monde, John s’adresse Ă  Mary en regardant au loin et s’exclame : « Regardez cette foule. Tous ces pauvres nigauds qui marchent dans le mĂȘme sens. » Pourtant, le car dans lequel les quatre amis se trouvent semble aller dans la mĂȘme direction. Quelques instants plus tard, c’est un homme-sandwich qui attire l’attention de John : « Il a l’air malin ! Je suis sĂ»r que son pĂšre croyait qu’il deviendrait prĂ©sident. » L’homme-sandwich est alors filmĂ© en plongĂ©e, comme vu depuis le bus, symboliquement Ă©crasĂ© par le sentiment de supĂ©rioritĂ© du jeune homme. Le choix du bus Ă  Ă©tage est tout sauf anodin : il permet Ă  John de dominer la foule, tenue Ă  distance visuellement et physiquement. Ironie du sort autant que mĂ©canisme dramaturgique cruel : Ă  la fin du film, John n’aura d’autre choix, pour sauver son mariage, que d’accepter le rĂŽle de l’homme-sandwich en revĂȘtant le mĂȘme costume de clown.

Six ans plus tard, Notre pain quotidien semble achever dĂ©finitivement cette politique de l’ascension liĂ©e au rĂȘve amĂ©ricain et ce, dĂšs la sĂ©quence d’ouverture. On retrouve John et Mary, toujours Ă  l’étroit dans un appartement new yorkais. Dans les premiers plans9, un homme entreprend pĂ©niblement l’ascension des diffĂ©rents Ă©tages le menant au logement du couple pour rĂ©clamer le paiement d’un loyer. L’effort de l’homme – et la rĂ©pĂ©tition d’un plan quasi-similaire d’un Ă©tage Ă  l’autre – indiquent, de façon insidieuse, que l’immeuble ne bĂ©nĂ©ficie pas d’un ascenseur. Tout l’enjeu narratif de ce second volet consistera Ă  opĂ©rer une transition du haut vers le bas, de la ville et ses immeubles Ă©triquĂ©s Ă  la campagne et ses champs Ă  perte de vue, des hautes sphĂšres impossibles Ă  atteindre Ă  la terre originelle.

Le rĂȘve amĂ©ricain, dont le concept n’a pas encore Ă©tĂ© officiellement thĂ©orisĂ© Ă  l’époque de la rĂ©alisation de La Foule, semble donc dĂ©jĂ  se fissurer dans les deux films de King Vidor. Si cette remise en cause peut sembler anodine, Jean Mitry rappelle, dans le tome 3 de son Histoire du cinĂ©ma muet, que c’est loin d’ĂȘtre le cas :

Non seulement le couple y est dĂ©crit dans les efforts qu’il fait pour opposer l’amour Ă  l’agitation urbaine, Ă  la foule, aux conventions sociales, mais, chose toute nouvelle dans le cinĂ©ma amĂ©ricain oĂč l’apologie de la rĂ©ussite, de l’arrivisme, de la dĂ©brouillardise paraissait en filigrane Ă  travers le moindre film des annĂ©es vingt, le confort, la situation, le bien ĂȘtre, modĂšles sociaux jusqu’alors indestructibles, avouent ici leur fragilitĂ©, leur incertitude. Le chĂŽmage, l’insĂ©curitĂ© s’y rĂ©vĂšlent possibles, voire frĂ©quents10.

La derniĂšre partie du film, beaucoup plus sombre, montre en effet en quelques images « l’approche du dĂ©sastre Ă©conomique d’octobre 192911 » lorsque John, qui renonce Ă  se suicider en prenant conscience de l’amour que lui voue son fils, se heurte une fois encore Ă  la foule. Mais il s’agit cette fois d’une foule de travailleurs qui font la queue dans l’espoir de trouver un emploi. Nous le verrons, ce second visage de la foule, socialement identifiable, annonce celle de Notre pain quotidien. Jean Mitry ajoute, dans sa section consacrĂ©e Ă  La Foule, que le film fut mal accueilli Ă  sa sortie :

Bien que La Foule ait Ă©tĂ© un relatif succĂšs commercial mais Ă  retardement – le film dĂ©plut singuliĂšrement Ă  l’époque. Son pessimisme n’était pas “dans le ton”. HabituĂ© Ă  rĂȘver devant les contes de fĂ©es fabriquĂ©s Ă  profusion par Hollywood, le public amĂ©ricain ne se reconnaissait pas dans ce miroir cependant lucide ou refusait de s’y reconnaĂźtre. DĂ©concertĂ© d’y voir l’image de son existence rĂ©elle et plus du tout celle rĂ©confortante de ses rĂȘves ou de ses illusions, il refusait de se voir autre que ce qu’il voulait ou croyait ĂȘtre12.

