La forainisation. Faire l’épreuve du nom, passer l’Atlantique

Simon Labrecque

02/11/2015

Tout énoncé, qu’il s’agisse de la parole la plus poétique ou de l’énoncé le plus subversif, est actualisation de la multiplicité corrélée de ce que l’on pourrait appeler les « usages » qui font une langue, et il est producteur d’une unité qui ne lui préexiste pas comme telle. On peut donc dire de chaque énoncé, qu’il soit produit à la manière d’un mot d’ordre, redondant par rapport à la situation, ou à la manière d’un énoncé poétique, actualisant un usage inédit, qu’il est conditionné par « l’univers corrélé » de la langue, qu’il est actualisation d’une « potentialité réelle », mais il faut alors ajouter qu’une langue, en tant que potentialité réelle, pose la question de sa « réalité », qui ne se confond avec aucune de ses expressions. En d’autres mots, les « usages » ne sont pas des cas entre lesquels il faudrait choisir, comme les diverses possibilités de traduction présentées par un dictionnaire. Ils devraient plutôt évoquer ce que ces possibilités sont faites pour susciter, la nébuleuse perplexe et indivise d’où émerge le choix, « c’est le mot qui convient ».

Isabelle Stengers1

À l’occasion d’une réflexion sur les itinéraires et les modalités de la circulation des concepts, il importe d’étudier ce qui peut modifier ou même interrompre une trajectoire pressentie, prévue ou désirée. Sans doute, migrer ne se fait jamais sans heurts. Mais dans quels cas, dans quelles situations concrètes sommes-nous forcés d’admettre que « ça ne passe pas », que le voyage d’un concept rencontre des obstacles sérieux, que son chemin croise des points de grande friction, ou qu’une importation ou une exportation conceptuelle fait face à des blocages, voire à une frontière étanche ? Surtout, que savons-nous, par et dans ces situations, de nos modes de conceptualisation des itinéraires et des modalités de la circulation des concepts ? Ce double questionnement appelle ici une enquête pragmatique et réflexive, construite par l’analyse d’expériences réelles dans une perspective auto-ethnographique. En effet, prêter attention à nos propres pratiques de recherche en sciences humaines et sociales est requis pour répondre à l’invitation critique de cette revue : mettre à l’épreuve les modes opératoires qui caractérisent la relation entre le chercheur et les univers disciplinaires, professionnels et culturels qui contraignent ses objets d’étude.

Il est indéniable que la traduction joue un rôle dans la circulation transnationale et transdisciplinaire des concepts, bien que ce rôle demeure peu étudié dans les sciences humaines et sociales2. En misant sur l’étymologie du verbe « traduire » – du latin trans, « au delà », et ducere, « conduire » –, nous pouvons d’emblée affirmer que toute traduction est, en tant que telle, un déplacement, et que ce transport suppose un milieu dans lequel ou au travers duquel il s’effectue. Chaque mode de la tripartition de la traduction établie par Roman Jakobson peut ainsi être mis en rapport avec la question des itinéraires et des modalités de la circulation : il y a traduction (ou transmutation) intersémiotique lorsqu’un phénomène visuel est mis en mots, par exemple ; il y a traduction (ou reformulation) intralinguistique lorsqu’un terme est expliqué en d’autres mots, par exemple ; et il y a traduction (ou translation) interlinguale – la traduction « au sens propre », selon Jakobson – lorsqu’un concept ou un mot en anglais se voit attribuer un équivalent en français, par exemple3. En pratique, des différends risquent toujours d’apparaitre quant au succès ou à l’échec, à la réussite ou au ratage de chaque traduction. En effet, malgré les nombreuses critiques du paradigme de l’équivalence qui circulent dans le champ de la traductologie contemporaine, nous prenons généralement pour acquis que certaines traductions sont meilleures que d’autres, et ce, même si nous ne parvenons pas à distinguer clairement les critères qui président ou qui devraient présider à une telle évaluation4. Des individus et des groupes peuvent refuser la traduction d’un concept en donnant une série de raisons qui vont d’un léger inconfort (« ce n’est pas tout à fait ça ») aux argumentaires théoriques les plus complexes. Dans le cas d’un différend qui concerne la traduction interlinguale d’un concept, il n’est toutefois pas certain que le refus du mot par un individu ou un groupe équivaille au refus du concept. Le sens d’un tel refus n’est-il pas plutôt d’affirmer qu’un autre mot – un autre véhicule – serait plus apte à faire accepter ou passer le concept ou l’idée d’une langue à l’autre ? En discutant de la traduction la plus porteuse ou adéquate pour un concept donné, comme nous sommes fréquemment amenés à le faire lorsque nous travaillons dans et entre plusieurs langues, quels liens pensons-nous devoir maintenir ou recréer, et quels liens pensons-nous devoir dénouer ou empêcher, entre le mot et le concept ?

Pour approcher ce problème important, je propose d’analyser un cas concret : la proposition puis le refus du mot « forainisation » pour traduire le concept de « foreignization » créé en langue anglaise par le traducteur et traductologue américain Lawrence Venuti. Avec quelques collègues, j’ai récemment participé à la formulation de cette proposition de traduction dans le cadre du chantier de recherche Traduire les humanités, qui réunit des étudiantes et des étudiants en traduction et en sciences humaines et sociales au sein du Laboratoire de résistance sémiotique à l’Université du Québec à Montréal. Dans un premier temps, je retracerai les conditions et les effets anticipés de notre proposition de traduction. Dans un deuxième temps, j’articulerai une lecture politique du refus du nom « forainisation » en évaluant les déterminants matériels et symboliques de cette décision et de la préférence accordée au mot « étrangéisation ». Dans un troisième et dernier temps, j’insisterai sur le caractère stratégique du concept de Venuti en montrant qu’il a justement été créé pour établir et nommer, aux frontières de la traductologie transatlantique, un lieu mobile de questionnement du rôle violent que peut jouer la traduction dans la (non-)circulation des textes et des concepts. Au terme de ce récit de voyage, je maintiendrai que l’usage questionnant du concept serait facilité par l’accueil du mot forainisation.

1.Traduire la traductologie transatlantique : l’itinéraire prévu

Depuis l’automne 2013, le chantier de recherche Traduire les humanités est coordonné et dirigé par René Lemieux, politologue de formation et doctorant en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal, et Pier-Pascale Boulanger, professeure en traductologie au Département d’études françaises à l’Université Concordia et traductrice de Henri Meschonnic en anglais5. Ce chantier est l’une des composantes les plus actives du Laboratoire de résistance sémiotique, une coopérative intellectuelle autogérée fondée par les doctorantes et doctorants en sémiologie à l’Université du Québec à Montréal. Le Laboratoire est conçu comme un lieu favorisant la recherche fondamentale aux frontières des disciplines en permettant « aux recherches portant sur les objets anthropologiques les plus divers de trouver leur ancrage épistémologique dans une pensée sémiotique dont l’actualité s’appuie sur la mise en commun de l’expérience réflexive6 ». L’objet de recherche du chantier Traduire les humanités est la question de la (non-)spécificité de la traduction des sciences humaines et sociales7. Cet espace est ouvert aux étudiantes et étudiants, aux chercheures et chercheurs, ainsi qu’aux professionnelles et professionnels de la traduction. Ses activités prennent trois formes : un groupe de lecture sur la traduction des sciences humaines et sociales, des ateliers-conférences avec des traducteurs et des traductologues, et un travail collectif de traduction du Handbook of Translation Studies en français. C’est au cours de ce dernier travail que j’ai contribué à formuler la proposition de traduction dont il est ici question.

