Vénus Khoury-Ghata « à la recherche de l’alphabet émietté » : geste anthologique et archéologie du texte

Camille Lotz

28/02/2023

Plan de l'article :

  • L’auto-anthologie : réécriture de la trajectoire poétique et parcours mémoriel
    • Frontières flottantes de l’auto-anthologie
    • Compositions de l’œuvre khoury-ghatienne
  • De l’archéologie comme pratique scripturale et principe séminal de l’œuvre
    • Mémoire et exhumation de l’enfance
    • Une mémoire des disparus
  • Archéologie du sujet poétique et de ses langues : les strates de l’écriture poétique au sein de l’anthologie
    • Effets de réécriture : reprises et variations
    • La recomposition d’un alphabet intime : une mémoire des langues

 

En 1997, trente ans après ses débuts poétiques, Vénus Khoury-Ghata fait publier une Anthologie personnelle aux éditions Actes Sud, qui reprend un ensemble de poèmes issus de recueils allant de 1968 à 1992 et intègre aussi quelques textes inédits1. Dès le seuil de l’œuvre, avec l’insertion d’une préface, le regard rétrospectif de la poète sur son parcours apparaît : elle retrace brièvement les circonstances qui ont vu l’émergence de l’écriture poétique, qui l’ont suscitée, qui l’ont nourrie. L’entrée dans l’œuvre se fait pourtant à rebours, les sections ne sont pas présentées dans un ordre chronologique mais selon une logique antéchronologique, allant des textes les plus récents, introduits par la section inédite « Basse enfance », aux textes les plus anciens. Textes récents, certes, mais qui plongent dans les souvenirs lointains de la petite enfance, de la fratrie, où la figure maternelle orchestre le quotidien, combat les orties du jardin et le vent dans les tiroirs. Les autres recueils se succèdent ensuite jusqu’à l’un des plus anciens, Terres stagnantes, paru chez Seghers en 1968, et jusqu’au texte intitulé « Poète ». La modification de l’ordre chronologique de parution des recueils, ainsi que les transformations internes qui créent un écart entre le poème original et sa réécriture, sa réactualisation, nous ont incitée à interroger les gestes poétiques propres à la conception de ce que nous appellerons, non pas une « anthologie personnelle » mais une « auto-anthologie ». La création de cet objet suppose une conscience métatextuelle (liée au choix, à la justification – ou non – du choix, à la transformation des fragments), et une réflexion sur les effets de réécritures et de réinscription du texte dans un nouveau contexte poétique. La question de la mémoire fait partie des thèmes récurrents de l’écriture khoury-ghatienne ; il nous a donc paru fécond d’étendre cet horizon constant du texte à l’élaboration même de l’anthologie, objet étroitement lié à la mémoire des textes. Ce qui nous intéresse plus particulièrement, c’est la manière dont le regard rétrospectif active une mémoire sélective, singulière, tournée vers l’œuvre passée, et reconfigurée dans le « présent ». Cet aspect se manifeste particulièrement chez Vénus Khoury-Ghata, dont la poésie est marquée par une quête constante de ce qui demeure enfoui, qu’il s’agisse des souvenirs d’enfance, de la mémoire collective, des langues ancestrales, mais aussi des morts, des ruines, de tout ce que le paysage et le temps vont recouvrir. De la même manière, les textes, dans l’auto-anthologie, font l’objet d’une fouille, d’une exhumation de la part de la poète, qui les redispose dans une nouvelle œuvre. Pierre Brunel a ainsi parlé d’une « poétique du disparu », quant à nous, nous évoquerons la dimension archéologique de cette anthologie, dimension qui permet de penser ensemble non seulement les thèmes privilégiés de l’écriture khoury-ghatienne mais aussi la forme poétique choisie. Nous nous poserons la question suivante : comment l’auto-anthologie, qui se présente comme un travail de fouilles textuel, fait-elle émerger une archéologie du sujet poétique et de sa langue – voire de ses langues littéraires ? Il s’agira pour nous dans un premier temps d’exposer la composition de l’œuvre, tendue entre deux mouvements, antéchronologique et chronologique, avant de nous pencher sur le principe archéologique mis en œuvre dans les poèmes choisis et ce qu’il dit du geste anthologique. Enfin, nous terminerons en évoquant Anthologie personnelle comme une tentative de ressaisir la multiplicité des langues du sujet poétique, et la pluralité de ses figures.

 

L’auto-anthologie : réécriture de la trajectoire poétique et parcours mémoriel

Frontières flottantes de l’auto-anthologie

Le choix du terme d’« auto-anthologie » s’explique par une volonté de notre part de distinguer cette forme littéraire de la pratique ancienne qui consiste, aux XVIIe et XVIIIe siècles à réunir, dans un ouvrage, des poèmes, des croquis, des plumes d’oiseaux ou des plantes séchées, le tout formant ainsi une « collection privée » qu’Emmanuel Fraisse rapproche du journal intime « dans la mesure où elle permet l’expression et l’expansion d’un moi2 ». La notion d’auto-anthologie n’a quasiment pas été utilisée et étudiée par la critique française, manque qui peut s’expliquer par les contours flous et les pratiques diverses qu’elle recouvre. En effet, E. Fraisse, dans son ouvrage intitulé Les Anthologies en France, place les recueils de poèmes choisis dans les « marges » du genre anthologique : il propose ainsi une frontière entre d’une part l’« anthologie » au sens strict, caractérisée par la présence d’un appareil critique important (qui, toutefois, ne doit pas dépasser 25% du volume total), d’une multiplicité de textes, tirés de plusieurs recueils, et d’une multiplicité d’auteurs, et d’autre part les « formes anthologiques3 » correspondant aux extensions du genre. L’auteur ajoute que le titre d’anthologie, lorsqu’il est donné à un ouvrage ou une œuvre, ne suffit pas à assurer son « caractère anthologique ». La définition qu’il propose se veut donc restreinte, voire restrictive, car elle relègue des pratiques anthologiques intéressantes dans un en-dehors de l’anthologie, alors qu’il nous semble au contraire qu’elles en relèvent. À partir des critères fournis par Emmanuel Fraisse, l’auto-anthologie poétique, qui désigne une œuvre littéraire composée à partir de poèmes issus d’œuvres antérieures, et choisis par l’auteur lui-même, ne fournit qu’un seul élément définitionnel, celui de la multiplicité des textes, issus de plusieurs recueils antérieurs. L’appareil critique prend généralement une faible place et correspond le plus souvent à une préface, un avant-propos, un texte introductif ou une postface, quelques notes de bas de page. En ce sens, alors que l’anthologie « est l’expression d’une conscience critique de la littérature, d’une littérature, d’un moment ou d’un mouvement littéraire4 », l’auto-anthologie est celle d’un parcours individuel, d’un regard rétrospectif porté sur une production poétique spécifique, celle du poète publiant une partie de ses poèmes antérieurs. Pourtant, le geste qui préside au rassemblement textuel participe de l’anthologie. Le choix des textes, leurs modifications internes et la possibilité de changer ou non l’ordre d’apparition des poèmes, impliquent un ensemble de traits propres au genre : un regard organisateur et critique rétrospectif, un désir de conservation et de préservation (souvent de l’ordre du bilan ou de la conscience « préposthume5 »), une stratégie éditoriale permettant de soumettre au lecteur des œuvres désormais introuvables (c’est le cas de Textes pour un poème et Poèmes pour un texte d’Andrée Chedid6 par exemple) ou un « condensé » lui donnant l’impression de pouvoir saisir l’essentiel de ce que fut le cheminement poétique de l’auteur.