Le spectateur a beau refuser de voir le rĂȘve amĂ©ricain s’étioler, le krach boursier de 1929 l’obligera Ă  repenser en partie sa conception de l’émancipation individuelle et sa confiance dans les institutions. La fin de La Foule est Ă  ce titre trĂšs reprĂ©sentative de cette idĂ©e : John, pour faire des rencontres prometteuses, ne peut dorĂ©navant compter que sur lui-mĂȘme mais doit surtout rĂ©apprendre Ă  rire et, in fine, Ă  communier avec le peuple. Un ample mouvement arriĂšre effectuĂ© par la camĂ©ra part de son siĂšge pour mieux le noyer une derniĂšre fois au sein d’une foule immense de spectateurs venus se divertir et fuir ainsi temporairement la crise qui menace Ă  l’extĂ©rieur.

 

L’ùre du New Deal : du destin individuel Ă  la destinĂ©e collective

Nous avions donc quittĂ© John Sims plus dĂ©mocrate que rĂ©publicain Ă  la fin de La Foule. Ce dernier semblait en effet avoir compris qu’il ne parviendrait Ă  s’élever au sein de la sociĂ©tĂ© qu’en acceptant de faire corps avec le peuple et les institutions. Notre pain quotidien emprunte le mĂȘme chemin puisque John et Mary acceptent l’offre de l’oncle Anthony consistant Ă  reprendre l’une de ses fermes laissĂ©es Ă  l’abandon pour la rendre fertile et faire ainsi fortune. Or, l’oncle Anthony est une parfaite incarnation du prĂ©sident Roosevelt qui, Ă  travers le concept de « New Deal » en 1934, encourage les personnes au chĂŽmage Ă  migrer Ă  la campagne et Ă  s’emparer des travaux agraires en crĂ©ant notamment des coopĂ©ratives. Mais Vidor va encore plus loin que ne l’avait probablement imaginĂ© Roosevelt puisque John et Mary proposent Ă  la foule de travailleurs venue les rejoindre de crĂ©er une communautĂ© agricole autogĂ©rĂ©e, autosuffisante et reposant sur l’échange de services. Une vision du collectif qui poussa un certain pan de la presse de droite Ă  qualifier le film de « pinko13 » Ă  l’époque, c’est-Ă -dire proche de l’idĂ©ologie communiste. De plus, il est intĂ©ressant de relever que ce n’est pas John qui s’auto-proclame chef, c’est le collectif qui le dĂ©signe ainsi. Un choix relevant de la majoritĂ© mais non dĂ©cidĂ© Ă  l’unanimitĂ© puisque Vidor montre parfaitement que d’autres systĂšmes d’organisation (parfois encore plus Ă©galitaires, parfois plus traditionnels) avaient Ă©galement Ă©tĂ© envisagĂ©s par le groupe.

Notre pain quotidien offre donc encore plus d’épaisseur Ă  la caractĂ©risation du personnage de John qui parvient finalement Ă  s’élever hiĂ©rarchiquement mais surtout « dĂ©mocratiquement » au-dessus de la foule tout en restant confrontĂ© Ă  la misĂšre. Bien que les principaux traits de caractĂšre de John n’aient probablement guĂšre changĂ©, il est fort intĂ©ressant d’observer que c’est avant tout son rapport aux autres qui lui permet d’évoluer. Que ce soit dans La Foule ou dans Notre pain quotidien, John est sommĂ© de faire avec plutĂŽt que contre s’il veut espĂ©rer qu’on lui donne sa chance. D’un film Ă  l’autre, il s’agit donc de doucher les espoirs liĂ©s Ă  une destinĂ©e individuelle et individualiste pour mieux s’ancrer au sein d’une destinĂ©e collective qui permet, paradoxalement, de « devenir soi » – plutĂŽt que quelqu’un – en trouvant sa juste place dans le collectif et, finalement, dans la sociĂ©tĂ© des Hommes. Il convient toutefois de nuancer cette idĂ©e.

