« Unique et multiple1 », « insaisissable », « actuel et inactuel ». Évoquer Jean Cocteau passe souvent par une expression paradoxale, explicitant ce que Jean Touzot a nommé la « thérapeutique des contraires2 ». Il s’ensuit qu’une caractérisation efficace de notre auteur en termes d’ethos ou de posture pose problème. Du point de vue de l’objet d’étude tout d’abord, Cocteau s’avère difficile à appréhender dans la mesure où il multiplie les supports de production, les modalités de création ainsi que les diverses facettes de lui qu’il donne à voir. À cela s’ajoutent des difficultés d’ordre notionnel : le terme « posture » (Jérôme Meizoz) s’inscrit dans la lignée des notions d’« ethos » et d’« image d’auteur » (Ruth Amossy), qui lui sont à la fois complémentaires et concurrentes. Dans notre travail de thèse, nous nous trouvons face à cette triade terminologique qui, par chevauchements et différences, est nécessaire à l’appréhension de la figure coctalienne.
Nous voilà donc confrontés à deux « objet[s] difficile[s] à ramasser » selon la définition de l’œuvre que Cocteau se plaît à donner.
Il y a fort longtemps, j’ai vu dans un catalogue d’attrapes pour noces et banquets : « objet difficile à ramasser ». J’ignore quel est cet objet et comment il se nomme, mais j’aime qu’il existe et rêver dessus. Une œuvre doit être un « objet difficile à ramasser » […]. Il faut ne pas savoir par quel bout la prendre, ce qui gêne les critiques, les agace, les pousse à l’insulte, mais préserve sa fraîcheur. Moins elle est comprise, moins vite elle ouvre ses pétales et moins vite elle se fane3.
Un tel constat nous amène à proposer une réflexion ne visant pas seulement à statuer sur la posture coctalienne mais à confronter, ou mettre en présence, la complexité de notre objet d’étude et la diversité notionnelle afin d’en dégager une heuristique interprétative, qui serve aussi bien l’objet d’étude Cocteau que l’appareil conceptuel mobilisé dans notre travail de recherche.
Dans un premier temps il s’agira de poser le cadre conceptuel de référence en définissant et contextualisant les trois notions d’ethos, d’image d’auteur et de posture. Puis, nous esquisserons ce que nous qualifierons de cas Cocteau, en soulignant les différents niveaux affectés par la stratégie posturale mise en place par le poète. C’est enfin l’examen de l’échec paradoxal de l’entreprise de présentation de soi coctalienne qui nous permettra d’établir des lignes de force au sein de l’activité multiple et transmédiale du poète et de voir, en retour, ce que le cas Cocteau peut apporter aux études de l’image d’auteur.
0.Ethos/posture/image d’auteur : des notions voisines
Les notions d’ethos, de posture et d’image d’auteur convergent vers l’intérêt renouvelé des disciplines littéraires et sociologiques pour la question de l’auteur. L’Analyse de Discours4 à la française de Dominique Maingueneau ainsi que la perspective sociologique invitent à appréhender la littérature comme un discours qui est traversé par une multitude d’éléments, (parmi lesquels l’auteur) susceptibles de l’influencer, de l’orienter voire de le modifier. L’étude de l’image d’un auteur se trouve donc au carrefour de plusieurs disciplines distinctes : la rhétorique, l’A. D. d’une part et la sociologie des champs et la sociopoétique d’autre part. Afin d’appréhender nos trois notions dans leur complémentarité, il s’agira de contextualiser la notion première qu’est l’ethos puis de montrer l’inscription progressive de l’image d’auteur et de la posture dans cette lignée5.