La distinction centrale entre anthologie et auto-anthologie nous semble dès lors porter avant tout sur leur rapport à la littérature. Dans le premier cas, il s’agit de proposer une certaine lecture de la littérature ou d’une littérature (nationale), d’un mouvement : « Parce qu’elle [l’anthologie] définit un objet, elle constitue une incitation, à travers la diffusion d’une conception, à adopter celle-ci, c’est-à-dire à rendre productive la conception d’un genre, d’une école, d’une tendance littéraire par l’écriture elle-même7 ». Dans le second cas, l’auteur propose une vision personnelle d’une œuvre singulière, en l’occurrence la sienne, et qui, tout en offrant parfois une définition de la poésie, ne vise pas ou rarement à construire un propos critique global sur le fait littéraire. L’organisation de l’auto-anthologie relève avant tout d’un regard rétrospectif qui active une mémoire sélective, singulière, tournée vers l’œuvre passée, et reconfigurée dans le présent. Elle se caractérise également par la part accrue de l’invention et de la création, à travers des effets de réécriture, de transformation, de suppressions, auxquels l’anthologie constituée par un tiers ne peut prétendre, ou dans une moindre mesure. Céline Bohnert et Françoise Gevrey rappellent ainsi que l’anthologie est un « genre hypertextuel » au sens genettien : « l’hypertexte n’est pas à propos mais à partir de son hypotexte, résultant toujours d’une modification, directe ou indirecte, de celui-ci […] un hypertexte est un texte qui dérive d’un autre par un processus de transformation, formelle et/ou thématique8 ». L’auto-anthologie accentue cette dérivation, par un travail de réagencement et de réécriture de l’œuvre pouvant mener à une transformation profonde du texte d’origine. Enfin, l’auto-anthologie présente généralement une forte conscience de « l’assemblage », relevant d’un ordre poétique, d’un parcours singulier, élaboré par le poète. Elle peut ainsi se différencier du « classement » ou du « catalogage9 », et d’une organisation systémique. En ce sens, l’auto-anthologie pourrait être considérée comme une forme hybride, à la frontière du recueil poétique original et de l’anthologie. Elle n’est donc pas tant une marge de l’anthologie que l’une de ses manifestations et de ses pratiques.

Dans le cas de l’auto-anthologie khoury-ghatienne, la question de la relecture, voire de la conscience préposthume, nous semble essentielle, non pas tant parce que l’autrice aurait besoin de léguer une vision unifiée de son œuvre, mais parce que le rapport au temps et à la mort y est central.

 

Compositions de l’œuvre khoury-ghatienne

« Pourquoi ce besoin incessant de parler de la mort ? Le mot “mort” constitue la pierre d’angle des titres de mes livres ? […] Il faut remonter à l’année 1975, quand me parvenaient les images insoutenables d’un Liban noyé dans son sang10. » Dans la brève préface qu’elle donne à son anthologie, Vénus Khoury-Ghata relit son parcours personnel et littéraire par le prisme de la mort. Elle situe précisément le moment où cette obsession a débuté : en 1975, date à laquelle commence « officiellement » la guerre civile libanaise. Vénus Khoury-Ghata est alors exilée en France, mais les prémices du conflit et l’importance des bouleversements qui agitent le Proche-Orient imprègnent ses écrits dès la fin des années 1960. Le deuil, la perte, étroitement liés à la mémoire et à l’oubli, fondent la double trajectoire que propose l’organisation de l’œuvre. En effet, la composition d’Anthologie personnelle repose tout d’abord sur un ordre presque exclusivement antéchronologique, allant des œuvres les plus récentes aux œuvres les plus anciennes : la première section, intitulée « Basse enfance » a été rédigée durant les années 1995-1996, soit juste avant la publication de l’anthologie. La suite des sections, qui correspondent aux différents recueils publiées par l’autrice depuis les années 1960, suit à rebours l’ordre de parution, à l’exception des « Ombres et leurs cris » et d’« Un lieu d’eau sous la voûte » dont les emplacements ne correspondent pas à cette logique temporelle. La progression inversée de l’œuvre se présente ainsi comme une remontée aux sources de l’écriture poétique et du traumatisme collectif que constituent les conflits israélo-palestiniens de 1967 et 1973 et la guerre civile libanaise, traumatisme que traduit cette omniprésence de la mort dans une grande partie des recueils. Le tableau ci-dessous permet d’appréhender ce choix compositionnel qui fonctionne comme une plongée dans les souvenirs personnels et collectifs, une plongée aussi dans le souvenir des textes, puisque les derniers poèmes de l’auto-anthologie appartiennent aux premiers recueils publiés de l’autrice, et évoquent justement les prémices de la guerre civile ainsi que certaines conséquences du conflit israélo-palestinien, notamment l’afflux des exilés vers le Liban. Les dates en gras présentent une rupture dans la linéarité temporelle des publications, nous y reviendrons.

Tableau 1. Ordre des sections.