Le Handbook of Translation Studies, co-dirigé par Yves Gambier et Luc van Doorslaer, est une somme traductologique en quatre volumes parue à Amsterdam aux éditions John Benjamins entre 2010 et 2013, d’abord en format papier puis en format électronique8. L’ouvrage est présenté par ses éditeurs comme une manifestation significative de l’institutionnalisation récente de la discipline traductologique et son existence même est décrite comme un signe de maturité du champ. Réunissant plusieurs dizaines d’articles encyclopédiques écrits par des spécialistes, le Handbook cherche à disséminer le savoir contemporain sur les principaux concepts et les principales traditions et méthodes qui structurent le champ de la traduction et de l’interprétation. Il s’adresse aux étudiantes et étudiants, aux traductologues, aux traductrices et traducteurs, mais aussi aux chercheures et chercheurs d’autres disciplines. Initialement publié en anglais, il est peu à peu traduit en d’autres langues, dont l’arabe et le français, par un réseau international bénévole.

Pour les participantes et participants à Traduire les humanités, il était doublement intéressant de traduire des articles du Handbook en français. D’une part, la lecture des articles permettait à ceux et celles qui proviennent d’autres disciplines (dans mon cas, la science politique) de se familiariser avec l’état des connaissances et la structure du champ de la traductologie. D’autre part, la décision collective de jumeler une traductrice ou un traducteur de formation avec une chercheure ou un chercheur en sciences humaines et sociales pour traduire chaque article sélectionné permettait à chaque membre de l’équipe d’apprendre comment l’autre, selon sa discipline et ses dispositions, pratique le travail textuel. Nous sommes ainsi parvenus à approcher la question de la spécificité de la traduction des sciences humaines et sociales sur un mode pragmatique et expérimental. Mettre « la main à la pâte » en traduisant, c’était en effet mettre à l’épreuve les analyses et les propositions que nous développions lors de nos lectures et de nos échanges. Ceux-ci tendaient à remettre en cause l’idée que la traduction et les sciences humaines et sociales relèvent de deux types ou de deux ordres de savoir, ou qu’elles constituent des savoirs distincts, voire incommensurables9.

Avec la traductrice Marie Charbonneau, j’ai entrepris de traduire l’article « Domestication and Foreignization » du Handbook of Translation Studies, écrit en anglais par la traductologue finlandaise Outi Paloposki10. L’article propose une brève généalogie et un relevé de l’itinéraire des deux concepts introduits en traductologie par l’américain Lawrence Venuti dans les années 1990. Paloposki souligne que ce couple conceptuel a été créé pour favoriser la réflexion sur une éthique de la traduction et la critique de la « fluidité » ou de la « lisibilité » comme impératif. En devenant peu à peu un raccourci commode pour désigner le choix binaire entre deux stratégies de traduction, ce couple de concepts a cependant été transformé en cadre analytique qui est surtout utilisé dans des études descriptives où l’on cherche à classer telle ou telle traduction sous l’une ou l’autre des rubriques. Paloposki présente ensuite les critiques qui ont été faites de la rhétorique pamphlétaire de Venuti, de sa distinction conceptuelle et de son programme explicite de « foreignization », qui a été qualifié d’incohérent ou de contradictoire par d’autres traductologues. L’auteure rappelle que Venuti a développé sa distinction à partir d’une lecture critique de la célèbre conférence de 1813 de Friedrich Schleiermacher, « Über die Verschiedenen Methoden des Übersetzens », dans laquelle le père de l’herméneutique moderne oppose (et préfère) un traducteur qui mène le lecteur vers l’auteur à un traducteur qui mène l’auteur vers le lecteur. Le second traducteur « domestique » le texte étranger en privilégiant les valeurs et les références de la langue cible (du lecteur), alors que le premier procède à sa « foreignization » en privilégiant les valeurs et les références de la langue source (de l’auteur étranger). Pour Venuti, « forainiser » un texte peut réduire la violence ethnocentrique impliquée dans toute traduction11.

Dès le départ, nous devions choisir les mots qui conviennent pour traduire les concepts de Venuti, et donc le titre même du texte de Paloposki. La traduction du mot « domestication » par « domestication » semblait aller de soi. L’idée de (ne pas, ou de si peu) traduire le terme « foreignization » selon les mêmes modalités s’est rapidement imposée à nous et nous avons proposé d’intituler l’article « Domestication et forainisation ». L’idée a été acceptée par le groupe, mais il nous a aussi paru nécessaire de suppléer notre choix d’une note explicative, étant donné que « forainisation » est un néologisme et que le nom « forain » en français évoque les fêtes, les foires, mais aussi des gens, « les forains ». Nous avons justifié notre décision par des arguments étymologiques, grammaticaux, généalogiques et stylistiques12. Étymologiquement, le mot anglais « foreign » provient du français « forain », dérivé du latin « foris » qui signifie « situé à l’extérieur » (le forum est hors des murs d’une ville). Il nomme d’abord « l’étranger ». Grammaticalement, « forainisation » peut être transformé en verbe (forainiser) et en adjectifs, comme le requérait le texte de Paloposki, et contrairement à ce que permettent les termes « approche sourcière » et « approche cibliste » de Jean-René Ladmiral, par exemple13. Généalogiquement, plusieurs couples conceptuels apparemment équivalents à celui de Venuti circulent en traductologie : l’opposition entre ethnocentrisme et traduction éthique chez Antoine Berman, ou entre annexionnisme et dépaysement chez Meschonnic, par exemple14. Il nous semblait toutefois inadéquat de recourir à ces concepts car Paloposki n’insiste pas sur la filiation (par ailleurs évidente, revendiquée) entre Venuti et la traductologie française du dernier quart du XXe siècle15. Le terme « forainisation » a justement le mérite d’être inusité. Il peut ainsi rendre compte, dans la langue même, de la nouveauté conceptuelle qu’a constituée le travail de Venuti dans les années 1990. Stylistiquement, il nous a enfin semblé que « forainisation » performait, à l’occasion de sa traduction de l’anglais vers le français, le type même de traduction que le concept a été créé pour nommer. En effet, selon Venuti, « la traduction forainisante signifie la différence du texte forain (foreign), mais uniquement en dérangeant les codes culturels qui priment dans la langue cible16 ».