Contrairement aux grands films du cinĂ©aste russe SergueĂŻ Eisenstein tels que La GrĂšve (1925) ou Le CuirassĂ© Potemkine (1925) qui abandonnaient la destinĂ©e individuelle d’un personnage principal au profit d’une masse hĂ©roĂŻque et indistincte, les deux films de King Vidor conservent, dans la pure tradition dramaturgique hollywoodienne, une narration axĂ©e sur les deux personnages principaux que sont John et Mary Sims. C’est peut-ĂȘtre lĂ  que rĂ©sident Ă  la fois la complexitĂ© et le paradoxe idĂ©ologiques du second volet du diptyque : prĂŽner l’effort collectif tout en conservant sa singularitĂ©, s’accomplir (enfin) grĂące Ă  la foule tout en continuant Ă  se diffĂ©rencier d’elle. À cet Ă©gard, la toute derniĂšre image de Notre pain quotidien illustre ce paradoxe : alors que King Vidor montrait14 – en convoquant un imaginaire quasi biblique – le groupe se baignant de joie dans la boue aprĂšs ĂȘtre parvenu Ă  irriguer le champ qui assurait leur subsistance, les deux derniers plans en plongĂ©e dĂ©voilent John et Mary dominant, depuis leur calĂšche, le champ oĂč s’activent les ouvriers agricoles. Tandis que le film s’évertuait Ă  faire du collectif une somme d’individus caractĂ©risĂ©s, Ă  la toute fin, seul se distingue au milieu de la foule le jeune couple ambitieux. Le rĂȘve amĂ©ricain, bien que s’apparentant davantage Ă  un mythe dĂ©cennies aprĂšs dĂ©cennies, n’en demeure pas moins toujours plus fort et plus vivace que l’utopie d’une communautĂ© Ă©galitariste et fraternelle dans l’imaginaire hollywoodien. King Vidor n’est pas SergueĂŻ Eisenstein et le film, bien que tentĂ© par une idĂ©ologie proche du communisme, se referme sur un plan qui renvoie plutĂŽt Ă  un systĂšme capitaliste. À ce titre, Michel Ciment, dans sa critique poussĂ©e du film, a bien raison de souligner le dĂ©bat que provoqua Notre pain quotidien Ă  sa sortie : qualifiĂ©, nous l’avons dit, de « pinko » par la presse de droite, il fut dans le mĂȘme temps, analysĂ© comme une « Ɠuvre de propagande capitaliste15 » par d’autres. Engageant ses deniers personnels pour produire le film dont ne voulaient aucune des grandes compagnies cinĂ©matographiques amĂ©ricaines, King Vidor Ă©tait peut-ĂȘtre davantage un « anarchiste hollywoodien16 » comme le qualifia alors The New Masses ; un anarchiste qui ne pouvait choisir entre l’émancipation individuelle promise par le rĂȘve amĂ©ricain et la force du collectif insufflĂ©e par les mesures prises durant la pĂ©riode du New Deal.

Peut-ĂȘtre faut-il aussi se pencher sur la reprĂ©sentation de la foule Ă  l’écran pour tenter de mieux saisir ce qu’elle symbolise ou ce qu’elle tente de signifier.

 

Plasticité et symbolisme : représenter la foule

Rire et pleurer avec la foule

On l’a assez peu relevĂ© dans les diffĂ©rentes analyses consacrĂ©es au film mais ce qui contribue grandement Ă  « caractĂ©riser » la foule dans le film Ă©ponyme, ce sont les cartons et les dialogues. L’un des cartons est particuliĂšrement signifiant et les difficultĂ©s Ă  le traduire ne font qu’en rĂ©vĂ©ler l’importance. John et Mary viennent de perdre leur petite fille, renversĂ©e par un camion. Tandis qu’ils se rendent aux funĂ©railles17, accablĂ©s par le chagrin, un carton surgit Ă  l’écran : “The crowd laughs with you always
 but it will cry with you for one only day.” L’édition DVD de Bach films propose la traduction suivante : « La foule rit toujours avec l’homme heureux. Mais elle se lasse vite du malchanceux18. » Une autre traduction, proposĂ©e par la CinĂ©mathĂšque Française lors d’une rĂ©trospective consacrĂ©e Ă  King Vidor en 200719 est moins poĂ©tique mais sans doute plus proche de la phrase originale : « La foule rit toujours avec vous mais elle ne pleure avec vous qu’une fois. » Cette seconde traduction est d’autant plus juste qu’elle est Ă  l’image du film. Si la foule est toujours prĂ©sente lorsque John connait un Ă©vĂ©nement important dans vie (la rencontre avec Mary ; la mort de sa fille ; l’obtention d’un emploi et une probable belle rencontre professionnelle dans la derniĂšre sĂ©quence), elle ne semble vĂ©ritablement heurtĂ©e par son destin qu’une seule fois : lors de la mort du pĂšre.

Dans un plan devenu cĂ©lĂšbre20, tournĂ© en plongĂ©e, la foule s’est amassĂ©e derriĂšre John, enfant alors, au pied de l’escalier qui le conduit jusqu’à l’appartement oĂč son pĂšre vient de mourir. John monte lentement et se rapproche progressivement de la camĂ©ra Ă  mesure qu’il se dĂ©tache de la foule de passants venus observer la scĂšne. Cette ascension est Ă©videmment symbolique : chaque marche sĂ©pare un peu plus John du monde insouciant de l’enfance pour faire de lui un jeune homme – un jeune homme qui connaĂźt son premier drame personnel. Mais chaque marche le sĂ©pare aussi un peu plus du groupe d’individus, silencieux, recueilli, presque digne. Bien que la foule se nourrisse incontestablement du malheur de John, cette image est peut-ĂȘtre l’une des seules oĂč elle semble Ă©galement l’entourer, le soutenir.