Ordre d’apparition dans l’anthologie Extraits Date de publication originale
1 « Basse enfance » 1995-1996 (section inédite)
2 « Fables pour un peuple d’argile » 1992
3 « Monologue du mort » 1986
4 « Un faux pas du soleil » 1982
5 « Les Ombres et leurs cris » 1979
6 « Un lieu d’eau sous la voûte » 1992
7 « Qui parle au nom du jasmin » 1980
8 Extraits de Au Sud du silence 1975
9 Extraits de Terres stagnantes 1969

 

À la redisposition de l’ordre des recueils antérieurs s’ajoute une section inédite à l’entrée de l’œuvre, écrite en 1995-1996, « Basse enfance », qui se caractérise par les strates autobiographiques se rapportant à la petite enfance, à la fratrie et à la figure maternelle. Cette partie, également traversée par le motif de la mort, rappelle que ce dernier fait partie de l’imaginaire de l’autrice depuis qu’elle est enfant : « Basse enfance » explore la mémoire biographique, centrée autour de quelques images et figures qui fondent un brouillage des frontières entre les règnes et les espaces. On peut ainsi rappeler que, dans le village de Bécharré, village natal de la mère où Vénus Khoury-Ghata avait l’habitude de se rendre dans son enfance, les superstitions altèrent les frontières entre les vivants et les défunts : les veuves se rendent à la cascade pour pouvoir communiquer avec leurs défunts maris ; c’est là également que se trouve la tombe du poète Khalil Gibran11 ; l’oncle de la poète est un fabricant de cercueils, objets constituant la source de jeux enfantins et de cachettes ; le frère poète enfin, nommé Victor, subit la violence d’un père autoritaire qui aimerait l’enterrer vivant sous les orties12. Cette tension entre les forces vitales du cosmos et de l’enfance, et l’omniprésence de la mort, se retrouve dans la structure même de l’anthologie.

Une fois que l’on a constaté l’ordre globalement antéchronologique qui structure l’anthologie et fonctionne comme une plongée archéologique vers les textes les plus anciens, il faut prendre en compte l’aspect sélectif de l’ouvrage afin de comprendre la trajectoire poétique proposée.

En effet, l’ordre des sections suggère, thématiquement, une progression chronologique cette fois-ci, de la naissance (l’enfance) à l’écriture, de l’infans – celui qui ne parle pas –, à la parole poétique. Ce parcours est fortement marqué par l’image de l’envers et de l’endroit, de la surface et de la profondeur, des traces et des ruines.

En considérant les thématiques générales abordées dans les différentes sections, nous pouvons mieux comprendre la disposition adoptée. Les deux premières sections tout d’abord, renvoient à deux rapports au monde fondés sur une vision magique, où pointe le merveilleux : « Basse enfance » est centré sur deux entités, deux groupes, d’une part la communauté des enfants, désignés par le pronom personnel « nous » et d’où surgit parfois le « je » singulier du sujet lyrique, d’autre part la figure centrale de la mère, à la fois familière et étrange, lointaine. L’enfance constitue une période de découverte du monde et du langage, dont les mots acquièrent une forme concrète et se mêlent aux éléments composant le paysage libanais. L’apprentissage des langues se disperse ainsi dans la nature, et marque cette transition de l’infans – celui qui ne sait pas parler, qui n’est pas doué de parole –, à l’acquisition du langage. La section « Fables pour un peuple d’argile » plonge, quant à elle, non pas dans la mémoire biographique, mais dans une mémoire de l’humanité : le titre renvoie aux Olmèques, peuple précolombien ayant disparu aux environs de 500 ans avant Jésus-Christ. Le poème a vocation à exhumer les rares traces laissées par le temps, à faire resurgir ces vies disparues. Comme dans « Basse enfance », le paysage ne constitue pas un décor, mais touche ici aussi au merveilleux, à travers une conception panthéiste du divin, profondément attachée aux éléments naturels. Les deux premières sections font ainsi appel au « mythe des origines » : l’enfance incarne un temps et un lieu perdus, marqués par la nostalgie de ce qui n’est plus, à l’échelle de la vie individuelle, tandis que le peuple olmèque constitue l’une des premières civilisations mésoaméricaines, également perdue, et dont seuls demeurent quelques objets et sculptures.

Les trois sections suivantes forment un autre ensemble traversé par les morts et deuils collectifs et personnels. Le « Monologue du mort » est marqué par la perte du second époux, perte qui donne lieu à une forme de rêverie poétique sur la vie des défunts sous la surface de la terre. « Un faux pas du soleil » poursuit l’évocation du deuil, en alternant le pronom « il », désignant le mort, et le pronom « elle », celle qui est restée de l’autre côté de la frontière, du côté des vivants. Le drame personnel s’élargit, dans « Les Ombres et leurs cris », à la souffrance collective provoquée par la guerre civile libanaise. Les troisièmes personnes du singulier et du pluriel dominent largement la section, renvoyant à l’étrangeté de ce monde d’après la vie. Le mari disparu laisse place à une communauté de cadavres qui recouvrent par leur nombre l’ensemble du pays.

« Un lieu d’eau sous la voûte » et « Qui parle au nom du jasmin ? » viennent rompre la gradation des drames et des pertes, à travers les figures de la femme et de l’homme, unies dans la relation amoureuse et la vibration érotique. Le premier texte conserve toutefois une forme de violence : la relation sexuelle donne lieu à une métaphore marine, où les corps se transforment en navire et eau fluviale, en lutte l’un avec l’autre. La maison, dans les poèmes choisis de l’anthologie, apparaît de manière récurrente, et semble fonder l’union du couple, désigné toujours par les pronoms « il » et « elle », et toujours à la lisière entre le monde des morts et celui des vivants.