À l’origine, la notion d’ethos relève de la pratique oratoire où il s’agit d’influencer l’auditoire. Dans sa Rhétorique6, Aristote reprend cette notion issue de la tradition oratoire pour l’intégrer à son propre système. Selon le Stagirite, le discours oratoire se compose de trois dimensions complémentaires. Le logos est le lieu des arguments logiques mobilisés par l’orateur dans le but de persuader. Le pathos en appelle aux affects de l’auditoire afin de susciter l’émotion et d’emporter l’adhésion du public. L’ethos, quant à lui, renvoie à l’image de crédibilité que l’orateur donne de lui-même pour obtenir la confiance des auditeurs. En faisant de l’ethos une composante du discours oratoire, Aristote limite cette catégorie à l’interaction verbale, par conséquent, ce que l’auditoire pense de la personne de l’orateur en amont et hors du discours prononcé n’est pas pris en compte.
Après des siècles de tradition aristotélicienne, Lucie Olbrechts Tyteca et Chaïm Perelman aménagent la notion dans le cadre de leur Nouvelle Rhétorique7. Outre l’étude de la stratégie consciente de l’orateur, c’est à l’auditoire qu’ils accordent une attention toute particulière. Ils établissent un pendant à l’ethos discursif intentionnel du locuteur en postulant que, de même que pour convaincre, l’orateur projette un public quand il rédige son discours, l’auditeur produit certaines attentes relatives au locuteur. Ces attentes sont ce que L. Olbrechts-Tyteca et C. Perelman nomment l’« ethos préalable » rompant ainsi avec le système aristotélicien. Il s’agit donc de sortir du cadre strictement rhétorique du discours proprement dit pour y inclure une représentation discursive du locuteur antérieure à sa prise de parole.
Ce geste, repris par « l’ethos préalable » dans la terminologie de R. Amossy et par « l’ethos prédiscursif » dans celle de D. Maingueneau, favorise ce que nous pouvons qualifier de glissement du cadre strictement discursif vers le domaine sociologique. En effet, D. Maingueneau a l’avantage d’ouvrir le champ de l’ethos au domaine de l’écrit en postulant que le texte écrit, et donc le texte littéraire, suppose un fonctionnement discursif, une énonciation basée sur une interaction différée entre un locuteur et un récepteur. Mais pour autant, il n’exclut pas la prise en compte du monde extra-discursif ou pré-discursif, qui conditionne la perception du récepteur. Ce faisant, D. Maingueneau sort du texte au sens strict et considère un faisceau de discours préalables que la mémoire du récepteur est susceptible de réactiver.
Toutefois, cette perception du récepteur ne repose pas uniquement sur des discours préalables et il faudrait alors prendre en compte tout un ensemble d’éléments non-discursifs susceptibles d’y participer. C’est en poussant cette logique jusqu’à son terme que l’on voit dans quelle mesure l’A. D. peut tendre vers le domaine de la sociologie et comment la notion d’ethos peut déborder le cadre strictement discursif.
L’approche sociologique recourt également aux notions de posture et d’ethos comme le concept goffmanien de la « présentation de soi8 » l’indique. C’est toutefois la sociopoétique qui nous intéresse ici, en ce qu’elle constitue une tentative de décloisonnement des domaines spécifiques de l’A. D. et de la sociologie. Dans leur ouvrage consacré à Le Clézio9, Alain Viala et Georges Molinié proposent d’unir étude textuelle et prise en compte des déterminismes non-discursifs. Adoptant une perspective bourdieusienne, ils souhaitent établir la stratégie de positionnement de l’auteur dans un champ donné, sans pour autant négliger les options formelles qui en découlent, c’est-à-dire la poétique propre de l’auteur.
Cette démarche dans la lignée de laquelle s’insère J. Meizoz serait un bon moyen d’articuler les pôles discursifs et non-discursifs si elle ne recourait pas à l’expression d’« ethos auctorial », qui vient réutiliser un terme déjà chargé de significations. Un tel choix terminologique peut expliquer la relative confidentialité des travaux d’A. Viala dans la mesure où la notion d’ « ethos auctorial » est restée associée de manière préférentielle à l’A. D. avec la définition qu’en donne R. Amossy : « l’image de soi que projette l’auteur dans le discours littéraire10. »
On obtient donc un terme (ethos) qui, selon les disciplines, recouvre des réalités proches et potentiellement porteuses d’ambiguïté. La mise en relation de l’A. D. et de la sociologie a permis d’identifier l’insuffisance de cette notion discursive à englober l’image d’un auteur. Cette nécessaire mise à mal de la frontière entre l’intra et l’extra-discursif induit l’émergence de deux notions : l’« image d’auteur » développée par R. Amossy et la « posture » initiée par J. Meizoz.