En français, il est certes inhabituel d’utiliser le mot « forain » pour dire « étranger », mais c’est pour cela que cet usage archaïque exemplifie bien les pratiques traductrices que Venuti encourage pour déstabiliser les codes dominants d’une culture réceptrice. Le mot expose le caractère étranger et traduit du texte étranger traduit. Vu tout ce qui s’énonce sur « l’étranger » aujourd’hui, il nous a semblé crucial de travailler, par la traduction de la traductologie, à rendre étranger – ou forain – ce terme même, qui nous est peut-être devenu trop familier, si familier qu’il sonne creux.

2. Le refus du nom forain : l’épreuve de l’étranger revisitée

L’itinéraire que nous avions prévu et souhaité pour le mot-concept « forainisation » n’a pas eu lieu. Son voyage transatlantique du Québec vers l’Europe francophone s’est interrompu, ou il s’est du moins infléchi lorsque les autorités compétentes ont refusé cette proposition de traduction et lui ont préféré le mot-concept « étrangéisation ». Trois raisons motivant ce refus sont venues à nous : 1) le mot « étrangéisation » a déjà été utilisé en français pour traduire le concept venutien de « foreignization » ; 2) le mot « forain » peut avoir des connotations « plutôt négatives », qui seraient liées « aux gens du voyage » ; et 3) le mot « forainisation » ressemble à un « calque » de l’anglais et nous ne pouvons présumer que les lectrices et lecteurs du Handbook feront le chemin étymologique (forain – foreign – forain – foris) donné en note pour le justifier. Déplier chacune de ces trois raisons peut permettre de mieux comprendre ce qui, en pratique, participe à déterminer certains itinéraires et certaines modalités de la circulation des concepts entre plusieurs langues, en particulier lorsque cette circulation a lieu dans un espace transnational qui tend à se penser et à se présenter comme une même discipline, comme un champ autonome dont l’idéal est une certaine uniformité, voire une homogénéité dans les usages des concepts.

Pour qu’un tel dépliage soit productif, il m’apparaît crucial d’objectiver l’événement qui en est l’occasion – il ne s’agit donc pas (surtout pas) de faire du refus du mot « forainisation » une « affaire personnelle ». Les trois raisons données ne sont pas seulement celles des individus en situation d’autoriser la traduction en question ; elles sont proprement structurelles. Elles relèvent (et elles révèlent une certaine configuration) du champ traductologique. Ce caractère structurel des raisons données est d’ailleurs suggéré par le fait que les deux dernières avaient été pressenties et discutées lors du travail de notre groupe plurinational en sol québécois. Suivant l’approche de Venuti dans sa généalogie de « l’invisibilité du traducteur », je proposerai donc une sorte de lecture symptomale du refus du nom « forain » pour dire « l’étranger » en traductologie. Par ce terme aujourd’hui tombé dans une certaine désuétude, sinon dans une désuétude certaine, je cherche à désigner une lecture qui, en principe, « décèle l’indécelable dans le texte même qu’elle lit, et le rapporte à un autre texte, présent d’une absence nécessaire dans le premier », et cela, par « la production systématique progressive de cette réflexion de la problématique sur ses objets qui les rend visibles, et la mise à jour, la production de la problématique la plus profonde qui permette de voir ce qui peut n’avoir encore d’autre existence qu’allusive ou pratique17 ». À la fois politologique et politique, une telle lecture requiert ici d’identifier les conditions inextricablement matérielles et symboliques de la production du savoir traductologique contemporain, incluant les conditions de possibilité de la circulation de ce savoir au moyen d’objets comme le Handbook of Translation Studies. Je déplierai d’abord la première et la troisième des raisons données.

Remarquer ce simple fait que notre traduction était destinée à paraître dans le Handbook permet un premier dépliage du refus du nom « forainisation ». L’idée qu’il vaut mieux refuser ce néologisme au profit d’« étrangéisation » parce que ce dernier a déjà été utilisé pour traduire le concept venutien témoigne d’une lecture déterminée de la fonction et des effets des livres à vocation encyclopédique, anthologique ou introductive. Pensé positivement comme « signe de maturité » et comme « manifestation de l’institutionnalisation de la discipline » de la traductologie, le Handbook n’est pas conçu ni perçu comme un lieu de création ou d’invention. C’est un espace textuel d’accumulation du savoir, une archive des novations déjà tentées, qui sert à produire et reproduire la légitimité de la traductologie comme discipline. Selon cette lecture, chaque article est moins l’occasion de recherches et d’expérimentations actives qu’un véhicule « passif » de diffusion de la recherche passée, même si plusieurs signalent des pistes ou des ouvertures pour le travail à venir – invoquer la continuation semble un passage obligé.

Malgré l’énonciation d’un « usage établi » d’« étrangéisation », ce mot était pratiquement inconnu des participantes et participants de Traduire les humanités. Certes, nous comptions dans le groupe des traductrices, des traducteurs et des traductologues amateurs (dont je suis), mais aussi des professionnelles que nous devons supposer au fait des usages de leur discipline. Mathieu Guidère utilise bien « étrangéisation » dans son Introduction à la traductologie, mais à notre connaissance, il est l’un des seuls à le faire18. Une recherche des occurrences de ce mot révèle en fait qu’il est surtout utilisé en études littéraires, théâtrales et cinématographiques, où il sert souvent à traduire les concepts d’« ostranéniyé », créé par les formalistes russes, et de « Verfremdung », créé par Bertolt Brecht. Le recours à ce terme dans une somme traductologique soulève donc deux questions. D’une part, s’il s’agit de (re)produire une discipline en tant que champ autonome, ne devrions-nous pas nous attendre à ce que l’usage de mots-concepts nouveaux et originaux soit encouragé en traductologie ? En valorisant le terme « étrangéisation », la traductologie francophone montre ici qu’elle se soucie – sans doute pour des raisons institutionnelles – de sa relation avec les études littéraires, théâtrales et cinématographiques. D’autre part, le concept formaliste et le concept brechtien sont aussi utilisés dans des travaux anglophones, où ils sont souvent traduits par « estrangement19 ». Si Venuti a préféré utiliser « foreignization », ne devrions-nous pas le suivre, ou à tout le moins, nous interroger sur sa décision de ne pas recourir au mot « estrangement » et aux filiations qu’il porte ?