Les derniers poèmes ne sont séparés de cette section par aucune page de garde indiquant le titre du recueil, et sont placés directement à la suite, avec une mention de l’édition originale en note de bas de page. Ces textes sont extraits des recueils Au Sud du silence et Terres stagnantes, datant respectivement de 1975 et 1969. Au terme de l’anthologie, c’est le poème intitulé « Poète » qui clôture le parcours. De « Basse enfance » à « Poète » se dessine donc une trajectoire poétique, de l’infans à l’écriture, d’une naissance à une autre. Le texte final, pourtant, ne ferme rien, n’achève rien, mais s’ouvre au contraire vers un horizon futur, un au-delà du texte, comme le suggère l’emploi du futur : « Tu auras pour cité les lisières du silence », « Tu nourriras d’oiseaux l’asphalte des villes », « tu t’allongeras jusqu’aux plus lointaines limites de ta peau13 ». La composition du recueil joue donc sur plusieurs lignes de lecture, reliées par l’importance du geste mémoriel et du travail poétique : d’une part la dimension antéchronologique propose une lecture stratifiée de l’œuvre poétique ; d’autre part, la sélection des textes suggère un mouvement croisant vécu et Histoire, menant de la naissance à la poésie, à travers une série d’exhumations. La remémoration, sans figer les textes dans un passé achevé, les rend au contraire malléables.

 

De l’archéologie comme pratique scripturale et principe séminal de l’œuvre

La recomposition que suppose l’auto-anthologie s’inscrit d’abord, selon nous, dans un refus de figer les textes, refus faisant écho à la présence des règnes animal, végétal, humain et minéral, qui ne sont jamais fixés, ne sont pas contenus dans les limites qui leur sont originairement assignés : ce qui devrait demeurer statique, tels les morts, les pierres, les maisons, les arbres, ne cesse d’entrer en mouvement, de se déplacer d’un poème à l’autre et d’un bord à l’autre de l’imaginaire poétique. Le motif des défunts et de la terre qui les recouvre pourrait figurer la surface matérielle de la page et les strates de l’écriture, ce qui nous amène à envisager un autre aspect de la réorganisation des poèmes : le travail de fouilles textuel élaboré à plusieurs niveaux. Car il semble que les textes ne soient pas voués à demeurer dans l’espace initial du recueil, mais à se déployer dans de nouvelles œuvres et de nouvelles configurations, parfois même en changeant de forme. La métaphore de l’archéologie permet de mieux saisir cette réappropriation textuelle : cette discipline permet la connaissance du passé à travers les vestiges que le temps n’a pas détruits, parfois à travers la fouille stratigraphique. On la retrouve implicitement dans certaines images de l’Anthologie personnelle, en particulier dans la section « Fables pour un peuple d’argile », mais elle constitue également un principe séminal de composition, étant donné que l’auto-anthologie suppose une mémoire des textes, dont l’ordre antéchronologique présente les différentes strates. Tout comme l’archéologie, il ne s’agit pas de conserver les poèmes tels quels, mais bien de les réinscrire dans le présent, de reconstituer les traces, de les déplacer et de les charger d’autres horizons de signification, qui viennent se surimposer au sens initial de l’objet ou du texte. Afin de montrer ce jeu de déplacement et de creusement de la mémoire, nous prenons pour exemple la première section de l’Anthologie personnelle.

 

Mémoire et exhumation de l’enfance

L’auto-anthologie débute avec « Basse enfance », une section inédite qui se fonde sur un écart, en ce sens que les textes, qui sont les plus récents car rédigés en 1995-1996, sont aussi ceux qui plongent au plus profond de la mémoire biographique. C’est de façon très tardive que Vénus Khoury-Ghata va se tourner, poétiquement, vers cette période de sa vie – l’enfance au Liban – comme elle le précise dans un entretien avec Cécile Oumhani :

Plus je vieillis, plus j’ai envie de raconter mon enfance, alors que je l’ai oubliée pendant trente ans. J’étais occupée à vivre, à chercher ma voie parmi des gens aisés et à oublier la modestie de mon départ. Je me trouvais dans un milieu intellectuel très éloigné de celui dans lequel j’ai vécu, qui était parfois un peu une cour des miracles et aussi assez rudimentaire. Il y avait chez moi un déni de tout cela. Et brusquement, avec l’âge, on devient modeste à l’approche de cette troisième boucle de la vie. On devient plus simple et on porte un regard plus clairvoyant sur ce qu’on a vécu, qui a fait de nous ce que nous sommes. C’est pourquoi, dans Orties, je renoue avec mon enfance dans un village du Nord du Liban, où le végétal est primordial, comme l’herbe des prairies, la vallée, le torrent glacial, les chèvres14

Pourtant, l’adjectif « inédits », que l’on retrouve sur la page de titre de la section, n’est pas tout à fait juste. En effet, dès Fables pour un peuple d’argile, publié en 1992, quelques traces signalent un travail préalable d’écriture. Dans ce recueil, trois courts poèmes, en clôture de l’ouvrage, seront repris dans « Basse enfance ». Entre les « Fables » et ces trois textes finaux prennent place d’autres poèmes qui seront partiellement répartis dans les sections « Un lieu d’eau sous la voûte » et « Les Ombres et leurs cris » présentes dans l’anthologie. Dans Mon anthologie ensuite, paru en 1993 à Beyrouth, on retrouve d’autres textes, également en fin d’ouvrage, insérés dans la section « Basse enfance ». Autour de ces premiers textes, Vénus Khoury-Ghata amplifie l’écriture et ajoute de nouveaux poèmes pour former la section initiale de son anthologie. Le premier constat que l’on peut émettre est l’omniprésence de la figure maternelle dans les premiers textes, présence qui sera non seulement approfondie dans l’Anthologie personnelle par l’allongement des poèmes, leur enrichissement textuel, mais également complétée par l’émergence plus visible du pronom « nous » et de la fratrie. Cette apparition porte avec elle un motif que l’on ne retrouve que très peu dans les premiers textes sur la mère : la réminiscence de l’apprentissage du langage et le déchiffrage du monde.

Ma mère s’abîmait dans le mouvement poussif de son balai luttant contre un sable qu’elle appelait désert contre une humidité qu’elle appelait eau friable15

Dans ces vers se perçoit un désir de nomination, ou plutôt de renomination du monde et de ses éléments, à travers la langue propre, singulière, unique de la mère. La communauté des enfants fait également l’expérience du monde à travers le plurilinguisme : « Nous connaissions un alphabet des champs / qui s’essoufflait dans les montées », « Notre alphabet parlait araméen pour pouvoir dialoguer avec le soleil du pays », « Nous étions à l’étroit entre A et Z16 ». Le motif de l’envers et de l’endroit surgit à plusieurs endroits pour signifier non seulement le bilinguisme (de droite à gauche pour l’arabe et de gauche à droite pour le français), mais également pour désigner une profondeur du langage : « Nous n’avions que nos têtes et tout ce bruit à l’intérieur / nous avions détourné nos origines en enfilant nos noms à l’envers17 », « Nous boitions à force de marcher sous les lignes18 », « déchiffrer l’alphabet émietté du salpêtre / traduire les signes inscrits sur l’envers de la ville19 ». Cette dernière citation fait explicitement référence à l’activité archéologique de déchiffrage et de compréhension des signes qui entourent le sujet lyrique. L’adjectif « émietté » souligne d’ailleurs l’aspect partiel de cette quête, qui ne peut se reposer que sur des fragments afin de reconstituer un sens possible, une interprétation du monde. À ce passé biographique longtemps enfoui dans le silence, s’oppose un passé collectif marqué par les deuils et les morts, un passé qui ne passe pas, qui demeure à la surface, se rappelle aux vivants, dans le présent.