Dans son article « La double nature de l’image de l’auteur », R. Amossy donne la définition suivante :
L’image au sens littéral, visuel du terme se double donc d’une image au sens figuré. Elle comporte deux traits distinctifs : (1)
elle est construite dans et par le discours, et ne se confond en rien avec la personne réelle de l’individu qui a pris la plume ; il s’agit de la représentation imaginaire d’un écrivain en tant que tel. (2) Elle est essentiellement produite par des sources extérieures et non par l’auteur lui-même : il y a représentation de sa personne, et non présentation de soi. C’est en quoi elle se distingue de l’ethos discursif, ou image de soi que le locuteur produit dans son discours11.
Cette notion a l’avantage d’inviter à penser ensemble le discours produit par l’auteur (entretiens, œuvre-même) et l’interdiscours, c’est-à-dire les discours mais aussi les pratiques d’individus extérieurs (critiques, journalistes, speaker, publicistes, etc.), qui participent du collectif. Selon R. Amossy, toute image d’auteur passe par le prisme de l’imaginaire d’une époque, qui englobe la dimension sociale, le rôle des stéréotypes, la définition de l’écrivain à un moment donné ; ainsi que par le prisme d’une stratégie de positionnement dans le champ littéraire.
Et c’est autour de cette question de la stratégie de positionnement que la notion de posture montre toute son utilité et sa pertinence. En effet, à la suite des travaux d’A. Viala et dans la même ligne que R. Amossy, J. Meizoz forge la notion de posture qui a l’avantage d’englober la dimension rhétorique ou textuelle et la dimension actionnelle ou contextuelle. Voici la définition qu’en donne J. Meizoz : la posture vient réunir les « conduites énonciatives et institutionnelles complexes par lesquelles une voix et une figure se font reconnaître comme singulières dans un état du champ littéraire12 ». En un mot, la posture c’est la manière à chaque fois personnelle et dynamique d’occuper une position particulière dans le champ littéraire. S’il est question de manière dynamique d’occuper une position c’est parce que la posture est moins l’indicateur d’une position déterminée qu’un levier de positionnement. La posture s’adapte et se recrée continuellement au gré des évolutions de l’esthétique, de l’interaction et du champ. Elle se voit sous-tendue par une stratégie promotionnelle concrète et plus seulement par un jeu de discours.
Mais l’un des principaux intérêts de cette notion c’est qu’elle tend à abolir la distinction entre l’extra et l’intra-textuel, distinction que J. Meizoz ne juge pas pertinente. Une double frontière tombe alors : d’une part, celle qui sépare le discours de l’auteur et la projection opérée par les discours autres ; et d’autre part, celle entre ce qui se construit dans les limites de l’œuvre et ce qui est produit aux alentours de cette même œuvre. La spécificité de la vision de J. Meizoz consiste enfin dans l’inclusion de comportements non-verbaux allant jusqu’à l’individu réel que l’A. D. se refuse à envisager, s’arrêtant toujours à une figure imaginaire de l’écrivain qui n’est jamais la personne de chair et d’os.
Dès lors, appliquer la notion de posture au cas Cocteau nous permet de prendre en compte un ensemble de pratiques de l’homme qui sont signifiantes dans l’étude de l’image d’auteur. Il est par exemple intéressant de mentionner la véritable scénographie théâtrale du poète recevant dans sa « cabine » les jeunes aspirants, selon un cérémonial qui a tout du « Petit Lever » d’un monarque, comme a pu le souligner François Sentein13. La posture permet ainsi d’intégrer tout ce réseau qui participe de l’image du poète mais aussi de sa stratégie de positionnement.