Lorsque John et Mary perdent leur fille en revanche, la reprĂ©sentation de la foule est bien diffĂ©rente21. Celle-ci devient alors une masse encerclante et obstruante qui empĂȘche d’abord John d’accĂ©der au corps de l’enfant, puis qui le cerne, rendant sa progression vers l’immeuble plus difficile. La foule demeure Ă©galement sans rĂ©action lorsqu’il somme les observateurs d’appeler une ambulance, ce qui n’empĂȘche pas quelques personnes de suivre le pĂšre affolĂ© jusqu’au seuil de l’appartement. Un champ-contre-champ signifie alors parfaitement la sĂ©paration nette entre les spectateurs et l’objet macabre du spectacle. Relevons Ă©galement que King Vidor choisit de faire porter des chapeaux Ă  la majeure partie des passants ce qui lui permet d’anonymiser la foule en cachant les visages des figurants. FilmĂ©e en plongĂ©e principalement, la scĂšne donne la sensation que John se dĂ©bat avec une masse indistincte, davantage vivante qu’humaine.

Dans la sĂ©quence suivante22, c’est Ă  travers la question du son que l’opposition se poursuit entre John et la foule. Ne supportant pas les bruits de la ville alors que sa fille agonise, il tente d’attĂ©nuer l’excitation ambiante en descendant dans la rue. Une fois encore, la masse sans visage se prĂ©cipite Ă  la suite d’une ambulance tandis que John, levant les bras au ciel, tente de les arrĂȘter en avançant Ă  contre-sens. Un contre-sens hautement symbolique une fois encore puisqu’il illustre Ă  merveille la sentence du carton Ă  venir : la foule ne pleure avec vous qu’une fois. Le rapport que John entretient malgrĂ© lui avec la foule relĂšve donc bien davantage de l’« avec et contre tous » plutĂŽt que de l’« envers et contre tout » puisque chaque Ă©vĂ©nement important qui le constitue en tant qu’ĂȘtre humain s’accomplit en prĂ©sence de la foule dont il se distingue, mais dont il ne parvient jamais rĂ©ellement Ă  se dĂ©tacher – Ă  l’exception de la scĂšne de l’escalier qui fait suite Ă  la mort du pĂšre.

Dans son ouvrage CinĂ©ma 1. L’image-mouvement, Gilles Deleuze cherche Ă  dĂ©finir les deux grandes formes narratives qu’il associe Ă  ce qu’il nomme « l’image-action ». Proche de la forme dramaturgique utilisĂ©e dans les films hollywoodiens de l’ñge classique, l’image-action fonctionne sur le schĂ©ma action/rĂ©action. Deleuze dĂ©finit la grande forme ainsi : SAS ou SAS’, c’est-Ă -dire « situation, action, situation inchangĂ©e » dans le premier cas ou, plus souvent, « situation, action, nouvelle situation » dans le second cas. Prenant l’exemple de La Foule, Deleuze considĂšre que le film illustre davantage le premier cas, la sous-forme SAS, dans laquelle le milieu (plus que la situation) ne parvient pas rĂ©ellement Ă  influer sur la situation du personnage. Ainsi, Ă©crit le thĂ©oricien, la figure SAS’, « oĂč l’individu modifie la situation, a bien pour envers une situation SAS, telle que l’individu ne sait plus que faire et se retrouve au mieux dans la mĂȘme situation : le cauchemar amĂ©ricain de “La Foule”23. » Cette impossibilitĂ© pour le personnage Ă  changer sa situation de dĂ©part est intĂ©ressante parce qu’elle correspond Ă  l’évolution de la reprĂ©sentation de la foule dans le film. Tant que John s’obstine dans sa volontĂ© Ă  s’élever au-dessus de la foule, celle-ci est reprĂ©sentĂ©e comme une masse Ă  la plasticitĂ© changeante, tantĂŽt grouillante, tantĂŽt encerclante et Ă©touffante mais toujours indistincte, anonymisĂ©e, dĂ©personnalisĂ©e. Or, cette indistinction est associĂ©e Ă  la part fantasmatique de John qui se rĂȘve au-dessus de la masse mais qui n’a pas les moyens de son ambition. C’est lorsqu’il prend conscience de son impuissance et qu’il accepte la rĂ©alitĂ© de sa situation que l’aspect de la foule se modifie. John commence, symboliquement, par courir dans le mĂȘme sens qu’un groupe de travailleurs sans emploi se prĂ©sentant Ă  un guichet24. Un plan rapprochĂ© le montre alors cherchant Ă  intĂ©grer la queue de force mais il est repoussĂ© par diffĂ©rents hommes dont on aperçoit dĂ©sormais les visages. « Il faut que je travaille. J’ai une femme et un enfant. » dit-il Ă  l’un d’entre eux. Ce dernier lui rĂ©pond spontanĂ©ment : « Comme presque tout le monde ici. » C’est la premiĂšre fois que John s’adresse verbalement Ă  l’une des individualitĂ©s constituant cette foule et la premiĂšre fois qu’il entre physiquement en contact avec cette derniĂšre.