Dans le même ordre d’idée – et avant d’aborder la perception des connotations « plutôt négatives » qui seraient associées au mot « forain » en français –, l’idée qu’il vaudrait mieux utiliser le mot « étrangéisation » parce que nous ne pouvons pas nous attendre à ce que le lectorat du Handbook fasse le chemin étymologique qui va de l’anglais « foreign » au latin « foris » en passant par le français « forain » témoigne de préconceptions déterminées quant à la composition, ou plutôt, quant aux dispositions du lectorat de l’ouvrage. Cette idée suppose en effet que nous ne pouvons pas prendre pour acquis que les lectrices et les lecteurs de la traduction du texte de Paloposki liront la note que nous proposons, ou du moins, si elles et ils la lisent, qu’elles et ils la comprendront. Cette crainte face à la (non-)lecture de la note témoigne d’évaluations singulières quant à ce que « lire » veut dire aujourd’hui. Elle reconduit aussi le malaise persistant, en traduction, face à l’utilisation même des « notes de traduction », ces outils (para)textuels qui rendent visible le caractère traduit d’un texte traduit. Ce que « lire » veut dire dans un espace-temps donné participe en fait à la caractérisation d’une culture, voire d’une civilisation :

Comme civilisation – car il s’agit d’un mode d’être civilisationnel –, il faut s’observer soi-même lisant une traduction pour comprendre comment notre culture n’arrive pas à prendre une traduction (un texte, ou même un mot ou une locution) pour ce qu’elle est, y compris un objet quasi-autonome qui mérite une investigation. On veut lire rapidement sans embarras. L’intervention du traducteur ou de la traductrice, c’est-à-dire le moment où il ou elle devient visible, redonne au texte lu son véritable caractère de supplémentarité qu’on préférerait ne pas sentir. « Ça sent la traduction », entend-t-on parfois, probablement parce que c’en est une. La forainisation, ou tout autre mot pour la désigner, est cette volonté de briser la trop grande confiance qu’une culture peut avoir d’elle-même pour la forcer à aller au-dehors – ou pourquoi pas de se libérer d’une domestication qui la rendrait apathique20.

Dans les raisons données au refus du mot « forainisation », le souci de lisibilité ou de fluidité est central. Ce souci est apparemment bienveillant envers le lectorat. Cependant, il est aussi, et très précisément, la cible de Venuti et donc l’enjeu de l’article de Paloposki. Pour Venuti, ce souci de « transmissibilité » requiert et reconduit une domestication violente des textes étrangers21.

À l’occasion de la traduction du Handbook of Translation Studies, il semble que ce souci s’articule à un autre préjugé tenace mais apparemment contraire à celui de la transmissibilité : le rejet des « calques », ces mots considérés comme des non-traductions22. En termes venutiens, ces mots seraient des importations insuffisamment domestiquées au goût des cultures réceptrices. À ce titre, il est toutefois important de remarquer que le refus des calques s’explique moins par une inintelligibilité de la langue étrangère que par le fait que ces mots étrangers passent ou circulent trop bien dans une langue réceptrice. Les calques sont intelligibles et intégrés à la langue en tant que mots étrangers importés. Ce qui pose problème dans un calque – surtout si l’on vénère sa langue maternelle, comme le dit Berman –, c’est l’effacement de la différence propre/étranger.

Au Québec, par exemple, les calques de l’anglais sont appelés « anglicismes » et leur prolifération est particulièrement mal vue dans certains cercles et certains réseaux car l’anglais est incontestablement la langue dominante en Amérique du Nord. Laisser « passer » des mots « anglais » dans notre langue, des mots que nous comprenons assez bien, voire trop bien, menacerait la survie de cette langue, et donc la nôtre comme « peuple » ou comme « société distincte », comme « nous ». Accepter les calques de l’anglais, ce serait jouer le jeu de l’impérialisme culturel étasunien et canadien-anglais en se faisant les complices d’un des outils cruciaux de l’hégémonie : la langue même. Lors de nos travaux de traduction, il nous semblait toutefois que le mot « forainisation » pouvait, justement en raison de sa semblance avec le mot anglais, exposer la complexité oubliée ou effacée des origines et de la différence des langues. Nous croyions que le mot lui-même, accompagné par la note explicative, serait peut être en mesure de rappeler l’importance historique du français dans le développement de l’anglais. Cela aurait peut-être même pu permettre de lancer une réflexion sur le caractère fictionnel des récits d’origine en général… Mais notre désir, nos justifications et notre confiance en la capacité d’un mot, d’un concept, à donner à penser n’ont pas suffi à le rendre acceptable. Serait-ce que l’idée même d’une parenté ou d’une coappartenance de l’anglais et du français nourrit la puissance de l’anglais ? Au Québec, nous pensons souvent que la francophonie européenne est moins sensible aux anglicismes (nous savons par exemple que le mot shopping est d’usage courant en France), d’où notre étonnement face au refus européen du calque que serait « forainisation ».

Ces deux raisons données pour le refus du nom « forainisation » – l’existence d’une traduction établie et la trop grande visibilité de l’opération traductrice – sont particulièrement troublantes ici, car elles concernent un texte qui porte sur la distinction de Venuti entre domestication et forainisation. Cette distinction a été créée pour rendre possible une critique efficace du caractère ethnocentrique des traductions qui cherchent à éviter de déranger les usages langagiers de la culture réceptrice en misant sur la fluidité comme modalité d’effacement des caractères traduits et étrangers d’un texte étranger traduit. Toutefois, ce trouble est peut-être lui-même un symptôme, celui d’un autre préjugé tenace en traduction et en traductologie : l’impératif de fidélité à l’auteur du texte d’origine. Doit-on traduire Venuti comme Venuti énonce qu’il faut traduire ? La réponse à cette question semble dépendre de ce que nous pensons des énoncés particuliers de Venuti, de leur validité et de leur valeur spécifiques. Cependant, poser cette question c’est aussi demander plus généralement si, lorsque nous traduisons des textes traductologiques pour les faire circuler, il est possible et souhaitable de suspendre l’épreuve de l’étranger, de faire l’économie d’une réflexion critique sur notre pratique. Ce que Berman a nommé « l’épreuve de l’étranger » – ce « drame du traducteur » qui risque à chaque fois de trahir soit sa langue propre, soit l’œuvre en langue étrangère23 – ressurgit-elle nécessairement (et même, avec une force ou une urgence accrue) lorsqu’il s’agit de traduire un texte qui implique de penser la traduction ? Est-il même possible de rendre compte d’un travail de pensée, d’exposer et de rendre justice à la force d’une pensée sans la pratiquer ou la faire sienne ? Dans ce cas précis, la traduction d’un article sur l’éthique forainisante en traduction ne devrait-elle pas être elle-même forainisante ?

3.Le concept comme question : les lieux pour penser

Selon l’ordre dans lequel les raisons du refus du mot « forainisation » pour traduire le concept de « foreignization » sont venues jusqu’à nous, la raison centrale – et donc peut-être à la fois la plus importante et la plus fragile, si l’on en croit certains usages de la rhétorique classique – est la série de connotations « plutôt négatives » qui seraient liées, selon les autorités compétentes, aux « gens du voyage ». À mon sens, cette raison est véritablement politique, et ce d’au moins deux façons. Premièrement, cette rationalisation peut être dépliée selon la ligne de ce qu’il est convenu d’appeler « le politiquement correct », syntagme qui est la traduction, voire le calque d’usage de l’expression anglaise « political correctness ». Cette modalité de parole et d’écriture a à voir avec les conventions, la conventionalité et la convenance : elle désigne un souci de ce qui convient ou ne convient pas, de ce qu’il convient de dire ou de taire, de ce qu’il est convenable d’exposer et de voiler. Elle semble contraire à la forainisation, qui veut déstabiliser les normes.