Pour faire un bilan provisoire nous voyons bien qu’ethos, posture et image d’auteur se présentent comme des notions voisines qui peuvent parfois entrer en concurrence. Néanmoins, les notions d’image d’auteur et de posture ont l’avantage de faire tomber la frontière entre le niveau interne au discours et ce qui lui est externe. Enfin, la posture permet d’aborder chaque auteur selon une optique stratégique et surtout d’intégrer un ensemble de données qui, bien que non-discursives, constituent un réseau signifiant non-négligeable pour l’appréhension des auteurs modernes et médiatiques. Il importe à présent d’étudier ce cas Cocteau pour voir comment faire jouer ces outils méthodologiques.
0.Le cas Cocteau
Dans ses ouvrages consacrés aux postures littéraires, J. Meizoz associe un trait saillant à chaque auteur qu’il étudie, à l’instar de la posture du bourlingueur pour Blaise Cendrars14. Il ne s’agit pas pour lui de réduire la posture à l’expression d’une seule facette mais, bien davantage, d’identifier ce qui apparaît comme le centre de la stratégie posturale. Pour Jean Cocteau, c’est sans aucun doute la figure du poète qui constitue le dénominateur commun, comme en atteste le patronage poétique de son œuvre qu’il décline en « poésie de cinéma », « poésie critique », « poésie de roman », etc. Si cette œuvre poétique aux ramifications multiples se doit d’être « difficile à ramasser », il faut avouer qu’il en va de même pour la figure de l’auteur. Ainsi, à la question « qui est Cocteau ? », il semble que nous devions répondre : « de quelle époque est-il question ? »
En écrivant sa biographie15, Claude Arnaud a choisi, pour rendre compte de cette myriade de facettes, d’organiser la vie de Cocteau selon des « mues » successives. Cela permet d’appréhender un premier Cocteau, jeune poète brillant dans les salons, auquel succède un artiste épris d’avant-garde puis un écrivain proche du public, qui n’hésite pas à faire le tour du monde pour un reportage dans Paris-Soir, et autant de volte-face jusqu’à sa mort en 1963. Il y aurait donc plusieurs Cocteau selon l’époque étudiée, le genre abordé, ainsi que les modes ou bien les hiérarchies du champ littéraire. Il faut également ajouter à cela les diverses casquettes qu’il endosse, se présentant tour à tour en poète initié aux mystères, en guide de la jeunesse prodiguant conseils et préfaces, ou encore en ami du public qui, par le biais du « journalisme confidentiel16 », décrit et recommande des spectacles.
Afin de mener cette étude de cas de la manière la plus efficace, on envisagera la multiplicité coctalienne en considérant chaque niveau de discours comme autant de strates composant la figure du poète.
Au niveau extra-discursif tout d’abord, Cocteau propose une mise en scène de soi dont participe la chorégraphie codifiée du « Petit Lever » déjà mentionnée. Du point de vue de l’image, il faut bien avouer que Cocteau offre une figure aisément reconnaissable ; que l’on pense à sa voix au timbre si particulier et à l’élocution légèrement affectée, ou encore à son style vestimentaire emblématique. Picasso a d’ailleurs fort malicieusement assimilé la raideur du caractère de Cocteau au pli, toujours impeccable, de son pantalon, qui va de pair avec sa fameuse technique consistant à arranger sa chemise, pour la maintenir parfaitement ajustée. Une figure aussi ancrée dans les esprits apparaît donc comme un point de repère pour le public. Toutefois, si nous avons un personnage bien identifiable, les mues successives de l’artiste ont tendance à perturber la réception en n’offrant pas de prise stable et assurée sur l’œuvre passée comme future. Ouvrir un livre, voir un film de Jean Cocteau, c’est être éventuellement surpris par une volte-face générique ou esthétique. Dès lors, l’ethos préalable de notre poète reposerait sur la notion d’imprévisibilité.
Pour aborder le niveau intra-discursif, nous nous appuierons sur les trois scènes discursives établies par D. Maingueneau17. En effet, ce dernier, repris par J. Meizoz, distingue trois niveaux dans l’acte discursif : la « scène englobante », la « scène générique » et enfin la « scène de parole ».
