Circulation des concepts : interdisciplinarité, multidisciplinarité, pluridisciplinarité et transdisciplinarité

Carolina Ferrer

02/11/2015

Précédé de différents préfixes, le mot disciplinaire renvoie à des définitions diverses, plus ou moins éloignées les unes des autres. Ainsi, selon le Dictionnaire lexicographique1
, la signification d’interdisciplinaire est : « […] relatif à plusieurs disciplines, à plusieurs domaines d’étude. » Selon cette source, les termes multidisciplinaire, « [q]ui concerne plusieurs disciplines ou spécialités2
 », et pluridisciplinaire « [o]ù sont représentées plusieurs disciplines, plusieurs domaines de recherche2
 », seraient des synonymes. La transdisciplinarité quant à elle, est une « démarche scientifique qui dépasse les frontières d’une discipline2
 ». Afin d’explorer les différents usages que les chercheurs font de ces concepts, dans cet article, nous nous servirons de la disponibilité de données massives3
, en nous appuyant essentiellement sur la scientométrie, afin d’étudier les modalités de circulation de ces quatre concepts qui reflètent les relations entre les champs disciplinaires.

Initialement développée par Derek de Solla Price4
, la scientométrie doit son existence aux instruments mis au point par Eugene Garfield, fondateur de Institute for Scientific Information, aujourd’hui Thomson ISI. Actuellement, ISI possède la plus importante base de données bibliographiques. Cette Web of Knowledge5
comprend plus de cinquante millions de références regroupées dans trois types d’index : celui des sciences, celui des sciences sociales et celui qui regroupe les sciences humaines et les arts. Les deux premiers, codés respectivement SCI et SSCI vont de 1900 à nos jours. Le dernier, quant à lui, enregistré sous le code A&HCI, couvre la période allant de 1975 aujourd’hui. Dans cette recherche, nous explorerons ces trois index en utilisant la technique de fouille de données6
, dans le but d’obtenir des échantillons de publications qui portent sur les concepts mentionnés. Dans un premier temps, nous élaborerons des indicateurs scientométriques afin d’observer le volume de publications, leur distribution linguistique, leur évolution chronologique, et leur distribution par discipline. En utilisant les théories des citations7
, nous étudierons, dans un deuxième temps, le nombre de fois que ces articles sont cités dans le but d’analyser la propagation de ces concepts.

Ainsi, cette recherche nous permettra de constater les multiples possibilités d’exploiter les ressources numériques et d’approfondir nos connaissances sur la circulation du concept d’interdisciplinarité et des termes qui lui sont connexes. Par ailleurs, nous espérons que ce travail constituera une démonstration de l’importance d’utiliser des méthodes quantitatives dans l’étude de voyages conceptuels.

1. Épidémies de connaissance et épidémies d’information

Dans le premier chapitre de son livre Little Science, Big Science8
, Derek de Solla Price étudie le comportement d’une série de variables, en particulier, le nombre de publications scientifiques périodiques. Il arrive à la conclusion que l’évolution de la science peut être représentée par une courbe logistique : au début, nous observons une croissance exponentielle jusqu’à un point d’inflexion ; à partir de ce point, le taux de croissance diminue jusqu’à atteindre un niveau de saturation.

En poussant plus loin les études de Price, Diane Crane9
a analysé les relations entre la croissance de la connaissance scientifique et la communauté qui la sous-tend. Elle est ainsi parvenue à établir des liens entre le processus de découverte scientifique et le processus social qui a lieu dans les groupes de chercheurs. En ce qui concerne le développement des sciences exactes, Crane identifie quatre étapes qui, d’après elle, sont directement reliées à la courbe logistique de croissance des publications proposée par Price ainsi qu’au développement des paradigmes de Kuhn10
. Cependant, selon Crane, ce type d’évolution caractérise seulement les sciences fondamentales, mais n’est pas observable ni dans les sciences humaines ni dans la technologie. Il est donc intéressant de se demander quelle est la situation lors de la circulation de concepts dans les différents domaines scientifiques.

Dans cette perspective, Kuhn, entendra par paradigme « les découvertes scientifiques universellement reconnues qui, pour un temps, fournissent à une communauté de chercheurs des problèmes types et des solutions11
 ». À partir de cette définition du paradigme, il établit des différences entre le développement de la « science normale » et les « révolutions scientifiques ». L’une d’entre elles est le progrès qui a lieu à l’intérieur d’un paradigme, tandis que les nouveautés scientifiques sont reliées à l’émergence d’anomalies.