Deleuze n’a donc pas entiĂšrement raison de voir en La Foule un parfait exemple de sa forme SAS. Si l’on se place d’un point de vue dramaturgique, il est exact que le film de Vidor montre un Ă©chec individuel et surtout social. John ne parvient pas Ă  « devenir quelqu’un ». Pour autant, comme le dit trĂšs bien Jean Mitry, La Foule se place davantage du cĂŽtĂ© du « rĂ©alisme psychologique » plutĂŽt que du cĂŽtĂ© du « rĂ©alisme social25 ». Psychologiquement, on ne peut nier une forte Ă©volution du personnage principal qui passe d’une rĂȘverie narcissique trĂšs freudienne26 Ă  l’acceptation de ses possibilitĂ©s et, surtout, de ses impossibilitĂ©s. Jean Mitry reconnaĂźt d’ailleurs au film The Greed de Victor Stroheim, une qualitĂ© prĂ©cieuse : la possibilitĂ© d’opĂ©rer une « description quasi phĂ©nomĂ©nologique de la durĂ©e27 ». Autrement dit, grĂące Ă  ses ellipses et en prenant soin de faire Ă©voluer son personnage Ă  travers le temps et les annĂ©es, King Vidor rompt avec l’aspect thĂ©Ăątral du cinĂ©ma hollywoodien pour faire de La Foule un vĂ©ritable spectacle cinĂ©matographique.

Dans la pure tradition de la pensĂ©e deleuzienne, c’est donc bien le milieu, l’environnement – et en l’occurrence, ici, la confrontation avec la foule – qui modifie intĂ©rieurement le personnage et lui permet de reprendre contact avec la rĂ©alitĂ©. C’est aussi le moment oĂč la grande Histoire rejoint la petite et que la crise de 1929 semble menacer les bonnes rĂ©solutions de John tandis qu’il s’apprĂȘte enfin Ă  marcher puis, dans la derniĂšre scĂšne, Ă  regarder dans le mĂȘme sens que le reste du groupe, s’inventant ainsi un avenir commun.

 

Caractériser
 au risque de dissoudre

Six ans plus tard, on assiste Ă  un changement de paradigme avec Notre pain quotidien. Bien que John demeure relativement sĂ»r de lui, il comprend rapidement qu’ils ne peuvent pas, avec Mary, remettre seuls en Ă©tat la ferme de l’oncle Anthony. Il plante donc des pancartes le long du terrain proposant Ă  quiconque le souhaite de le rejoindre dans cette nouvelle aventure28. Surpris par l’affluence de travailleurs en quĂȘte d’un emploi, John cherche Ă  faire le tri parmi les nouveaux arrivants. S’ensuit une scĂšne assez cocasse qui peut ĂȘtre vue comme l’envers de celle, Ă  la fin de La Foule, oĂč John cherche Ă  rejoindre la queue des demandeurs d’emploi. Bombant le torse et se dĂ©signant du doigt Ă  Mary, il prend une posture de chef et fait aligner les hommes prĂ©sents. Un travelling latĂ©ral accompagne sa rencontre avec les diffĂ©rents personnages formant la premiĂšre ligne. Ce procĂ©dĂ© de mise en scĂšne est en vĂ©ritĂ© une façon de casser la plasticitĂ© mouvante de la foule pour davantage instaurer des Ă©changes individuels fonctionnant par paires. Ainsi, la foule se dĂ©compose et se mue rapidement en une addition d’individus singuliers immĂ©diatement caractĂ©risĂ©s Ă  l’aide d’un trait reprĂ©sentatif : le violoniste dĂ©licat, l’homme taciturne et menaçant ou le commis-voyageur prĂȘt Ă  tout pour se vendre lui-mĂȘme. En acceptant de faire face Ă  la foule dans le but d’en faire un collectif d’individus, John modifie ainsi en profondeur sa vision de la sociĂ©tĂ© tout en changeant radicalement le systĂšme de reprĂ©sentation de cette mĂȘme foule dans laquelle il s’était tant dĂ©menĂ© au cours du film prĂ©cĂ©dent.