Du point de vue de la scène englobante, qui concerne les grands types de discours, Cocteau offre un système univoque en subsumant l’ensemble de son œuvre sous le qualificatif de poésie.
La question de la scène générique, à savoir la prise en compte des genres investis par l’œuvre ainsi que des codes et attentes supposés par ces derniers, s’avère déjà plus complexe. En effet, Cocteau est un artiste complet qui joue non seulement avec les genres discursifs et littéraires mais aussi avec les médias adoptés. L’activité multimédia d’un auteur offre alors moins de prise à une étiquette fixe qu’un auteur qui se consacre à un seul genre bien défini. En outre, cette multiplicité se voit complétée par un jeu sur les codes génériques. Cocteau aime subvertir les règles en proposant par exemple avec Orphée18 une pièce qui n’a de tragique que le sous-titre ; ou passer d’un style à l’autre en composant tour à tour La machine à écrire19, pièce noire inspirée d’un fait divers (le corbeau de Tulle), et Renaud et Armide20, tragédie classique en alexandrins. L’artiste Cocteau déroute donc en cultivant l’innovation et en se rendant toujours où on ne l’attend pas.
Il reste enfin à aborder la scène de parole qui recouvre le niveau de l’énonciation. Ce dernier niveau pose la question de la distinction entre les écrits à dimension autobiographique et les fictions. Il est en effet facile d’étudier les textes autobiographiques qui offrent un « dit » explicite et donnent donc à voir une construction d’image volontaire. Mais pour autant, comme le souligne J. Meizoz, le « dire » ne doit pas être oublié et c’est dans les fictions qu’il est peut-être plus simple à déceler. Dans le cadre de notre travail, les fictions s’avèrent essentielles puisqu’elles sont fortement investies par l’auteur. En effet, Jean Cocteau fait preuve d’une maîtrise remarquable des dispositifs paratextuels en enserrant chaque œuvre dans un réseau promotionnel, qui aboutit le plus souvent à un verrouillage extrême de la réception. On peut ainsi dénombrer des articles et émissions visant à présenter l’œuvre en question ; des interviews et autres manifestations médiatiques (presse, radio, télévision) ainsi qu’un grand nombre de préfaces et postfaces destinées parfois à une seule production.
Outre cette présence du Cocteau-auteur se livrant au « faireparisme21 » de son œuvre, il faut mentionner les cas de présence intra-discursive. La pièce Orphée offre par exemple le cas d’une présence effective, puisque Cocteau assume le rôle de l’ange Heurtebise lors de la reprise en 1927, doublée d’une présence par le biais de l’état civil, décliné par la tête d’Orphée devant le commissaire.
Le Greffier : Monsieur le Commissaire, à vos ordres.
Le Commissaire : Né à…
La tête d’Orphée : Maisons-Laffitte.
Le Commissaire : Maison quoi ?
La tête d’Orphée : Maisons-Laffitte, deux f, deux t.
Le Commissaire : Puisque vous me dites votre lieu de naissance, vous ne refuserez plus de dire votre nom. Vous vous appelez…
La tête d’Orphée : Jean.
Le Commissaire : Jean comment ?
La tête d’Orphée : Jean Cocteau.
Le Commissaire : Coc…
La tête d’Orphée : C. O. C. T. E. A. U. Cocteau.
Le Commissaire : C’est un nom à coucher dehors. Il est vrai que vous couchez dehors. À moins que vous ne consentiez, maintenant, à nous dire votre domicile…
La tête d’Orphée : Rue d’Anjou, dix22.
Que dire enfin du recours fréquent aux prologues qui tiennent à la fois de l’introduction extratextuelle et de l’élément intra-discursif, à l’instar de celui de La machine infernale23, assuré par la voix de Cocteau et qui fait du poète le maître du temps et de l’espace de la tragédie ?