Il serait toutefois injuste, regrettable et peut-être même dangereux de répéter ici les condamnations lapidaires du souci des mots que nous employons sous prétexte qu’il servirait « les bien-pensants » ou participerait à créer une « novlangue » qui, au lieu d’éclairer la réalité, l’obscurcirait. Le souci de travailler ou de lutter par le langage contre la reproduction et le renforcement des systèmes de stigmatisation de certains groupes, de certaines collectivités ou communautés imaginées par la réduction mécanique d’individus empiriques à des stéréotypes et des préjugés est louable, politiquement. Il tient d’un désir de vérité et de justice. Dans le cas de la traduction du concept de « foreignization », il faut d’ailleurs souligner que Venuti, en utilisant « foreign », évite de nommer un collectif précis – il n’utilise pas le vocable « orientalization », par exemple, qui évoquerait d’abord pour son lectorat les critiques postcoloniales de l’orientalisme, dont celle d’Edward Saïd, ni « subalternization », qui évoquerait les critiques immanentes des « subaltern studies », dont celle de Gayatri Spivak. « The foreign », c’est bien « l’étranger » en général, ou « l’Étranger », une figure apparemment intemporelle dont il n’est pas certain qu’elle soit réductible à la figure de « l’Autre », à « the Other », terme qui évoque des filiations plus psychanalytiques. A contrario, en utilisant le mot « forainisation », il aura semblé qu’un groupe ou qu’une collectivité spécifique était inutilement mise à part, sinon prise à partie, « singled out ». Cette communauté serait celle couramment désignée par le nom « forain », un nom qui évoquerait plus précisément « les gens du voyage », et ce, de façon « plutôt négative ».

Deuxièmement, et avant d’approcher directement la question des connotations « plutôt négatives » liées au nom « forain », il faut aussi souligner que Venuti insiste pour dire que son concept est d’abord stratégique : il nomme une pratique de traduction qui cherche, dans chaque cas unique, à limiter la violence ethnocentrique qui est impliquée dans tout acte de traduction. « Le forain dans la traduction forainisante n’est pas la représentation transparente d’une essence résidant dans le texte forain et valable en soi, mais une construction stratégique dont la valeur dépend de manière contingente de la situation actuelle de la langue cible24. » Venuti précise en ce sens (et j’expose au passage, par ma traduction, certaines limites à la lisibilité que pose l’usage du terme « forain » pour traduire « foreign » et ses dérivés à chaque occurrence) :

L’objectif ultime de ce livre est de forcer les traducteurs et leurs lecteurs à réfléchir à la violence ethnocentrique de la traduction et, dès lors, à écrire et à lire les textes traduits de manière à reconnaître la différence linguistique et culturelle des textes forains. Je ne défends pas la valorisation indiscriminée de toute culture foraine ou un concept métaphysique de forainité en tant que valeur essentielle ; en fait, dans une traduction forainisante, le texte forain est uniquement privilégié dans la mesure où il rend possible une perturbation des codes culturels de la langue cible, de sorte que sa valeur est toujours stratégique, elle dépend de manière contingente de la formation culturelle dans laquelle il est traduit. Le but est plutôt d’élaborer les moyens théoriques, critiques et textuels par lesquels la traduction peut être étudiée et pratiquée comme un lieu de différence, plutôt que de l’homogénéité qui la caractérise généralement aujourd’hui25.

Venuti, à l’instar de Machiavel (selon la lecture qu’en a proposée Sheldon Wolin), conceptualise le monde où circulent les textes non pas comme un espace-temps d’où la violence pourrait un jour disparaître complètement, mais plutôt comme une configuration essentiellement polémique et polémogène, toujours caractérisée par une certaine « économie de la violence », par un état différentiel des forces. Cette vision soutient le projet moderne d’une polémologie ou d’une politologie réflexive, « une science de l’application contrôlée de la force [pour] préserver la ligne de démarcation entre la créativité et la destruction politiques [et] administrer la dose précise [de violence] qui convient à des situations spécifiques26 ». Il est donc pensable qu’une configuration des forces déterminant et soutenant les codes d’une culture ne puisse pas être perturbée par tel mot ou tel usage. Dans le cas de la culture traductologique francophone, il me semble que le mot-concept « forainisation » est préférable précisément parce que le mot « étranger » ne parvient plus à perturber des codes qui opèrent déjà par euphémisation, abstraction et généralisation.

Par son livre, Venuti cherche donc à forcer des gens à réfléchir à leurs pratiques de lecture et d’écriture, à penser les modalités plus ou moins violentes de la traduction. Dans cette perspective, que peut un simple mot ? De quoi un concept est-il capable, en tant qu’entité langagière inscrite dans un champ de problèmes, en tant qu’élément structurant ou restructurant d’une problématique, en tant que condition de réponse à une question ? Comment distinguer un véritable mot-concept d’instances caractérisées par l’« absence de concept sous la présence d’un mot27 » ? Dans sa lecture symptomale du Capital de Marx, Althusser énonçait l’absence « déconcertante mais inévitable [du concept] de l’efficace d’une structure sur ses éléments, qui est la clé de voûte invisible-visible, absente-présente, de toute son œuvre28 ». Il dépliait ensuite les difficultés qui, pour la science marxiste, sont liées à l’effacement de cette absence :

Un manque conceptuel, non décelé, mais au contraire consacré comme non-manque, et proclamé plein, peut, en certaines circonstances, sérieusement entraver le développement d’une science, ou de certaines de ses branches. Il suffit, pour s’en convaincre, de noter qu’une science ne progresse, c’est-à-dire ne vit, que par une extrême attention à ses points de fragilité théorique. À ce titre, elle tient moins sa vie de ce qu’elle sait que de ce qu’elle ne sait pas : sous la condition, absolue, de cerner ce non-su, et de le poser dans la rigueur d’un problème. Or le non-su d’une science n’est pas ce que croit l’idéologie empiriste : son « résidu », ce qu’elle laisse hors de soi, ce qu’elle ne peut concevoir ou résoudre ; mais par excellence ce qu’elle porte en soi-même de fragile, sous les apparences des plus fortes « évidences », certains silences de son discours, certains manques conceptuels, certains blancs de sa rigueur, bref tout ce qui d’elle, à toute écoute attentive, « sonne creux », en dépit de son plein. S’il est vrai que c’est de savoir entendre en elle ce qui « sonne creux » qu’une science progresse, quelque chose de la vie de la théorie marxiste de l’histoire est peut-être suspendu à ce point précis où Marx, de mille manières, nous désigne la présence d’un concept essentiel à sa propre pensée, mais absent de son discours29.