Les plans larges et les surimpressions montrant la foule comme une masse fourmillante et dĂ©vorante laissent donc place, dans Notre pain quotidien, Ă  des plans rapprochĂ©s et Ă  des Ă©changes qui humanisent et singularisent les diffĂ©rents individus formant la nouvelle communautĂ© agraire. Ainsi, dans la sĂ©quence suivante29, on retrouve bien un homme qui concentre l’attention entourĂ© d’une multitude d’individus rĂ©unie au coin d’un feu : John harangue la communautĂ© et provoque l’enthousiasme. Mais rapidement, tandis que le jeune homme cĂšde la parole, plusieurs hommes se lĂšvent pour proposer chacun un modĂšle de sociĂ©tĂ© Ă  adopter. On bascule alors dans un phĂ©nomĂšne de groupe dans lequel la parole circule. Faut-il en dĂ©duire pour autant que la foule a entiĂšrement disparu du second volet du diptyque ? Non, mais elle est reprĂ©sentĂ©e Ă  certains moments bien prĂ©cis, notamment lorsqu’un reprĂ©sentant de la loi ou de l’église s’exprime. Lorsque la ferme est menacĂ©e d’ĂȘtre mise aux enchĂšres et vendue au plus offrant, un rassemblement Ă  lieu devant le shĂ©rif pour faire bloc30. On retrouve alors un dispositif de reprĂ©sentation classique : un homme face Ă  la foule. De mĂȘme, lorsque le travail de plantation est achevĂ© par la coopĂ©rative, l’un des travailleurs se met naturellement Ă  prier tandis que la foule se met Ă  genoux31. La scĂšne est symboliquement forte car filmĂ©e en contre-plongĂ©e, renforçant ainsi le lien qu’entretient l’homme humble avec le ciel et, in fine, avec les forces divines.

Le propos idĂ©ologique de King Vidor est une fois encore ambigu : le collectif se heurte aux reprĂ©sentants de l’état – tout en faisant respecter et appliquer la loi – mais communie derriĂšre l’homme religieux. De plus, lors de la premiĂšre rĂ©union au coin du feu, face aux diffĂ©rentes propositions sur le modĂšle de sociĂ©tĂ© Ă  adopter, ce n’est ni la plus utopique ni la plus traditionnelle qui l’emportent mais celle consistant simplement Ă  se ranger derriĂšre un « chef ». Or, la figure du chef semble correspondre tout autant au modĂšle dĂ©mocrate du New Deal dans lequel un peuple offre sa confiance aux institutions et au prĂ©sident de la nation chargĂ© de rĂ©tablir la prospĂ©ritĂ© qu’au modĂšle davantage rĂ©publicain du rĂȘve amĂ©ricain oĂč chacun est susceptible de prendre son destin en main. Quoi qu’il en soit, c’est bel et bien John Sims qui, Ă  la fin du film, a l’idĂ©e de la construction du canal qui sauvera la rĂ©colte. S’en suit une sĂ©quence magistrale dans laquelle le “happy end” hollywoodien n’est possible que grĂące Ă  la force du collectif.

Insistons sur le fait qu’il s’agit dĂ©sormais bien d’un collectif plutĂŽt que d’une foule et ce, pour plusieurs raisons. Il faut d’abord Ă©tudier la façon dont King Vidor utilise les Ă©chelles de plan. LĂ  oĂč la foule Ă©tait majoritairement filmĂ©e de loin et en plongĂ©e, Vidor choisit de reprĂ©senter le groupe en plan rapprochĂ©, voire en gros plan, de façon Ă  insister sur la synchronicitĂ© des gestes ainsi que sur la progression des travaux32. Le dĂ©coupage permet au spectateur de bĂ©nĂ©ficier de points de repĂšre rĂ©guliers dans la sĂ©quence, notamment en reconnaissant des individus au sein du groupe et en retrouvant, temporairement, John et Mary tout au long de l’élaboration du canal. Il faut ensuite mentionner l’importance du son. Notre pain quotidien est un film sonore. Tandis que la foule Ă©tait une force silencieuse et inquiĂ©tante, le collectif est constituĂ© d’une multitude de voix qui se rĂ©pondent autant qu’elles s’unissent. La voix singularise, isole. Dans La Foule, les hommes et les femmes Ă©taient souvent unanimement chapeautĂ©s ; ici, les voix sont genrĂ©es et chaque sexe Ă  son utilitĂ© dans la progression de l’Ɠuvre collective.