Cependant, le modèle de diffusion de Price n’est pas toujours le plus représentatif des phénomènes de diffusion des connaissances. Sous certaines conditions, notamment lorsque nous nous éloignons de la « science normale » pour suivre la terminologie de Kuhn, d’autres modèles semblent mieux décrire l’évolution des données.

Dans sa thèse portant sur l’évolution des spécialités en physique, Albert Tabah12
étudie les fréquences mensuelles des publications par sous-spécialités. Il s’agit d’investigation des sous-disciplines qui montrent une croissance très rapide dans de très courts délais. Il détermine que « literature growth in physics does not necessarily follow either an exponential or a linear pattern. It varies and it fluctuates. The mechanism largely depends on the time period and the subject matter at hand13
 ». Il devient évident pour l’auteur que ni le modèle de croissance introduit par Price, ni l’idée de « mode » proposée par Crane ne correspondent à ses données. Tabah décide alors de se tourner vers les modèles épidémiologiques dont plusieurs ont pour but l’analyse de la dynamique de propagation des maladies qui affectent les humains, les animaux et les plantes.

L’élaboration des différents modèles permettant la compréhension, l’évaluation, la prédiction et le contrôle des épidémies s’avère être un défi de taille qui s’étend des théories mathématiques et biomédicales jusqu’aux aspects pratiques, en passant par les problèmes de collecte et de traitement de données14
. La pertinence d’utiliser des modèles épidémiologiques afin de décrire de multiples situations de propagation a été établie par divers auteurs15
. Évidemment, il faut noter une différence significative : « in the case of infectious diseases the desired state is one of stability or decrease while in the case of transmission of ideas an unstable state, i.e. an epidemic state may be desirable16
. »

En ce qui concerne le développement des sous-spécialités de la physique, Albert Tabah distingue deux types d’épidémie : l’information et la connaissance. La première correspond à un événement particulier, temporaire et très visible que Tabah appelle l’épidémie d’information. Par contre, l’épidémie de connaissance se présente plutôt sous la forme d’une chaîne d’articles influents. D’après Tabah, alors que l’on observe le plus souvent le premier type de phénomène, le deuxième est bien plus rare et entraîne de profonds changements dans la discipline en question, voire la naissance d’une nouvelle sous-discipline.

Il faut noter que, en ce qui concerne les sous-disciplines de croissance accélérée, Tabah s’inspire des études de Budd et Hurt17
. Ces deux auteurs, en analysant l’évolution de la théorie des supercordes, affirment que :

An entirely different class of literature seems to exist beyond or separate from the ‘normal’ literature such as suggested by Price… Price and others, we feel, are essentially correct in describing ‘normal’ science. What we propose is an exploration of the anomalous in science literature18
.

Tabah pousse plus loin son étude sur les épidémies d’information et établit que « the rapidity in the genesis of an information epidemic will follow one of two models at hand, either the contagion model or the catalyst model19
 ». À la différence du modèle de contagion épidémique, où un individu est porteur d’un virus, le modèle catalytique met en lumière des épidémies qui résultent de la confluence d’une série de facteurs qui sont présents dans une société20
.

Inspiré par les travaux de Tabah, Ackermann21
propose un ensemble d’indicateurs bibliométriques afin d’étudier les épidémies d’information manquées22
. Il commence par clarifier une ambigüité détectée dans la thèse de Tabah. Ackermann souscrit pleinement à la définition de l’épidémie de connaissance de Tabah :

A knowledge epidemic evolves out of an existing information epidemic by ongoing, sustained publication, producing a permanent knowledge growth that either creates a new scientific specialty … or revitalizes an existing field through the acceptance of a new theory23
.

Cependant, il introduit la distinction suivante, à notre avis très utile :

in this study an information epidemic will refer to the overall phenomena of epidemic growth in a given scientific literature, a knowledge epidemic will remain as defined above, while an unsuccessful (or failed) information epidemic will refer to an epidemic pattern of publication that ended without evolving into a knowledge epidemic24
.

À travers l’analyse des séries de publications qui contiennent dans le titre les mots-clés qui renvoient aux différents types de relations entre les disciplines, nous étudions les modalités de circulation de ceux-ci, en particulier, dans le but de déterminer si nous sommes devant une épidémie de la connaissance ou bien simplement d’un phénomène temporaire.

2. Indicateurs bibliométriques

Il existe deux catégories d’indicateurs. Ceux de la première catégorie reçoivent le nom d’indicateurs descriptifs ou d’indicateurs d’activité. Ceux de la seconde catégorie sont les indicateurs relationnels. « Les premiers fournissent des données sur le volume et l’impact des activités de recherche, tandis que les seconds recherchent les liens et les interactions entre chercheurs et domaines, de manière à décrire les contenus des activités et leur évolution25
. » Les indicateurs peuvent être mesurés à plusieurs niveaux d’agrégation : chercheurs, groupe de recherche, institut, pays, discipline.