Aujourd’hui, nous savons que dans diverses situations, les discours sur « l’étranger » sonnent creux. En politique, l’ouverture et l’hospitalité sont bien entendu déclarées sur plusieurs estrades, mais nous savons pertinemment que les choses se compliquent sur le terrain. Dans bien des cas, il semble en effet que sous le mot « hospitalité », par exemple, le concept soit absent, ou du moins, que seul un certain concept d’hospitalité y soit à l’œuvre – celui d’un accueil conditionnel et limité. L’éloge (comme le mépris) de « l’étranger » est modulé par et il retravaille une définition (qui est parfois une indéfinition) contingente de l’étrangeté, qu’il nous faut savoir penser.

Prendre acte de ce fait me semble crucial pour les sciences humaines et sociales, et peut-être particulièrement pour la traductologie contemporaine, étant donné la place centrale qu’y occupent les discours sur « l’autre » et « l’étranger » depuis l’Allemagne romantique, ou à tout le moins, depuis l’étude de Berman sur « l’épreuve de l’étranger » conceptualisée dans les pratiques traductrices de l’Allemagne romantique. Avec Berman, peut-être faut-il encore distinguer deux traductologies, ou deux tendances de et dans la traductologie : d’un côté, un désir de se faire discipline autonome, et de l’autre, un désir de se faire réflexion critique. Dans ce cas,

la traductologie, en tant que forme ou champ de savoir, pourrait être primordialement rapprochée de ces formes de « discours » récentes que sont l’« archéologie » de Michel Foucault, la « grammatologie » de Jacques Derrida ou la « poétologie » développée en Allemagne par Beda Alemann. Car plus que de disciplines « régionales », il s’agit ici de l’émergence de types de réflexion portant sur des dimensions déjà découpées par d’autres disciplines constituées, mais découpées de telle manière (ou justement parce qu’il y a découpage) que la richesse immanente de leur contenu ne peut plus pleinement apparaître. La traduction est une telle dimension. Porteuse d’un savoir propre, elle ne peut être le sujet de ce savoir que si elle s’ouvre sur une traductologie au sens esquissé ici30.

Trente ans après la publication de L’épreuve de l’étranger, vingt ans après la première édition de The Translator’s Invisibility et dix ans après la republication à part de la conférence Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ?, le Handbook of Translation Studies et sa traduction en d’autres langues témoignent d’une institutionnalisation, mais peut-être aussi d’une disciplinarisation de la traductologie contemporaine comme discours sur un domaine « séparé » – la prédominance de la première tendance distinguée par Berman, qui implique la possibilité d’exposer la pensée traductologique sans la pratiquer, de résumer ou de synthétiser des « acquis » sans s’engager dans une réflexion critique, et de strictement séparer « recherche » et « enseignement ». Il est peut-être opportun, aujourd’hui, de réitérer et de tenter de relancer le rapprochement esquissé par Berman avec d’autres « types de réflexion », d’autres « discours », d’autres formes de pensée ou de critique immanente – archéologie, grammatologie, poétologie –, pour rappeler que ladite épreuve de l’étranger dans et par la traduction est sans cesse renouvelée, revisitée, à recommencer, à reprendre et à repenser, ne serait-ce que pour la raison suivante : « l’étranger » n’est jamais seulement un concept. Dans chaque cas, c’est d’abord et avant tout une singularité concrète : cet étranger.

C’est dans ce contexte et selon cet angle d’approche précis qu’il me semble pertinent et convenable d’enfin déplier la question centrale des connotations « plutôt négatives » du nom « forain » en français, connotations qui seraient liées aux « gens du voyage » (et qui ont, mais cela est évidemment secondaire, justifié le refus du mot « forainisation » comme traduction). Qu’en est-il de ces connotations et leur négativité réputée? Au Québec, le mot « forain » est peu utilisé et il évoque surtout l’imaginaire des fêtes carnavalesques, des caravanes de jeux et de manèges (grandes roues, etc.) qui se promènent d’un festival à l’autre, d’une ville à l’autre, surtout au cours de la saison estivale. En France, du moins selon ce qu’il est possible d’en savoir à partir de la rive ouest de l’Atlantique, le mot semble avoir des connotations plus délicates, plus dérangeantes. D’une part, le mot « forain » a un sens similaire à celui qu’il a au Québec : il évoque l’imaginaire des foires et des fêtes, les jeux, les manèges, les attractions, les arts du cirque et de la rue, qui impliquent aussi l’imaginaire d’un certain nomadisme. C’est le sens mis en valeur par le Musée des Arts Forains, par exemple, aux Pavillons de Bercy à Paris. D’autre part, le mot a aussi un sens légal : une « audience foraine » a lieu lorsqu’un juge ou un tribunal entend des parties dans un bâtiment public hors d’un palais de justice. Enfin, au point de rencontre entre l’imaginaire carnavalesque et l’imaginaire judiciaire, se pose la question difficile du rapport entre « forains » et « gens du voyage ». La Loi no 2000-615 du 5 juillet 2000 relative à l’accueil et à l’habitat des gens du voyage, par exemple, rappelle que les « personnes dites gens du voyage » sont celles « dont l’habitat traditionnel est constitué de résidences mobiles ». Les forains, pour leur part, ont en quelque sorte un lieu de travail mobile, mais peuvent avoir une résidence fixe. Des gens du voyage sont des forains et des forains sont des gens du voyage, mais ces noms demeurent irréductibles l’un à l’autre. De surcroît, ces catégories se différencient également de la catégorie des Roms, et c’est justement là que ça se complique, politiquement.

Ce sont peut-être les Roms que le mot « forain » évoque d’abord pour plusieurs – et il nous faut dès lors questionner sérieusement l’idée de « connotations plutôt négatives » qui seraient liées à un peuple. Dans la presse française, il a récemment été question de la nécessité de distinguer l’extension de ces différents noms ou de ces différents concepts31. Cette « nécessité » semble surtout avoir été énoncée comme telle par un petit nombre de forains – membres d’une catégorie professionnelle – qui sentent le besoin de ne pas être « amalgamés » aux Roms, groupe culturel et politique qui fait l’objet d’énoncés troublants dans la sphère médiatique et politique, population européenne migrante qui se voit racialisée et stigmatisée à répétition32. Quel traitement est-il fait à la population des Roms ? Qu’apprend-t-on sur le sort réservé à ce groupe à la lumière du fait qu’un autre groupe juge nécessaire et pressant de s’en distinguer clairement dans l’espace public ? Qui est désigné par le mot « forain » et pourquoi ?