Ainsi, l’auteur Cocteau se caractérise par son omniprésence à chaque niveau, ce qui amorce la double dynamique suivante : la promotion de soi sert l’œuvre tandis que la diffusion de l’œuvre contribue à promouvoir l’image du poète. Un lien étroit se tisse alors entre l’homme et l’œuvre, lien confirmé par la phénoménologie de l’art qu’il livre dans Démarche d’un poète : « Le rôle de l’artiste sera donc de créer un organisme ayant une vie propre puisée dans la sienne24. » Si l’œuvre est un organisme vivant entretenant un lien biologique avec son créateur, ce lien entre l’œuvre et l’artiste ne suffit pourtant pas à assurer une identité univoque à ce dernier. Or, cette univocité est la base de tout dispositif promotionnel, qui a besoin d’un référent stable et aisément identifiable pour promouvoir tel produit ou telle marque. Dès lors, on peut se demander ce qu’il convient de faire de cet artiste caméléon, objet décidément trop difficile à ramasser.
À l’issue de ce rapide aperçu, nous avons vu comment chaque niveau se voit investi par Cocteau pour servir une stratégie globale de promotion de soi et de l’œuvre, mêlée à une volonté d’en contrôler la réception. Mais cette maîtrise si brillante semble trouver ses limites dans l’interaction communicationnelle. En effet, le public réel n’est pas aussi réceptif que le public idéal visé par la stratégie et il faut bien conclure à un échec paradoxal de la stratégie posturale. Il n’est pas question ici de dire que l’œuvre coctalienne connaît un échec puisque le succès est indéniable auprès des contemporains comme des lecteurs actuels. Si échec il y a, c’est du côté de la posture qu’il faut le chercher, dans la mesure où Cocteau n’obtient pas le titre de grand Poète du XXe siècle, qu’il appelait de ses vœux. C’est cet échec que nous proposons d’étudier en dernière partie, afin de considérer l’apport du cas Cocteau aux notions d’ethos, d’image de soi et de posture.
0.L’échec paradoxal de la stratégie coctalienne comme laboratoire de réflexion sur le passage de la figure romantique du Poète à l’ère du tout médiatique
Les outils d’analyse du discours, conjugués à la notion de posture, permettent de rationaliser un ensemble de conduites, qui paraissaient, dans un premier temps, irréductiblement diverses. Ainsi, on peut établir que Cocteau suit une logique stratégique interne à la dynamique du champ littéraire, qui est infléchie par des éléments esthétiques ou conjoncturels. Il a pu, par exemple, s’adapter à l’air du temps en s’orientant vers le théâtre de boulevard et l’écriture de chansons populaires dans les années 1930 où la poésie n’était pas gage de succès. Certains éléments de son parcours confirment également la dimension évolutive de la posture. Si l’on considère la période de l’Occupation, on observe que, bien que difficilement toléré par les milieux de droite, Cocteau s’assure le soutien des autorités occupantes et peut ainsi continuer à être joué. Cette adaptabilité peut même être constatée au niveau des choix formels lorsque la pièce Renaud et Armide25 succède aux Parents terribles26 offrant ainsi un classicisme irréprochable en réponse aux accusations d’immoralité et à l’interdiction de la pièce boulevardière.
S’il y a donc un problème au niveau de la réception, il ne semble pas provenir de l’ensemble des stratégies développées mais bien davantage de l’interaction avec le public. Tout d’abord, Cocteau met en place une stratégie de présentation de soi qui le transforme en ambassadeur de son œuvre, ce qui expose l’œuvre en question aux éventuels griefs adressés à l’homme et ce notamment dans le contexte de l’Occupation où culminent les accusations d’homosexualité, de corruption de la jeunesse et de décadence. Dès lors, s’attaquer à l’œuvre permet de s’attaquer à l’homme, comme l’avaient compris les Surréalistes à l’instar de Paul Éluard chahutant la première représentation de La Voix humaine le 15 février 1930. Réciproquement, l’appréhension de l’œuvre peut être infléchie par la réputation de l’homme et Cocteau faire ombrage à sa production.