Le plus simple des indicateurs descriptifs est le dénombrement des publications ou de brevets. Un autre indicateur descriptif est le dénombrement des citations. Celui-ci correspond au nombre de fois qu’un texte est cité dans une autre publication. Supposément, cet indicateur signale la qualité d’une publication. Cependant, cet argument a été longuement débattu et il en résulte qu’il est préférable de le considérer comme un indicateur de visibilité. De plus, comme le signalent Callon et al. : « Des investigations encore plus fines peuvent être tentées en retournant aux contextes de citation de manière à faire ressortir la transformation ou la confirmation des énoncés, les transferts et les emprunts de techniques expérimentales26
. »

À son tour, le plus simple des indicateurs relationnels est la cosignature de publications. Un des problèmes que pose cet indicateur est la différence d’habitudes de publication dans les différentes disciplines.

Afin de pallier les défaillances de l’indicateur des citations, Henri Small a créé celui des cocitations. Il s’agit de comptabiliser le nombre de fois où deux citations apparaissent simultanément dans les articles. Cette coïncidence de références signalerait un lien plus étroit entre les documents qui les contiennent. Une autre méthode pour remédier aux problèmes de l’indicateur des citations a été créée par Michel Callon. Plutôt que de s’intéresser aux références, il propose la comptabilisation des co-occurrences de mots contenus dans les documents. « Plus les mots co-occurrent fréquemment dans des textes différents et plus les problèmes de recherche et les connexions entre ces problèmes se renforcent27
. » Alors que l’indicateur des cocitations permet l’obtention d’un réseau d’auteurs, celui des co-occurrences se traduit en un réseau de mots associés dont la force dépend du nombre de co-occurrences dans les différents documents. Cependant, comme le souligne Loet Leydesdorff28
, l’utilisation des mots-clés est de nature très variée, rendrait préférable l’utilisation de l’analyse des citations pour étudier l’évolution de la science.

Le facteur d’impact est un indicateur qui porte sur les périodiques. Développé par le ISI dans le Journal of Citation Reports, il29
correspond au « nombre de citations de tout type d’articles, sur 2 ans, concernant le premier auteur, divisé par le nombre d’articles édités à l’exception des éditoriaux, lettres, résumés de congrès30
».

 

Catégories d’indicateurs Indicateurs Fonctions
Descriptifs Dénombrement des articles

 

Dénombrement des citations

Dénombrement des brevets

Mesurer le volume et le dynamisme de la recherche à différents niveaux d’agrégation.
Relationnels Cosignatures

 

Cocitations

Mots associés

Facteur d’impact

Mettre en lumière les interactions entre les acteurs des systèmes nationaux et internationaux de science et technologie.

 

Tableau n° 1 : Indicateurs bibliométriques

Dans cette étude, nous analyserons, en premier lieu, l’évolution des publications relatives aux concepts en question à travers le dénombrement des documents et, en deuxième lieu, leur propagation à travers le dénombrement des citations dont ces documents sont l’objet.

3. Échantillons

En nous basant sur la technique des mots-clés, nous avons obtenu des indicateurs bibliométriques. Dans ISI Web of Knowledge, nous avons sélectionné les références qui contiennent dans le titre les troncatures interdisciplinar*, multidisciplinar*, pluridisciplinar* et transdisciplinar*31
. Nous avons considéré seulement les types de documents qui correspondent essentiellement à la transmission des connaissances, à savoir, les articles, les notes et les reviews. Afin d’éviter des années incomplètes, la dernière année que nous avons considérée est 2014. Initialement, (voir tableau n° 2, nous avons obtenu les publications pour les trois index confondus, sciences exactes (SCI), sciences sociales (SSCI), sciences humaines et arts (A&HCI). Nous avons aussi identifié les chevauchements des termes.

  Interdisciplinar* Multidisciplinar* Pluridisciplinar* Transdisciplinar*
Interdisciplinar* 6407      
Multidisciplinar* 28 6390    
Pluridisciplinar* 0 0 28  
Transdisciplinar* 18 9 0 487

 

Tableau n° 2 : Dénombrement et chevauchement des publications
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Nous observons que les plus hautes fréquences se trouvent dans les publications qui contiennent les troncatures interdisciplinar* et multidisciplinar*. Le chevauchement des termes n’est pas très significatif. Par ailleurs, il existe 8 publications qui contiennent dans le titre les troncatures interdisciplinar*, multidisciplinar* et transdisciplinar*. Il n’existe pas de document contenant les quatre termes dans le titre. Afin de mieux comprendre l’importance relative de ces différents concepts, nous avons séparé les données par type d’index. Le graphique n° 1 correspond aux quatre échantillons pour chaque index.