Parfois au croisement de deux villes disparues surgissaient ces portes qu’on disait englouties et qui claquaient des nuits entières sous les tourbières. Rien ne prévoyait un tel rejet de la part d’une terre soumise qui mâchait indifféremment ossements et pierres. Personne ne s’attendait à voir ces planches exsangues réclamer des seuils devenus des non-lieux20

Le poème fait ainsi surgir d’autres vestiges liés, dans ce poème, à la guerre civile libanaise et à une terre jonchée de ruines et de morts. Pierre Brunel a parlé d’une « poétique du disparu21 » dans la préface d’une autre anthologie khoury-ghatienne, Les Mots étaient des loups (2016), pour désigner la présence constante de cet autre monde, dans l’espace des vivants. Nous constatons ainsi que « Basse enfance » fonctionne à rebours du principe sélectif de l’anthologie, puisqu’il s’agit au contraire d’étoffer une production antérieure, de déployer des poèmes antérieurs afin d’imprimer un nouveau souffle et une nouvelle ampleur. Parallèlement à ce geste, le thème de l’archéologie se fait plus présent, et place l’ensemble de l’anthologie sous le double signe de la quête mémorielle et de la réinvention.

 

Une mémoire des disparus

La mort, chez la poète, ne représente jamais la fin de la vie mais une forme renouvelée de la vie dont elle tente de percer les secrets. Alors qu’elle renvoie généralement à l’immobilité, à la décomposition et à l’anéantissement de l’être, le poème en fait la continuité de la vie et travaille à maintenir une mémoire en péril. L’autrice écrit dès lors l’histoire inversée du monde, que l’on peut comprendre comme une écriture à rebours ou à l’envers, liée au récit des morts, des oubliés. À sa manière, elle élabore une nouvelle genèse, une histoire narrée « à contre-terre22 ». La réversibilité des espaces et des règnes, dans la poésie khoury-ghatienne, s’exprime notamment par le déplacement des cadavres, leur volonté de traverser les frontières de l’inerte et du vivant pour refaire surface, lutter contre l’oubli qui les menace. On peut lire dans le poème intitulé « Ils » : « Ils flottent à la surface de la mémoire / s’infiltrent dans les murs avec les lunaisons / égorgent l’eau / démantèlent les pendules / Ils escaladent les racines / dévalent la pente des pluies / aspirent les vapeurs des puits / boivent d’un seul trait nos fleuves en crue / […] Ils possèdent la terre en profondeur23 ». À travers la dimension épique et conquérante des morts refusant leur condition, le langage poétique vient chercher, rapatrier leur mémoire dans l’espace du poème.

« Fable pour un peuple d’argile » enfin, convoque la mémoire d’un peuple oublié dont il ne reste que quelques traces effacées en partie par les pluies. L’écriture du recueil original provient d’une rencontre avec l’archéologue Christine Niederberger, spécialiste de cette communauté : « L’entendre parler de ses fouilles, regarder ses codex m’a fait découvrir un peuple disparu de la planète sans laisser la moindre trace écrite24 ». De la même manière qu’elle procède à une remontée personnelle, autobiographique, dans les lieux de son enfance, l’autrice adopte le regard de l’Olmèque pour retrouver une existence perdue, oubliée, sans trace. Le poème fonctionne donc comme un véritable palimpseste, où les traces sont l’occasion de recréer un monde enfoui : « De l’Olmèque fondu dans son champ / il ne reste que le vacarme de sa plume frontale / et le parler brutal du vent dans son goyavier / Pas de trace de l’affrontement qui l’opposa à la montagne / de l’hécatombe des genêts / de l’éboulement des pétales / Aucune trace de son nom sur les tombes transies de pluies / ni de l’étoile qui allumait son feu à son silex25 ». Contrairement à la pierre, l’argile est malléable, mobile, elle peut prendre une multitude de formes, se couler dans un moule ou dans un autre. La mort de l’Olmèque arrête sa marche, son nomadisme, il devient une « âme empierrée26 ».

L’anthologie procède donc à un travail mémoriel à plusieurs niveaux : au niveau organisationnel, par l’exhumation stratifiée et l’enrichissement des textes antérieurs ; au niveau formel, par la recherche de nouveaux rythmes poétiques, d’un réagencement des vers sur la page ; au niveau thématique enfin, par la récurrence du thème archéologique (mémoire, surface terrestre, présence des morts et des ruines, tombes, déchiffrage du monde, profondeur temporelle et spatiale).

 

Archéologie du sujet poétique et de ses langues : les strates de l’écriture poétique au sein de l’anthologie

Effets de réécriture : reprises et variations

La présence du sujet poétique se révèle assez peu marquée dans Anthologie personnelle : la parcellisation ne touche pas uniquement le paysage, les morts et le langage, mais également la voix lyrique elle-même. Le sujet lyrique existe fondamentalement dans les mots, il se constitue sans cesse dans le langage. Par conséquent, la création de l’auto-anthologie, qui mêle plusieurs états du texte, fait écho à la dissémination de la parole dans l’espace mémoriel du sujet.