Il faut ensuite incriminer le dispositif promotionnel intensif orchestré par l’ensemble des textes de présentation, qui se voit lesté par une fonction explicative peut-être trop univoque. Rétif à l’idée de laisser partir ses œuvres, le poète décide d’en verrouiller la réception par un dispositif qui en vient alors à saturer la communication, allant, dans certains cas, jusqu’à occulter l’œuvre elle-même. L’affaire des Parents terribles constitue un bon exemple de cet enserrement : J. Touzot dénombre six articles promotionnels, quatre interviews retrouvées ainsi qu’un ensemble des textes visant à défendre la pièce face à l’interdiction qu’elle suscite. Ces strates de commentaires vont suffire à bon nombre de détracteurs et défenseurs de la pièce, qui prendront parti sans avoir réellement lu ou vu l’œuvre en question. L’œuvre n’est donc plus en première ligne et il arrive même que ce ne soit plus les commentaires mais bien la personne de l’auteur qui lui fasse écran.
Pour considérer le dernier cas de figure, il faut faire appel à la notion perelmanienne d’ethos préalable, qui permet d’expliciter le fossé qui se creuse entre l’ethos discursif orchestré par le poète et un ethos préalable sensiblement divergent. L’ethos préalable est, comme nous l’avons vu plus haut, brouillé par l’instabilité de la figure coctalienne. En outre, il s’avère influencé par l’interdiscours, qui concentre aussi bien les critiques positives que les éventuelles charges contre le poète. C’est la tension entre ces deux pôles qui peut amener à une discordance. Lorsque Cocteau met en place une image d’humilité, de pédagogie et de poète inspiré, l’ethos préalable ajoute à cette construction des schémas, comme celui d’un personnage public à la mode, venant contrecarrer le sérieux attendu d’un écrivain se voulant digne du Panthéon.
L’interdiscours peut également contenir de véritables charges contre le poète et induire une perception très négative à plusieurs niveaux. Le statut de touche-à-tout écarterait de fait toute capacité à produire une œuvre sérieuse. Le fait d’être un homme public qui ne cache pas son état de privilégié, en fréquentant les salons et en adoptant une attitude dandy, lui attire de fortes inimitiés. L’homosexualité non dissimulée ainsi qu’une certaine réputation de corrupteur de la jeunesse contribuent également à lui aliéner une partie du public. On peut enfin ajouter l’image d’un « homme éponge » qui s’imprègne de chaque mode, se l’approprie et se limite, pour certains, à de l’imitation. Après un bref aperçu de certaines composantes de l’ethos préalable, on comprend dans quelle mesure la rencontre de l’ethos discursif avec un ethos préalable qui lui est opposé sinon contraire peut susciter un rejet de la part du public. Il est bien entendu que nous énonçons ici les pires conditions de réception de Cocteau et qu’il ne faut en aucun cas réduire l’interdiscours aux attaques dont le poète fait l’objet. Néanmoins, cette dichotomie entre l’ethos construit et l’ethos préalable ne doit pas être éludée.
Fort heureusement pour les chercheurs, il ne faut pas sous-estimer l’adaptabilité de Cocteau, plusieurs fois mentionnée. Face à cette scission entre deux images de lui-même, le poète a su utiliser le paradoxe au profit d’une orchestration du posthume, par le biais de la production autobiographique. En effet, dès son journal sous l’Occupation27, tenu au moment où les critiques d’extrême droite atteignent une virulence sans précédent, Cocteau effectue un dédoublement semblable à celui effectué par Proust entre un « moi social » et un « moi créateur28 ». Mais il va plus loin en développant un scénario inédit : le moi médiatique serait en fait une figure de paille forgée par les calomnies des détracteurs. Cette scission permet ainsi à Cocteau d’intégrer dans sa posture l’image déplorable créée par les milieux de droite, pour mieux la neutraliser, dans un contexte où il ne peut exercer de droit de réponse. Cette figure de paille permet de centraliser les attaques et donc de protéger l’œuvre qui ne pourra prendre toute sa mesure qu’à la mort de l’auteur, quand le public sera apte à en déceler le génie. Ainsi, en établissant que le moi médiatique détesté est un constituant nécessaire de l’œuvre visant à sa préservation, il donne l’impression de maîtriser un processus qui lui échappe. Par la suite, Cocteau associera au moi médiatique l’ensemble des images positives comme négatives afin de clairement les distinguer de l’activité pure du créateur. Cocteau parvient alors à faire tenir ensemble deux pôles a priori inconciliables : l’activité médiatique de l’auteur et la « scénographie auctoriale » (José-Luis Diaz) du poète maudit, qui ne pourra être reconnu que de manière posthume.