Graphique n° 1 : Échantillons par index
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Nous observons une grande disparité entre les échantillons. Le nombre de publications qui portent multidisciplinar* dans le titre en sciences exactes est le plus élevé, suivi par le nombre de publications qui portent interdisciplinar* dans ce même index. Viennent ensuite les publications ayant pour titre interdisciplinar* et multidisciplinar* en sciences sociales. L’échantillon transdisciplinar* en sciences sociales est plus important qu’en sciences exactes. Les échantillons de l’index en sciences humaines et arts sont considérablement plus petits pour les quatre concepts. Ce qui reflète très clairement la plus petite couverture de cet index, qui date seulement de 1975, vis-à-vis des deux autres qui s’étendent de 1900 au présent. Ainsi, dans le but d’étudier l’évolution chronologique des concepts, nous analyserons chaque index séparément. Cependant, préalablement, nous analyserons la distribution linguistique des données.

4. Langue de publication

Le graphique n° 2 représente l’importance relative des principales langues de publication de chaque échantillon.

Graphique n° 2 : Distribution linguistique
Source : Web of Knowledge 1900-2014

La série interdisciplinar* est publiée en 25 langues. Parmi celles-ci, l’anglais correspond à 79% de la série, suivi de l’allemand, 15%, le français, 2%, l’espagnol, le russe et le portugais, 1% chacune. La série multidisciplinar* est publiée en 19 langues différentes ; majoritairement en anglais, 93%, suivi du français, 3%, de l’allemand, 2%, et de l’espagnol, 1%. La série pluridisciplinar* est publiée exclusivement en deux langues : français, 68%, et anglais, 32%. Finalement, les langues de publication de la série transdisciplinar* sont huit, dont l’anglais, 90%, l’allemand, 4%, le français et l’espagnol, 2% chacune. Les autres langues n’atteignent pas 1% des échantillons.

5. Évolution chronologique

Dans le graphique n° 3, nous observons l’évolution des quatre séries en sciences exactes. Les publications avec interdisciplinar* ou multidisciplinar* dans le titre commencent à paraître au début des années 1950 et montrent une importante croissance depuis le milieu des années 1990. La série multidisciplinar* a dépassé les 500 publications annuelles en 2013, alors que la série interdisciplinar* a dépassé les 300 publications en 2014. Les deux autres séries démarrent beaucoup plus tardivement et montrent un nombre réduit de publications.

Cependant, la série qui porte transdisciplinar* dans le titre a expérimenté une certaine augmentation à partir des années 2000.

Du point de vue cumulatif, (graphique n° 4) nous observons que les séries multidisciplinar* et interdisciplinar* ont atteint un point, vers le milieu des années 1990, à partir duquel leur taux de croissance ne cesse d’augmenter. Ainsi, elles sont loin d’avoir atteint un taux plus stable qui pourrait indiquer un plafonnement de la croissance.

Graphique n° 3 : Publications annuelles en sciences exactes
Source : Web of Knowledge 1900-2014
Graphique n° 4 : Publications cumulées en sciences exactes
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Le graphique n° 5 représente les quatre séries en sciences sociales. Bien que les séries interdisciplinar* et multidisciplinar* montrent quelques publications depuis la fin des années 1940, c’est à partir du milieu des années 1970 que nous observons des publications annuelles plus importantes. Cependant, ce n’est qu’au 21e siècle que ces séries montrent des augmentations significatives dans le nombre de documents publiés.

Graphique n° 5 : Publications annuelles en sciences sociales
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Par ailleurs, la série transdisciplinar*, dont la première référence date de 1970, évolue positivement à partir du milieu des années 1990. L’indicateur interdisciplinar* a dépassé les 100 publications annuelles en 2008 et celui de multidisciplinar* en 2011, alors que l’indicateur transdisciplinar* n’a pas encore atteint les 50 publications annuelles. La série pluridisciplinar* est embryonnaire.

Le graphique n° 6 correspond aux publications cumulées des quatre séries en sciences sociales. Nous confirmons que les séries interdisciplinar* et multidisciplinar* sont en pleine croissance depuis les années 1970, alors que la série transdisciplinar* commence à cumuler des publications au début du 21e siècle. A priori, en observant l’augmentation des taux de croissance de ces trois tendances, nous serions au début de la propagation de ces termes.