Selon Käte Hamburger, le « je » qui apparaît dans la poésie, nommé « Ich-Origin », présente un caractère authentique sans être pour autant biographique. Comme le rappelle Dominique Combe, il est nécessaire de distinguer « le fait anecdotique de la biographie personnelle, inscrit dans le singulier, et la quintessence de l’expérience vécue ouverte sur l’universel27 ». Käte Hamburger cherche donc, en parlant d’un sujet d’énonciation réel, à le différencier de la fiction pure que représente le personnage romanesque ou dramatique28. Margarete Susman adopte un discours radicalement autre, en refusant d’accorder au sujet lyrique ou lyrische Ich la moindre authenticité29 : celui-ci serait bien plutôt un masque, une « création d’ordre mythique30 ». D’un côté, le sujet lyrique renvoie à un sujet réel qui ne se confond pas totalement avec le sujet biographique, de l’autre, le « je » est défini comme le produit d’une fictionnalisation, d’une mythification qui se distingue fondamentalement du sujet biographique. En revendiquant l’aspect autobiographique de ses recueils, Vénus Khoury-Ghata semble se rapprocher du concept de « Ich-Origin » formulé par Käte Hamburger, d’une quasi-coïncidence entre le Moi réel et le Moi poétique. Toutefois, l’élargissement légendaire et mythique de la référence, dans sa poésie, se rapproche davantage de la conception de Margarete Susman qui insiste sur le processus de mythification du sujet, par lequel il peut atteindre l’universalité. Ce processus engage également une « intemporalisation31 » abolissant les frontières entre passé et présent. Or, dans les textes de Khoury-Ghata, nous avons affaire à une triple temporalité : individuelle (de l’ordre du vécu), historique et légendaire. Le sujet lyrique n’achève pas complètement ce mouvement vers le mythe en conservant sa dimension singulière et historique. Dès lors, à la suite de Karlheinz Stierle32, on peut considérer que le « je » poétique trouve sa véritable authenticité dans son caractère instable et problématique, constamment en procès, en élaboration au sein du poème. La tension entre l’autobiographie et le mythe, entre le réel et la fiction est résolue par ce mouvement du sujet poétique aux frontières indéfinies et à l’identité ambivalente :

Ainsi, le sujet lyrique apparaîtrait comme un sujet autobiographique « fictionnalisé », – ou du moins en voie de « fictionnalisation » – et, réciproquement, un sujet « fictif » réinscrit dans la réalité empirique, selon un mouvement pendulaire qui rend compte de l’ambivalence défiant toute définition critique, jusqu’à l’aporie33.

En effet, lorsque le sujet lyrique cherche à restituer l’expérience vécue, il n’opère pas une transposition mais une recréation de cette expérience, à partir de laquelle il s’invente et se renouvelle. Nous rejoignons ici Joëlle de Sermet sur sa distinction entre l’autobiographie et le lyrisme, cristallisée autour du concept de mémoire. La mémoire autobiographique se fonde sur un mouvement rétrospectif de remembrance orientée du vécu de l’auteur-narrateur, à partir d’indices référentiels explicites et d’une identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage. La mémoire du sujet lyrique, selon de Sermet, est « à la fois interpersonnelle et personnelle dans la mesure où, intertextuelle, elle est aussi nécessairement, intratextuelle. Elle est la mémoire de l’invention34 ». Si le sujet constitue ainsi une référence flottante, dont l’existence n’est peut-être finalement que celle des « gestes lyriques35 » insufflés par le poète, peut-on parler de sujet ou de gestes lyriques propres à l’auto-anthologie ? D’une certaine manière, il apparaît que les effets de réécritures, les modifications typographiques, rythmiques, lexicales, laissent percevoir ce regard rétrospectif, flottant lui aussi à la lisière entre les textes originaux et cette conscience textuelle surplombante. L’étude d’extraits permettra de clarifier cette proposition. On observe globalement, dans l’Anthologie personnelle, un allongement du souffle poétique, le rythme des vers se modifie tout en conservant, en partie, les mots du poème initial. D’autres termes viennent parfois s’ajouter ou remplacer des segments de phrases et semblent ainsi mêler deux ou plusieurs états du poème, deux ou plusieurs modulations de la voix lyrique. Dans le tableau ci-dessous, nous pouvons observer le travail de relecture et de réappropriation d’un geste poétique ancien, pour lui donner de nouvelles intonations :

 

Tableau 2. Comparaison de deux états du texte.

Un faux pas du soleil, Paris, Belfond, 1982, p. 7 Anthologie personnelle, p. 109

Givre
avait-il dit
et il amarra sa voix au ponton d’ouate

certains hélèrent son équipage de chevaux empaillés
d’autres l’interpellèrent à voix fondues

Ils lui donnèrent des noms de lieux arpentés par le
froid
et de villes qui gesticulent

Ils l’appelèrent bruine
pour qu’il traversât les parois du jour
Sarment
pour qu’il allumât sa neige rectiligne

L’arbre qui grimaçait à travers les vitres
croisa ses doigts /
puis éclata de pluie

Givre dit-il
et il s’éloigne dans un bruit de larmes et d’écume
certains hèlent son attelage de chevaux immobiles
d’autres l’appellent dans sa bouche obscure.

Ils le nomment aube pour qu’il traverse les parois du jour
sarment pour qu’il brûle sa neige rectiligne.

L’arbre qui grimace à travers la vitre
croise ses branches et éclate de pluie.

 

Le choix de glisser du passé au présent, d’allonger le phrasé et de modifier le vocabulaire réactualise le(s) sens du poème, tout en fournissant une certaine unité à l’ensemble anthologique, par le retour des mêmes motifs, des mêmes lexiques, et d’un vers souvent long, voire du verset. De façon plus complexe, la transformation passe par une autre étape, celle que constitue Mon anthologie. En effet, certains poèmes, repris dans les deux anthologies de Vénus Khoury-Ghata, montrent un effet d’hésitation et de retour en arrière.

 

Tableau 3. Comparaison de trois états du texte

Monologue du mort, Paris, Belfond, 1986, p. 17 Mon anthologie, p. 117 Anthologie personnelle, p. 89

Ils débroussaillent aine et plaine
râpent bouche et margelle
expulsent écume et plainte
puis s’en vont titubants d’une hanche à
                           [une frontière
ivres de notre liqueur

Ils débroussaillent l’aine et l’envers de la plaine

râpent le chanvre de nos flancs

lapent l’eau des étangs

puis s’en vont en titubant ivres de notre

                                [liqueur

Ils débroussaillent l’envers des plaines
râpent le chanvre des coteaux
lapent le surplus des étangs
puis s’en vont ivres de notre liqueur.