Notre pain quotidien s’achĂšve donc sur un “happy end” à la fois collectif et individuel, nous l’avons soulignĂ©. John et Mary sortent victorieux de l’épreuve, dominant la foule de travailleurs du haut de leur charrette. S’agit-il d’un manque d’imagination de la part de King Vidor ou d’un attachement aux carcans dramaturgiques centrĂ©s sur la crĂ©ation d’un personnage principal ? Lorsque l’on connaĂźt la force lyrique dont est capable le cinĂ©aste, il est difficile de croire qu’il n’a pas volontairement choisi de mettre en avant son couple phare triomphant enfin de l’adversitĂ©. Était-il pour autant obligĂ© de le mettre en situation de domination vis-Ă -vis du collectif ? C’est peut-ĂȘtre l’ultime preuve, s’il en fallait une, de la puissance du mythe Ă©brĂ©chĂ© mais pour autant inĂ©branlable du rĂȘve amĂ©ricain.

 

Conclusion

L’axe de cette analyse croisĂ©e revient en fin de compte Ă  aborder la question de l’antagonisme dans les deux films de King Vidor. Il serait facile de faire de la foule un antagoniste mouvant, insaisissable, Ă  la plasticitĂ© changeante face Ă  la suffisance de John Sims : une figure presque anthropomorphisĂ©e qui incarnerait en le symbolisant le commun des mortels anonymes, dont il s’agit de s’extraire dans l’espoir d’accomplir quelque chose et, ainsi, feindre de repousser une issue promise Ă  tous. Le but ultime du citoyen amĂ©ricain d’alors serait de faire de sa vie une Ɠuvre qui lui survivrait, envers et contre tout. Au fond, le rĂȘve amĂ©ricain qui habite John Sims n’est pas si Ă©loignĂ© de la grande tradition des films de super-hĂ©ros dont l’industrie hollywoodienne a le secret. Dans ces films aussi il s’agit d’un ĂȘtre humain supĂ©rieur qui, en accomplissant de grandes choses, s’élĂšve au-dessus de la foule pour le bien de tous, faisant fi, parfois, de toutes les lois et de toutes les rĂšgles Ă©dictĂ©es par les institutions. Il s’agit malgrĂ© tout de rendre justice et de se faire justice soi-mĂȘme. De mĂȘme, les grands films ou les grandes sĂ©ries d’espionnage reposent toujours sur un antagoniste extĂ©rieur – symptĂŽme d’une paranoĂŻa collective – souvent russe ou appartenant Ă  la mouvance terroriste, qu’il s’agira de contrer. Un antagoniste dont le chef est incarnĂ© mais dont l’organisation qu’il reprĂ©sente est une foule sans visage. Enfin, il en est de mĂȘme dans les films ayant pour sujet la mafia tels que les trois qui composent la trilogie du Parrain (1972, 1974, 1990) de Francis Ford Coppola. Dans la philosophie du rĂȘve amĂ©ricain et Ă  travers les figures hĂ©roĂŻques et parfois controversĂ©es qui l’incarnent, il ne s’agit donc pas de composer avec la foule, mais de s’élever au-dessus d’elle, de s’en diffĂ©rencier dans une dĂ©marche plus individualiste que philanthropique.

Pour autant, ce qui rend le film de King Vidor si passionnant et fin, c’est que le vĂ©ritable antagoniste de John n’est autre que lui-mĂȘme. John est un doux rĂȘveur qui a probablement plus d’ambition que de volontĂ©. C’est lorsqu’il accepte enfin d’ĂȘtre rĂ©aliste, de se confronter Ă  la masse des travailleurs dĂ©munis et de rentrer dans les rangs par le bas de l’échelle qu’il pourra, paradoxalement, espĂ©rer s’élever progressivement au sein de la sociĂ©tĂ©. On ne se place pas d’emblĂ©e au-dessus de la foule, on doit d’abord apprendre Ă  composer avec elle. C’est ce que John fera avec un certain talent dans Notre pain quotidien, film dans lequel il devient le chef naturel d’un collectif de paysans Ɠuvrant pour le bien commun. Ce qui est assez fascinant dans ce second volet c’est qu’ici, il n’y a quasiment plus d’antagonistes, du moins pas dans le sens oĂč on l’attendrait d’un film hollywoodien Ă  la dramaturgie classique. Le seul obstacle auquel se heurte le groupe, c’est Ă  celui des conditions climatiques arides : c’est la sĂ©cheresse qui menace l’exploitation et non l’aviditĂ© ou la mĂ©chancetĂ© des hommes. King Vidor semble au contraire dĂ©samorcer tout retournement de situation qui pourrait provenir des ĂȘtres humains : le meurtrier, fait trĂ©sorier, se sacrifie en se rendant Ă  la police pour qu’un autre membre du groupe rĂ©colte la rançon plutĂŽt que de voler l’argent ; quant Ă  la vampe des villes ayant des vues sur John, elle repart bredouille aprĂšs avoir inspirĂ© Ă  ce dernier la solution pour sauver la rĂ©colte.