Il est crucial d’inscrire ces questions dans l’histoire et la géographie. À cet égard, il faut noter que le geste récent de certains forains professionnels en France répète, un siècle plus tard, celui qui a mené à la distinction de deux populations dans la loi française de 1912 sur la circulation des nomades. Selon un spécialiste de l’histoire des Tsiganes en France,

Le projet [de loi de 1912] va en effet distinguer nettement deux types de nomades : la catégorie des « forains » de nationalité française et celle des « nomades » proprement dits, à savoir les Tsiganes, désignés sous le terme de bohémiens ou romanichels. Pourquoi une telle distinction a-t-elle été ajoutée ? Parce que les forains, dont le poids électoral n’est pas négligeable auprès des élus, ont protesté au nom de l’égalité pour tous contre des dispositions qui tendent à les assimiler à une population criminelle, qu’ils ne voulaient pas être confondus avec les « romanichels », et ont refusé le « bertillonnage » qu’entend instaurer une loi d’exception. La résistance des forains est d’ailleurs soutenue par la presse et bien vite les sénateurs donnent droit à leur revendication. Si bien que la commission sénatoriale sépare les mesures applicables aux forains, en exigeant d’eux la production d’une carte d’identité mentionnant leur signalement accompagné d’une photographie, tandis qu’elle astreint durement les nomades à l’obligation de présenter un carnet anthropométrique d’identité et à faire viser leur carnet dans les localités où ils se rendent. Et ce n’est pas uniquement le critère de la nationalité française qui se trouve ici pris en compte, puisque la définition des « nomades », regroupant les itinérants dépourvus de domicile fixe, précise « quelle que soit leur nationalité ». Cette catégorisation discriminatoire et xénophobe n’englobe donc pas que les Tsiganes étrangers (et les forains de nationalité étrangère considérés comme nomades) mais également les nomades (Tsiganes) français. C’est dire combien les Tsiganes vivant en France se voient privés des droits inhérents à la citoyenneté nationale, et tombent sous le coup d’une violence arbitraire déployée par l’État, violence tout à la fois politique et juridique, au prétexte supplémentaire que, selon l’idéologie dominante, ces nomades à l’évidence non seulement « prétendent exercer un métier » mais sont « généralement des étrangers »33.

Que, face à la persistance de telles violences contre le nomadisme, le concept de forainisation puisse servir d’outil réflexif pour penser les itinéraires et les modalités de la circulation des concepts, mais aussi des peuples, est un pari. Pour le gagner, il faudra sans doute recommencer plusieurs fois à s’expliquer avec les douaniers, mais il y a peu à perdre à tenter le coup.

Notes et références

  • 1 Isabelle Stengers, Penser avec Whitehead. « Une libre et sauvage création de concept », Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2002, p. 431-432.
  • 2 Une exception qui confirme la règle : le livre de Şebnem Susam-Sarajeva, Theories on the Move: Translation’s Role in the Travels of Literary Theories, Leyde, Brill, coll. « Approaches to Translation Studies », 2006. L’ouvrage s’intéresse aux rapports entre la traduction et les « voyages de concepts » en comparant deux itinéraires qui partent de France : la traduction-réception de Roland Barthes en Turquie et de Hélène Cixous aux États-Unis.
  • 3 Roman Jakobson, « On Linguistic Aspects of Translation », dans Reuben A. Brower [dir.], On Translation, Cambridge, Harvard Universiy Press, 1959, p. 233.
  • 4 Autour de l’équivalence et de la logique économique (ou écono-mimétique) en traduction, voir Jacques Derrida, Qu’est-ce qu’une traduction « relevante » ?, Paris, L’Herne, coll. « Carnets », 2005.
  • 5 Voir Pier-Pascale Boulanger, « Henri Meschonnic aux États-Unis ? Un cas de non-traduction », TTR : traduction, terminologie, rédaction, vol. 25, no 2 (2012), p. 235-256. La réflexion de Boulanger sur la traduction quasi inexistante de Meschonnic en anglais contribue à l’analyse des itinéraires et des modalités de la circulation des concepts en attribuant « les incitatifs à l’importation de produits intellectuels » à deux variables : « l’intérêt que présente le[ur] potentiel d’interprétation » et « l’intérêt de consolider une discipline ».
  • 6 Laboratoire de résistance sémiotique, Présentation du Laboratoire, [en ligne]. http://resistancesemiotique.org/activites/#.VW9I8mR_Oko [consulté le 15 mai 2015].
  • 7 Traduire les humanités, Archives 2013-2014 du chantier Traduire les humanités, [en ligne]. http://resistancesemiotique.org/archives-2013-2014-du-chantier-traduire-les-humanites/#.VW9KfGR_Oko [consulté le 15 mai 2015].
  • 8 John Benjamins Publishing Company, Handbook of Translation Studies, [en ligne]. https://benjamins.com/#catalog/books/hts/main [consulté le 15 mai 2015].
  • 9 L’idée que la traduction des sciences humaines et sociales requiert une collaboration entre deux spécialistes suppose l’existence de deux savoirs, l’un qui relèverait en propre des sciences humaines et sociales, ou encore d’une discipline particulière (la sociologie, l’anthropologie, l’économie, etc.), et l’autre qui relèverait en propre de la traduction, conçue comme un art, une technique ou une science. La question pratique soulevée par cette idée est celle de la légitimité ou de l’autorité à traduire : qui peut traduire ? qui doit traduire ? Pour une réflexion critique sur cette question à partir de la notion de « lieu vide du pouvoir » développée par Claude Lefort, voir René Lemieux, « Traduire le lieu vide du savoir », dans Trahir (30 avril 2014), [en ligne]. http://trahir.wordpress.com/2014/04/30/lemieux-humanites/ [consulté le 15 mai 2015].
  • 10 Outi Paloposki, « Domestication and Foreignization », dans Yves Gambier et Luc van Doorslaer [dir.], Handbook of Translation Studies, vol. 2, Amsterdam, John Benjamins, 2011, p. 40-42. Les articles à traduire en français dans le cadre de Traduire les humanités ont été présélectionnés par René Lemieux. Ils ne devaient pas être déjà « réservés » par des membres du réseau international du Handbook et leur contenu devait concerner le nœud traduction/sciences humaines et sociales. Pour ma part, je crois me rappeler avoir choisi cet article pour mieux connaître Lawrence Venuti, qui était souvent mentionné lors du groupe de lecture.
  • 11 Cet argumentaire est exposé en détail dans la deuxième partie du premier chapitre du livre-phare de Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, New York, Routledge, 1995, p. 17-39. Dans la deuxième édition, Venuti ajoute quelques paragraphes à cette section pour clarifier son concept de « foreignization » en réponse aux critiques qui ont circulé depuis la première parution. Voir Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility: A History of Translation, 2e édition, New York, Routledge, 2008, p. 19-20. Dans ce qui suit, je me réfèrerai à la première édition du livre de Venuti.
  • 12 La note entière, qui ne se retrouve pas dans la version finale de la traduction puisque le choix du mot « forainisation » a été refusé, est donnée dans Simon Labrecque, « De la forainisation (à l’étrangéisation ?), dans Trahir (15 juillet 2014) [en ligne], http://trahir.wordpress.com/2014/07/15/labrecque-forainisation/ [consulté le 15 mai 2015].
  • 13 Jean-René Ladmiral, « Sourciers et ciblistes », Revue d’esthétique, no 12 (1986) p.  33-42.
  • 14 Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger. Culture et traduction dans l’Allemagne romantique, Paris, Gallimard, 1985 ; Henri Meschonnic, Éthique et politique du traduire, Paris, Verdier, 2007. Dans sa lecture de Schleiermacher qui est aussi une critique de la lecture proposée par Venuti, le traductologue d’origine australienne Anthony Pym nomme pour sa part l’opposition de Venuti « traduction fluide/traduction résistante ». Voir Anthony Pym, Pour une éthique du traducteur, Arras et Ottawa, Artois Presses Université, coll. « Traductologie », Presses de l’Université d’Ottawa, coll. « Pédagogie de la traduction », 1997, p. 22. Enfin, Mathieu Guidère mentionne quelques autres oppositions apparemment équivalentes en les catégorisant comme des stratégies de traduction : le protectionnisme et l’assimilationnisme, la naturalisation et l’exotisation, et, à partir de la langue anglaise en référence à Venuti, la domestication et l’étrangéisation. Je reviendrai sur ce dernier terme car il a été préféré à forainisation dans la réception et l’autorisation de notre traduction. Cet énoncé de Guidère pose la question du rapport entre le mot et le concept : « [e]n anglais, les termes qui désignent ces deux stratégies sont différents mais l’idée qui sous-tend chaque stratégie est la même ». Voir Mathieu Guidère, Introduction à la traductologie. Penser la traduction : hier, aujourd’hui, demain, 2e édition, Bruxelles, De Boeck, 2010, p. 98 (je souligne).