 

Dans ces extraits, nous pouvons constater que la version de l’Anthologie personnelle procède à la fois en reprenant des segments de la version originale (en italiques), des segments modifiés de Mon anthologie (soulignés), en ajoutant des termes nouveaux (en gras) et en supprimant des mots afin de proposer un poème autre. La relecture fonctionne souvent par condensation du poème, et l’émergence d’un nouveau rythme, comme le choix d’effacer la binarité du poème initial (« aine et plaine », « bouche et margelle », « écume et plainte ») pour proposer une cadence à trois segments (« Ils débroussaillent / l’envers / des plaines », « râpent / le chanvre / des coteaux », « lapent / le surplus / des étangs »). La substitution des termes atténue la présence des corps au profit d’un lexique paysager où l’image de la surface et du versant domine (« l’envers », « coteau », « surplus »), substitution que l’on peut mettre en lien avec l’approfondissement du motif archéologique dans l’anthologie. Cette pratique de réécriture accentue davantage le tremblé de la référence lyrique : le texte n’est plus tout à fait le même, et pas tout à fait un autre non plus, il se situe dans cet entre-deux, dans l’ouverture constante du sens. Le geste de relecture, puis d’assemblage, vient ainsi se mêler aux gestes plus anciens liés aux premiers contextes éditoriaux, à ceux des premiers recueils, gestes toujours réactualisés dans le moment de la réécriture et de la lecture.

 

La recomposition d’un alphabet intime : une mémoire des langues

L’intrication constante du français et du phrasé arabe se déploie à l’échelle de l’anthologie. Graphiquement, cette tension entre deux langues se manifestent dans la disposition des vers et des versets sur la page car bien souvent, des segments de phrases sont placés à droite et semblent vouloir reproduire une graphie ambivalente, dont l’idéal et l’horizon serait une lecture à double sens. En voici un exemple :

Comment marcher sur les travées d’une syntaxe que les langues poussent de plage en page transformant les lettres en bornes contre l’ensablement ? Nombreux nous mîmes en garde contre l’irascibilité des mots et leur entêtement à s’enchaîner pour barrer la voie à l’indicible au vent qui a une seule revendication : produire des vagues répétitives et ce bruit de début du monde cette langue unique parlée par les quatre horizons qui cernent le carré de terre maculé d’eau36.

L’image de la langue et de son émiettement, omniprésente dans la poésie khoury-ghatienne, figure cet alphabet intime et personnel à reconstituer :

ce qui brillait dans le ciel était notre âme / éparpillée37 à la recherche de l’alphabet émietté38 leurs morts exposés à la lune s’émiettaient en silence39 clamant notre innocence du complot / qui émietta l’univers40 l’homme qui a rapiécé ses pierres s’est émietté dans les / chambres41.

Ce qui se dessine ainsi est un véritable paysage textuel, composé d’une multitude de miettes, de particules, de mots glanés qui prennent consistance, deviennent pierres, cailloux transportables dans les poches d’enfant. L’arabe et le français ne sont pas les deux seules langues présentes dans les textes : des langues plus anciennes, comme l’araméen ou le sanskrit, composent, elles aussi, les couches de cette carrière argileuse qui constitue la mémoire linguistique de la poète : « Notre alphabet parlait araméen pour pouvoir dialoguer / avec le soleil du pays42 ». On pourrait considérer l’auto-anthologie comme cette tentative de l’autrice de recomposer non seulement cet alphabet émietté, intime, mais également les strates mémorielles et textuelles, pour en proposer de nouveaux horizons de significations, tout en leur conférant une forme d’unité par le cheminement proposé au lecteur et analysé dans la première partie de cet article. Le paysage poétique qui en émerge, fondé aussi sur la reprise des mêmes images, devient le détour par lequel le sujet khoury-ghatien parvient à se dire : « Il faut soulever l’aube pour voir le poète assis sur le / paysage43 ». La pierre, si elle se veut initialement une image de réification, se présente ici comme une image archéologique malléable constituant le ferment du texte et de la langue poétique, comme le rappelle Vénus Khoury-Ghata dans un entretien avec John C. Stout :

Les années venues, j’ai conclu un armistice avec la langue française et décidé de la réunir dans un même moule avec mon arabe maternel. Ainsi, devenues une langue unique, le français et l’arabe sont sous-jacents l’un à l’autre comme dans les strates des carrières de pierre44.

Cette image de soulèvement, de dévoilement, pourrait faire écho à la quête archéologique des textes et des souvenirs. Le sujet lyrique s’offre dans le mouvement même de creusement de la mémoire et du paysage poétique.

 

Conclusion

Anthologie personnelle ne se contente pas de reprendre des morceaux choisis de l’œuvre antérieure, mais propose bien une plongée dans la mémoire personnelle et collective, dans la mémoire des textes. Toutefois, l’exhumation des poèmes récuse le figement des vestiges et des traces : ces dernières laissent place à la rêverie, au mouvement, à la transgression. La réécriture au présent de poèmes antérieurs explore les strates mémorielles et linguistiques pour mieux faire émerger une figure poétique à la croisée des langues, dont l’image ne peut que se disperser dans la multiplicité des textes choisis. Tout en intégrant cette pluralité, Vénus Khoury-Ghata recourt à un ensemble de changements, de recompositions pour suggérer une certaine progression tout au long de l’œuvre. Nous pourrions d’ailleurs nous demander si les figures du sujet poétique, si les gestes lyriques, présents dans les textes choisis, ne seraient pas effacés, recouverts ou subsumés par une nouvelle instance poétique située à la frontière entre les textes choisis et l’ensemble qu’elle compose, et qui fournit une certaine unicité à l’œuvre. Le travail archéologique mené dans l’auto-anthologie donnerait ainsi lieu à une nouvelle forme poétique, un nouveau parcours, voire même un autre lyrisme. En effet, si l’archéologie se définit comme la discipline visant à reconstituer le passé à partir des vestiges qui en portent le témoignage, l’auto-anthologie se présente comme le rassemblement de fragments, de miettes, de tessons poétiques. Apparaît donc une tension entre la dispersion du « je », la recomposition d’une figure multiple, dans l’œuvre anthologique, et la constitution d’un cheminement allant de l’enfant au poète. Il semble dès lors que l’œuvre puisse se lire comme une autobiographie de l’écriture et une mémoire des langues. Cette ouverture du poème, Andrée Chedid l’a exprimée dans les deux textes préfaciels de ses deux auto-anthologies, dont nous ne citerons que le second : « Les mots – troquant leur pluriel pour un singulier ou vice versa – désignent chaque fois l’élan du multiple vers l’indicible, des instantanés vers la durée. Ils retracent aussi le dessein – le dessin – d’une démarche, dont le propos n’est jamais d’arriver et de conclure, mais de demeurer, sans relâche, en chemin45 ».