Graphique n° 6 : Publications cumulées en sciences sociales
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Par rapport à l’évolution de ces concepts dans les sciences humaines et les arts, (voir graphique n° 7), nous possédons des données seulement à partir de 1975. Dans ce cas, nous observons que la série interdisciplinar* se démarque clairement des autres.

Graphique n° 7 : Publications annuelles en sciences humaines et arts
Source : Web of Knowledge 1975-2014

L’indicateur des publications qui portent interdisciplinar* dans le titre, tout en décrivant une évolution en scie, montre une tendance croissante depuis 1975 et une augmentation plus importante depuis 2009. À partir de cette date, cette série dépasse les 35 publications annuelles. La série multidisciplinar* évolue positivement depuis quelques années et, en 2011, elle a franchi les 10 publications annuelles. Pendant cette même période, la série transdisciplinar* montre une légère tendance à la hausse. Tout comme en sciences exactes et en sciences sociales, la série pluridisciplinar* témoigne du stade embryonnaire de ce concept.

Le graphique n° 8 représente les indicateurs des publications cumulées en sciences humaines et arts. Nous apprécions la croissance positive de la série interdisciplinar* et l’augmentation cumulative insignifiante des trois autres séries.

Graphique n° 8 : Publications cumulées en sciences humaines et arts
Source : Web of Knowledge 1975-2014

L’analyse de l’évolution chronologique des séries nous permet de constater que l’interdisciplinarité montre une tendance positive dans tous les index. Par ailleurs, en sciences exactes, ce concept est devancé par celui de multidisciplinarité, tandis qu’en sciences sociales, son évolution est accompagnée par celle de la multidisciplinarité et, ces dernières années, par celle de la transdisciplinarité. En sciences humaines et arts, le seul concept qui a une présence et une augmentation importantes est celui de l’interdisciplinarité.

6. Distribution disciplinaire

La distribution des échantillons par discipline est obtenue selon le classement que Web of Knowledge fait des périodiques où sont publiés les documents. Dans le cas des sciences exactes, le graphique n° 9 correspond aux disciplines qui couvrent 90% des publications de la série multidisciplinar* et le graphique n° 10 celles de la série interdisciplinar*.

Graphique n° 9 : Distribution de la série multidisciplinar* en sciences exactes
Source : Web of Knowledge 1900-2014
Graphique n° 10 : Distribution de la série interdisciplinar* en sciences exactes
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Dans les deux cas, nous observons une forte présence de disciplines de la santé : chirurgie, médecine générale interne, oncologie, pédiatrie, soins de santé, neurologie, cardiologie, pharmacologie. D’autres domaines récurrents sont : génie, géologie, écologie.

Les graphiques n° 11, n° 12 et n° 13 correspondent respectivement, aux distributions par discipline des séries interdisciplinar*, multidisciplinar* et transdisciplinar* en sciences sociales. L’éducation, la psychologie et la bibliothéconomie sont des disciplines présentes dans les trois échantillons.

Par ailleurs, nous observons l’existence de certains chevauchements entre les disciplines de l’index des sciences exactes et celui des sciences sociales, celles, notamment, de l’écologie, de l’environnement et de l’éducation sont présentes dans les deux index.

Graphique n° 11 : Distribution de la série interdisciplinar* en sciences sociales
Source : Web of Knowledge 1900-2014
Graphique n° 12 : Distribution de la série multidisciplinar* en sciences sociales
Source : Web of Knowledge 1900-2014<
Graphique n° 13 : Distribution de la série transdisciplinar* en sciences sociales
Source : Web of Knowledge 1900-2014

En ce qui concerne les sciences humaines et les arts, nous avons considéré seulement la distribution de la série interdisciplinar*, graphique n° 14. Neuf disciplines couvrent 91% de l’échantillon. Nous constatons que 25% de l’échantillon correspond à des publications en littérature.

Graphique n° 14 : Distribution de la série interdisciplinar* en sciences humaines et arts
Source : Web of Knowledge 1975-2014

7. Citation des publications

Afin de mesurer l’impact des publications, nous utiliserons le nombre de fois que chaque publication est citée. Le graphique n° 15 nous permet d’observer le nombre de publications qui citent les documents qui constituent les séries de chaque index.