     

  • 15 Venuti cite Antoine Berman, par exemple, dans la foulée de la première occurrence du syntagme « a foreignizing method », dans Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility, op. cit., p. 20.
  • 16 Ibidem (je traduis).
  • 17 Louis Althusser, « Du Capital à la philosophie de Marx » [1965], dans Louis Althusser et Étienne Balibar [dir.], Lire le Capital, vol. I, Paris, Maspero, 1970, p. 29 ; p. 34. Dans la première édition de The Translator’s Invisibility (1995), Venuti utilise explicitement l’expression « symptomatic reading » (traduction habituelle de « lecture symptomale ») pour désigner sa méthode, mais il ne mentionne pas Althusser. Dans la deuxième édition (2008), cependant, il introduit des sous-titres (dont « The Symptomatic Reading »), il fait explicitement référence à Althusser au moment de présenter sa méthode, puis il l’inclut dans la bibliographie et dans l’index. Entre les deux éditions, Venuti a été l’objet d’une vive critique de la part d’Anthony Pym, qui a entre autres insisté sur cet aspect « althussérien » de l’approche venutienne. Dans les années 1980, dans un article qui allait plus tard donner son nom à son livre le plus connu, Venuti avait explicitement travaillé la notion althussérienne de « pratique théorique » et revendiquait l’influence de la lecture de Marx par Althusser sur ses propres engagements théoriques (voir Lawrence Venuti, « The Translator’s Invisibility », Criticism, vol. 28, no 2 (1986), p. 185-186 ; p. 210 [notes 9-10]). Il semble donc que l’effet de la critique de Pym ait été de pousser Venuti à réaffirmer cette filiation althussérienne.
  • 18 Mathieu Guidère, op. cit., p. 98. On retrouve le terme dans d’autres textes, mais ils demeurent peu nombreux. Voir par exemple Mahmoud Eid et Salah Basalamah, « Communication et traduction des connaissances », Global Media Journal – Édition canadienne, vol. 5, no 1, p. 3.
  • 19 Une autre traduction courante du concept brechtien de « Verfremdung » en anglais est « alienation ». Notons que Venuti connaît ce concept puisqu’il parle d’« alienation effect » à la toute fin de son article de 1986, « The Translator’s Invisibility » (op. cit., p. 208), dans une lecture de Pablo Neruda. Par ailleurs, Venuti utilise le terme « estrangement » deux fois dans la première édition du livre The Translator’s Invisibility (op. cit., p. 203 ; p. 304). Il semble toutefois qu’il n’en fasse pas un concept : il s’en sert pour expliquer en d’autres mots ce que la traduction forainisante fait, sans toutefois lier le mot « estrangement » à une théorie particulière, que ce soit celle de Brecht ou celle des formalistes russes.
  • 20 René Lemieux, « Forainisation et rétrotraduction (en supplément) », dans Trahir (1er août 2014) [en ligne], http://trahir.wordpress.com/2014/08/01/lemieux-forainisation/ [consulté le 15 mai 2015].
  • 21 « Transmissibilité » est le mot de Berman, qui peut être considéré comme le principal prédécesseur de Venuti dans la critique traductologique de l’ethnocentrisme et du paradigme de la « fluency » : « J’appelle mauvaise traduction la traduction qui, généralement sous couvert de transmissibilité, opère une négation systématique de l’étrangeté de l’œuvre étrangère » (Antoine Berman, op. cit., p. 17). Notons que Berman écrit « l’étrangeté de l’œuvre étrangère », et non « l’étrangéité », substantivation qui découle en principe de l’usage du mot « étrangéisation » et du verbe corollaire, « étrangéiser ». Notons également que, selon les usages de la langue française contemporaine, le mot « forainisation » est plus euphonique que le mot « étrangéisation ».
  • 22 Selon Berman, « la non-traduction d’un terme va[ut] comme un mode éminent de traduction ». Voir Antoine Berman, op. cit., p. 302.
  • 23 Ibid, p. 15.
  • 24 Lawrence Venuti, The Translator’s Invisibility, op. cit., p. 20 (je traduis).
  • 25 Ibid., pp. 41-42 (je traduis et souligne).
  • 26 Sheldon Wolin, Politics and Vision: Continuity and Innovation in Western Political Thought [1960], édition enrichie, Princeton, Princeton University Press, 2004, p. 198 (je traduis).
  • 27 Louis Althusser, op. cit., p. 35.
  • 28 Ibid., p. 30-31.
  • 29 Ibid., p. 31.
  • 30 Antoine Berman, op. cit., p. 290.
  • 31 Voir, par exemple, le reportage de TF1, «“Forains”, “gens du voyage” mais pas “Roms” », Le 13H [en ligne], 25 août 2010, http://lci.tf1.fr/jt-13h/videos/2010/forains-gens-du-voyage-mais-pas-roms-6046143.html [consulté le 15 mai 2015]. Voir aussi Abel Mestre, « Marine Le Pen soigne sa popularité chez les forains », Le Monde, 23 novembre 2011.
  • 32 Pour une sociologie critique de la construction de « la question rom », voir Éric Fassin, Carine Fouteau, Serge Guichard et Aurélie Winderls, Roms & riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La Fabrique, 2014.
  • 33 Emmanuel Filhol, « La loi de 1912 sur la circulation des “nomades” (Tsiganes) en France », Revue européenne des migrations internationales [en ligne], vol. 23, no 2 (2007), § 10, http://remi.revues.org/4179 [consulté le 15 mai 2015].

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