 


Références

Corpus primaire

Khoury-Ghata Vénus, Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1997.

Autres œuvres citées

Chedid Andrée, Textes pour un poème. Poèmes pour un texte, Paris, Gallimard, « Poésie », 2020.

Khoury-Ghata Vénus, Mon anthologie, Beyrouth, Dar An-Nahar, 1993.

Khoury-Ghata Vénus, Quelle est la nuit entre les nuits, Paris, Mercure de France, 2004.

Khoury-Ghata Vénus, Les Mots étaient des loups, Paris, Gallimard, « Poésie », 2016.

Corpus critique

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Genette Gérard, Seuils, Paris, Les Éditions du Seuil, « Points Essais », 2002.

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Stout John C., L’Énigme-poésie. Entretiens avec 21 poètes françaises, New York, Rodopi, 2010.


1 Vénus Khoury-Ghata, Anthologie personnelle, Arles, Actes Sud, 1997.

2 Emmanuel Fraisse, Les Anthologies en France, Paris, PUF, « Écriture », 1997, p. 87.

3 Ibid., p. 90-92.

4 Ibid, p. 95.

5 Gérard Genette, Seuils, Paris, Les Éditions du Seuil, « Poétique », 1987, p. 163.

6 Andrée Chedid, Textes pour un poème. Poèmes pour un texte, Paris, Gallimard, « Poésie », 2020 : « J’y ai repris la plupart des poèmes parus dans des recueils à présent épuisés », p. 19.

7 Annick Louis, « L’Anthologie, un mode dévié », L’Anthologie. Histoire et enjeux d’un mode éditorial du Moyen-Âge au XXIe siècle, Reims, 2014, URL : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01992923, page consultée le 23/11/21, p. 474.

8 Gérard Genette, « Du texte à l’œuvre », Figures IV, Paris, Éditions du Seuil, 1966, p. 20-21, cité dans Céline Bohnert, Françoise Gevrey (dir.), L’Anthologie. Histoire et enjeux d’une forme éditoriale du Moyen-Âge au XXIe siècle, Reims, ÉPURE, 2014, p. 14.

9 Ibid.

10 Vénus Khoury-Ghata, Anthologie personnelle, op. cit., p. 7.

11 Marie-Thérèse Oliver-Saidi, « Exorciser la mort, une quête vitale chez Vénus Khoury-Ghata », in Fabula / Les Colloques, « Vénus Khoury-Ghata. Pour un dialogue transculturel », publié 23 juillet 2018, URL : http://www.fabula.org/colloques/document5526.php, page consultée le 11/03/2021.

12 Linda Maria Baros, « La terre-mère versus la terre de la mort dans Orties de Vénus Khoury-Ghata », in Fabula / Les Colloques, « Vénus Khoury-Ghata. Pour un dialogue transculturel », publié 23 juillet 2018, URL : https://www.fabula.org/colloques/document5530.php, page consultée le 27/04/2021.

13 Vénus Khoury-Ghata, Anthologie personnelleop. cit., p. 169.

14 Cécile Oumhani, « Vénus Khoury-Ghata », in Encres vagabondes, 2005, URL : http://www.encres-vagabondes.com/rencontre/khoury.htm, site consulté le 16/01/2021.

15 Vénus Khoury-Ghata, Anthologie personnelleop. cit., p. 12.

16 Ibid., p. 25.

17 Ibid., p. 31.

18 Ibid., p. 32.

19 Ibid., p. 16.

20 Ibid., p. 51.

21 Pierre Brunel, « La traversée des “âmes en souffrance” », in Vénus Khoury-Ghata, Les Mots étaient des loups, Paris, Gallimard, 2016, p. 23.

22 Vénus Khoury-Ghata, Anthologie personnelleop. cit., p. 66.

23 Ibid., p. 88-90.

24 Vénus Khoury-Ghata, Caroline Boidé, Ton chant est plus long que ton souffle, Paris, Écriture, 2019, [édition numérique sans numérotation].

25 Vénus Khoury-Ghata, Anthologie personnelle, op. cit., p. 71.

26 Ibid., p. 70.

27 Dominique Combe, « La référence dédoublée – le sujet lyrique, entre fiction et autobiographie », in Dominique Rabaté (dir.), Figures du sujet lyrique, Paris, PUF, 2005, p. 60.

28 Käte Hamburger, La Logique des genres, Les Éditions du Seuil, Paris, 1986.

29 Margarete Susman, Das Wesen der modernen deutschen Lyrik, Strecker and Schröder, Stuttgart, 1910.

30 Dominique Combe, « Aimé Césaire et la “Quête dramatique de l’identité” : Cahier d’un retour au pays natal », in Dominique Rabaté, Joëlle de Sermet, Yves Vadé, Le Sujet lyrique en question, Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 1996, p. 177.

31 Dominique Combe, in Dominique Rabaté, Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 58.

32 Karlheinz Stierle, « Identité du discours et transgression lyrique », Poétique, n° 32, 1977.

33 Dominique Combe, in Dominique Rabaté, Figures du sujet lyrique, op. cit., p. 55-56.

34 Joëlle de Sermet, « L’adresse lyrique », in Dominique Rabaté, Figures du sujet lyrique,  op. cit., p. 83.

35 Dominique Rabaté, Gestes lyriques, Paris, Éditions Corti, 2013.

36 Ibid., p. 50.

37 Ibid., p. 32.

38 Ibid., p. 42.

39 Ibid., p. 45.

40 Ibid., p. 48.

41 Ibid., p. 99.

42 Ibid., p. 25.

43 Ibid., p. 57.

44 John C. Stout, L’Énigme-poésie. Entretiens avec 21 poètes françaises, New York, Rodopi, 2010, p. 210.

45 Andrée Chedid, « Ouverture II », Textes pour un poème. Poèmes pour un texte, op. cit., p. 289-290.

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ISSN  2534-6431