Avec presque 83 000 citations, les publications qui appartiennent à la série multidisciplinar* en sciences exactes montrent la plus importante propagation des termes à l’étude. Viennent ensuite les séries interdisciplinar* en sciences exactes, 41 000 citations, et les séries interdisciplinar*, 28 000 citations, et multidisciplinar*, 22 000 citations, en sciences sociales. Citées respectivement plus de 4 000 fois et plus de 3 000 fois, les publications des séries transdisciplinar* en sciences sociales et en sciences exactes montrent aussi une importante propagation.

Graphique n° 15 : Dénombrement des citations
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Cependant, le nombre total de citations correspond à la propagation globale d’un concept, mais ne tient pas compte du volume de l’échantillon d’origine. Afin de corriger cette situation et d’évaluer l’impact normalisé de chaque concept, nous avons aussi obtenu la moyenne des citations par publication. Ainsi, le graphique n° 16 correspond au nombre de fois en moyenne que chaque publication des séries est citée. Nous observons que les publications des sciences sont plus citées que celles appartenant aux autres index, en particulier les publications en arts et sciences humaines. Cette situation est due, au moins en partie, à la fenêtre temporelle plus étroite de cette série. Les publications les plus citées sont celles de la série multidisciplinar* en sciences, en moyenne 14,68 fois, suivies des publications de la série transdisciplinar* aussi en sciences, 13,70 fois. Les séries multidisciplinar* et transdisciplinar* en sciences sociales sont aussi très souvent citées, 12,98 fois et 12,84 fois, respectivement. Les documents de l’échantillon pluridisciplinar* sont rarement cités, toutes disciplines confondues.

Le graphique n° 17 représente l’évolution chronologique des quatre concepts, indépendamment de l’index disciplinaire. Vers la fin des années 1970, les publications des séries multidisciplinar* et interdisciplinar* sont citées plus de 100 fois par année. Depuis la fin des années 1990, les citations des documents de ces deux séries ne cessent d’augmenter.

Les citations des publications de la série transdisciplinar* montrent une importante augmentation depuis la fin des années 1990. Les citations des documents qui portent sur la pluridisciplinarité sont peu nombreuses et n’évoluent pas significativement dans le temps.

Graphique n° 16 : Moyenne de citations
Source : Web of Knowledge 1900-2014<
Graphique n° 17 : Citations annuelles
Source : Web of Knowledge 1900-2014

Nous constatons ainsi que, quantitativement, les concepts de multidisciplinarité et d’interdisciplinarité, et plus récemment de transdisciplinarité, se propagent à travers les citations, et ce, de plus en plus vite.

8. Analyse qualitative

Maintenant, en observant les dix publications les plus citées pour les séries d’interdisciplinarité, de multidisciplinarité et de transdisciplinarité, nous constatons que, dans le cas des sciences et des sciences sociales, il s’agit de textes qui portent sur des pratiques, notamment dans le domaine de la santé.

Par contre, parmi les dix textes les plus cités en arts et sciences humaines, il y en a deux qui s’attaquent à la notion même d’interdisciplinarité. Avec 60 citations à cette date, l’article de Jerry A. Jacobs et Scott Frickel « Interdisciplinarity : A Critical Assessment32
 » formule une théorisation du concept d‘interdisciplinarité. Avec le même nombre de citations, l’article de Hugh Petrie, « Do You See What I See ? The Epistemology of Interdisciplinary Inquiry33
 » se penche sur les différences entre interdisciplinarité et multidisciplinarité, sur les conditions nécessaires à la réussite des équipes de recherche qui traversent les frontières entre les disciplines et sur l’importance des métaphores pour établir des relations entre les concepts qui proviennent de domaines différents. Étant donné que ces articles se trouvent aux troisième et quatrième places de la série sciences humaines et arts, nous pouvons en déduire que la discussion conceptuelle attire encore de façon importante l’attention des chercheurs. Ainsi, nous confirmons que la propagation des termes à l’étude se trouve à des stades différents selon l’index analysé.

9. Conclusions

À travers l’analyse quantitative des publications contenues dans la plus importante base bibliographique scientifique, nous avons analysé la trajectoire de quatre concepts qui renvoient aux relations entre les disciplines. Alors que du point de vue lexicologique les termes interdisciplinaire, multidisciplinaire et pluridisciplinaire sembleraient être des synonymes, nous observons que leur présence dans les titres des publications académiques est assez divergente. Globalement, mesurée par le nombre de publications qui portent ces termes dans le titre, les concepts d’interdisciplinarité et de multidisciplinarité ont une présence équivalente. Cependant, la pluridisciplinarité occupe une place infime et, selon la distribution linguistique des documents, semble être un terme utilisé de préférence en langue française.