Pour autant, comme nous l’avons Ă©tudiĂ© dans cet article, les deux plans qui referment le diptyque ne sont pas Ă  la hauteur des valeurs progressistes et humanistes qui irriguent le film. Il y a ici un vĂ©ritable paradoxe : rĂ©aliser un film sans antagoniste humain qui s’achĂšve pourtant par la domination d’un collectif avec lequel on a cessĂ© de chercher Ă  faire corps. John et Mary ne peuvent ĂȘtre ni parfaitement avec, ni totalement contre tous, une fois encore. Il faut peut-ĂȘtre alors revenir Ă  l’issue du premier volet33. L’anecdote est bien connue : King Vidor a tournĂ© pas moins de sept fins diffĂ©rentes pour La Foule. Dans l’une d’entre elles, John allait jusqu’au bout de son geste et se suicidait. La fin choisie, douce-amĂšre, est finalement celle qui illustre le mieux cette idĂ©e de l’« avec et contre tous » : si John et Mary se distingue au dĂ©part du reste de la salle et donc du reste de la foule, ils finissent par se confondre avec l’ensemble des spectateurs, renonçant au mythe du rĂȘve amĂ©ricain pour mieux cĂ©lĂ©brer l’existence des gens humbles et simples dans un ultime Ă©clat de rire collectif.


Références

Ciment Michel, « Notre pain quotidien, le new deal et le mythe de la frontiÚre », Positif, n°163, novembre 1974.

Deleuze Gilles, CinĂ©ma 1. L’image-mouvement [1983], Paris, Les Éditions de Minuit, 2012.

Freud Sigmund, « La crĂ©ation littĂ©raire et le rĂȘve Ă©veillé », Essais de psychanalyse appliquĂ©e [1933], Paris, Éditions de la NRF, « IdĂ©es », 1971.

Mitry Jean, EsthĂ©tique et psychologie du cinĂ©ma [1963], Paris, Éditions du Cerf, 2001.

Mitry Jean, Histoire du cinĂ©ma muet, t. 3, Paris, Éditions Universitaires, 1973.

Ulloa Jazmine, « Qu’est devenu le rĂȘve amĂ©ricain ? », Courrier international, n°1670, novembre 2022.


1 Film consacrĂ© Ă  l’engagement d’un jeune amĂ©ricain lors de la PremiĂšre Guerre mondiale.

2 Jazmine Ulloa, « Qu’est devenu le rĂȘve amĂ©ricain ? », Courrier international, n°1670, novembre 2022, p. 29.

3 Ibid.

4 Ibid.

5 5.14 – 5.47.

6 5.47 – 7.19.

7 Jean Mitry, Histoire du cinĂ©ma muet, t. 3, Paris, Éditions Universitaires, 1973, p. 423.

8 11.33 – 13.34.

9 1.02 – 2.32.

10 Ibid., p. 422.

11 Ibid.

12 Ibid.

13 Michel Ciment, « Notre pain quotidien, le new deal et le mythe de la frontiÚre », Positif, n°163, novembre 1974, p. 31.

14 1.10.25 – 1.11.12.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 1.04.10 – 1.04.52.

18 King Vidor, La Foule, Bach films, décembre 2013.

19 Rétrospective King Vidor, CinémathÚque Française, du 10 janvier au 11 mars 2007. La Foule y fut projeté le 25 janvier et le 24 février 2007.

20 3.43 – 5.00.

21 58.10 – 1.00.32.

22 1.00.32 – 1.04.52.

23 Gilles Deleuze, CinĂ©ma 1. L’image-mouvement [1983], Paris, Les Éditions de Minuit, 2012, p. 200.

24 1.19.15 – 1.20.54.

25  Voir note n°5.

26 Pour le psychanalyste Sigmund Freud, l’état de rĂȘverie engendre un songe Ă©gocentrique dans lequel l’ĂȘtre humain se rĂȘve plus puissant qu’il ne l’est en rĂ©alitĂ©. Voir : Sigmund Freud, « La crĂ©ation littĂ©raire et le rĂȘve Ă©veillé », Essais de psychanalyse appliquĂ©e [1933], Paris, Éditions de la NRF, « IdĂ©es », 1971, p. 69-81.

27 Jean Mitry, EsthĂ©tique et psychologie du cinĂ©ma [1963], Paris, Éditions du Cerf, 2001, p. 488.

28 15.18 – 18.21.

29 18.21 – 21.01.

30 31.46 – 33.39.

31 27.28 – 28.42.

32 1.00.14 – 1.10.25.

33 1.28.05 – 1.29.20.

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