Au niveau des sous-ensembles, nous constatons que les concepts de multidisciplinarité et d’interdisciplinarité montrent une importante présence dans les publications annuelles, en sciences exactes et en sciences sociales, depuis les années 1990. Aussi, l’utilisation du noumène de transdisciplinarité commence à augmenter en sciences sociales depuis le 21e siècle. Dans le cas des sciences humaines et arts, le seul terme qui montre une forte présence et une évolution positive est celui d’interdisciplinarité. Cette augmentation est évidente depuis le début de la série, soit 1975.

En ce qui concerne la distribution par discipline, en sciences exactes, nous observons une forte présence des domaines de la santé pour les séries qui ont multidisciplinarité et interdisciplinarité dans le titre. En sciences sociales, la psychologie, l’éducation et la bibliothéconomie occupent une place centrale dans les séries relatives à l’interdisciplinarité, la multidisciplinarité et la transdisciplinarité. En sciences humaines et arts, la littérature est le domaine le plus important dans la série des publications qui porte le mot-clé interdisciplinarité dans le titre.

Par rapport aux citations des publications des index en sciences exactes et en sciences sociales, les documents qui contiennent les mots-clés multidisciplinarité ou interdisciplinarité dans le titre sont fortement cités, en termes absolus et en moyenne. Par ailleurs, pour ces deux index, la moyenne de citations des publications relatives à la transdisciplinarité est aussi importante. Dans le cas des sciences humaines et arts, la seule série qui montre un taux moyen de citation significatif est celle de la multidisciplinarité. Ainsi, les concepts relatifs à l’interdisciplinarité et la multidisciplinarité circulent de façon importante en sciences exactes et en sciences sociales. Récemment, la série de publications qui porte sur la transdisciplinarité montre aussi les signes d’une propagation considérable. En regardant les taux de croissance de ces différentes séries, nous pourrions avancer que leur développement se trouve en pleine expansion.

En ce qui concerne les sciences humaines et les arts, la situation est semblable, tout en se trouvant à un stade antérieur. Ici, nous observons que les pratiques de croisement des disciplines sont moins développées et que, au contraire, la discussion autour de sa pertinence demeure un enjeu majeur. Afin de dépasser cette étape, il serait souhaitable d’encourager les chercheurs à faire de la recherche inter/multi/trans/disciplinaire. Dans ce sens, il nous semble fondamental de les inciter à travailler en équipe, une pratique qui est beaucoup moins courante en sciences humaines et arts qu’en sciences et en sciences sociales. Il en est de même pour la cosignature des publications. Aussi, puisque nous savons que les concepts se propagent d’une façon analogue aux épidémies, il faudrait augmenter le nombre de périodiques orientés vers la publication de résultats qui découlent du croisement des disciplines. Il serait également souhaitable de multiplier les rencontres scientifiques multidisciplinaires, afin de faciliter la diffusion orale de la recherche et de promouvoir la constitution de réseaux de chercheurs plus larges et plus durables. Le chercheur qui choisit de traverser les frontières disciplinaires prend des risques plus importants qu’en restant dans son domaine traditionnel, il faudrait donc améliorer ces conditions de recherche et de diffusion des résultats.

Notes et références

  • 1Centre national de ressources textuelles et lexicales [en ligne], http://www.cnrtl.fr/portail/ [consulté le 24 mai 2015].
  • 2
    a
    b
    c
    Ibidem.
  • 3En 2012, Boyd et Crawford signalaient que la capacité informatique actuelle permet l’extraction, le stockage et la mise en relation de données massives (Big data). Danah Boyd et Kate Crawford, « Critical Questions for Big Data : provocations for a cultural, technological, and scholarly phenomenon », dans Information Communication and Society, vol. 15, n° 5, 2012, p. 662-679.
  • 4Derek John de Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1963.
  • 5Thomson, ISI Web of Knowledge [en ligne], www.isiwebofknowledge.com.
  • 6Jai Han, Micheline Kamber et Jian Pei, Data Mining : concepts and Techniques, Waltham, Morgan Kaufmann, 2012.
  • 7Loet Leydesdorff, « Theories of Citations ? », dans Scientometrics, vol. 43, n° 1 (1998), p. 5-25.
  • 8Derek John de Solla Price, Little Science, Big Science, New York, Columbia University Press, 1963.
  • 9Diana Crane, Invisible Colleges : Diffusion of Knowledge in Scientific Communities, Chicago, University of Chicago Press, 1972.
  • 10Thomas S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983.
  • 11Ibid., p. 11.
  • 12Albert N. Tabah, Information Epidemics and the Growth of Physics, Montréal, McGill Ph.D., University Graduate School of Library and Information Studies, 1996.
  • 13Ibid., p. 195.
  • 14Dans « Epidemics : Models and Data », Denise Mollison, Valerie Isham et Bryan Grenfell présentent une excellente étude comparée de différents modèles épidémiologiques. Suivi de nombreux commentaires scientifiques, ce document constitue une excellente mise au point sur la diversité et les caractéristiques des modèles épidémiologiques. Denise Mollison, Valerie Isham et Bryan Grenfell, « Epidemics : Models and Data », Journal of the Royal Statistical Society Seris a-Statistics in Society, n° 157, (1994), p. 115-49.
  • 15Dans sa thèse de doctorat, Albert Tabah présente une bibliographie critique de ce sujet qui couvre de nombreux textes de 1855 à 1992. Selon l’auteur, les processus épidémiques ont été comparés pour la première fois à la transmission des idées en 1855 par Sir Bernard Brodie. Albert N. Tabah, Information Epidemics and the Growth of Physics, Montréal, McGill Ph.D. University Graduate School of Library and Information Studies, 1996.
  • 16William Goffman, et Vaun A. Newill, « Communication and Epidemic Processes », dans Proceedings of the Royal Society of London Series a-Mathematical and Physical Sciences, vol. 298, n° 1454 (1967), p. 320.
  • 17ohn M. Budd, « Citations and Knowledge Claims : Sociology of Knowledge as a Case in Point », Journal of Information Science, vol. 25, n° 4 1999) p. 265-74. J. M. Budd et C. D. Hurt, « Superstring Theory – Information-Transfer in an Emerging Field », Scientometrics, vol. 21, n° 1 (1991), p. 87-98. C. D. Hurt et J. M. Budd, « Modeling the Literature of Superstring Theory – a Case of Fast Literature », Scientometrics, vol. 24, n° 3 (1992), p. 471-80.
  • 18Hurt et Budd 1992, op.cit., p. 479.
  • 19Tabah, op.cit., p. 252.
  • 20C’est le cas de nombreuses maladies contemporaines, telles que l’hypertension artérielle, l’hypercholestérol ou le diabète, dont la propagation découle des conditions de vie dans les pays développés et non pas de la présence d’un virus.
  • 21Eric Ackermann, « Indicators of Failed Information Epidemics in the Scientific Journal Literature: A Publication Analysis of Polywater and Cold Nuclear Fusion », Scientometrics, vol. 66, n° 3 (2006), p. 451-66.
  • 22Dans le but d’éclaircir le comportement des épidémies d’information manquées, Ackermann en étudie deux : les recherches sur Polywater et les recherches sur la fusion nucléaire froide. Il utilise les publications indexées par le SCI pour ces deux sous-spécialités, de 1962 à 1974 dans le premier cas et de 1989 à 2001 dans le deuxième cas. Ensuite, il calcule une série d’indicateurs qui, d’après l’auteur, caractériseraient ce type de comportement. Pour finir, il affirme « The bibliometric understanding of the literatures of failed information epidemics is still rudimentary. The identification and analysis of additional failed epidemics in the scientific literature will be required before their unique properties can be isolated and definitively identified ». Ackermann, op.cit., p. 464.
  • 23Ackermann, op. cit., p. 452.
  • 24Ibid., p. 452.
  • 25Michel Callon, Jean-Pierre Courtial et Hervé Penan, La Scientométrie, Que Sais-Je ?, n° 2727, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 39.
  • 26Ibid., p. 60.
  • 27Ibid., p. 81.
  • 28Leydesdorff, op. cit.
  • 29Pour une discussion sur les différents types de facteurs d’impact et ce qu’ils mesurent, voir Peter Vinkler, « Characterization of the Impact of Sets of Scientific Papers : The Garfield (Impact) Factor », Journal of the American Society for Information Science and Technology, vol. 55, n° 5 (2004), p. 431-435.
  • 30Valérie Devaux, « Veille : l’évaluation de la recherche », Dossiers de synthèse documentaire [en ligne], CNRS-INIST2007, 2002, http://veille.inist.fr/.
  • 31Toutes les recherches sont en anglais, puisque, dans cette base de données, les titres des publications sont traduits en anglais, indépendamment de la langue du document original.
  • 32Jerry A. Jacobs and Scott Frickel, « Interdisciplinarity : A Critical Assessment », Annual Review of Sociology, n° 35 (2009), p. 43-65.
  • 33Hugh G. Petrie, «Do You See What I See ? The Epistemology of Interdisciplinary Inquiry », Journal of Aesthetic Education, vol. 10, n° 1 (1976), p. 29-43.

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ISSN  2534-6431