Nous voyons donc bien comment la notion de posture, en ce qu’elle englobe l’ethos discursif et l’ensemble des conduites non-discursives au service d’une stratégie de promotion de soi, convient tout à fait à notre objet d’étude. Inversement, le cas Cocteau avec toute sa complexité permet de mobiliser chaque niveau d’analyse et de les faire collaborer en système. Mais le cas Cocteau est également actuel sur un autre plan dans la mesure où il mobilise deux tendances des études de l’image d’auteur. Tout d’abord, l’étude de la figure de l’auteur centrée sur le XIXe siècle avec J. -L. Diaz qui, dans L’Écrivain imaginaire : scénographies auctoriales à l’époque romantique29, étudie le siècle de l’auteur-roi et l’ensemble des mythes qui lui sont liés en mobilisant le concept de scénographie. Il établit ainsi un catalogue de scénarii stéréotypés que les auteurs peuvent investir ou contribuer à forger. Notre poète semble par exemple s’appuyer aussi bien sur la scénographie du poète maudit que sur une figure proche du dandysme wildien et sur celle du grand homme. Il reste à établir dans quelle mesure cette influence est opérante dans le cas de Cocteau et à faire la part entre inconscient culturel et orchestration consciente de ces schémas. D’autre part, le cas Cocteau rencontre l’étude de la médiatisation de la figure de l’auteur dans le contexte contemporain. Nous pensons ici surtout aux travaux de Nathalie Heinich qui étudie les modalités de médiatisation et leur évolution de Victor Hugo à la télé-réalité30. Cocteau permet d’articuler ces deux pans de la recherche actuelle dans la mesure où il se situe à la charnière. S’il anticipe nettement la logique médiatique qui commence à se développer en exploitant les médias et son image, notre auteur demeure tributaire des stéréotypes romantiques. Il utilise les potentialités médiatiques sans renoncer au statut de Poète inspiré.
Qu’en est-il de sa stratégie posthume direz-vous ? Cocteau n’a pas disparu, cet article ainsi que l’ensemble des travaux universitaires qui lui sont consacrés en sont la preuve mais, dans une certaine mesure, il continue de faire écran à son œuvre. Beaucoup visualisent l’homme Cocteau, très peu l’ont véritablement lu. Ce paradoxe s’explique peut-être par le fait que cette position charnière est demeurée entre chien et loup : Cocteau n’a pas pu se conformer à l’idéal romantique mais, pour autant, il n’a pas osé plonger entièrement dans l’ère médiatique. Il n’a pas utilisé sa « mauvaise presse » comme un argument de vente, alors qu’il avait pu observer cette démarche auprès de Radiguet lors de la promotion du Diable au corps31, mais surtout il n’a pas poussé la logique jusqu’au bout en faisant du personnage Cocteau son œuvre-même. Si le poète s’avère inextricablement lié à son œuvre, il n’a pas voulu faire comme certains peoples actuels qui n’ont pour justification de leur célébrité que leur personne. En somme, Cocteau était beaucoup trop attaché à l’intégrité et à l’autonomie de l’œuvre pour atteindre cette extrémité.
En conclusion, cette confrontation de deux pôles que sont les notions d’ethos, image d’auteur et posture d’une part, et cet auteur aux éclats d’autre part, apparaît comme extrêmement féconde. La complexité du cas Cocteau invite à mobiliser un ensemble d’outils complémentaires qui permet d’établir une posture dans toutes ses nuances tout en permettant également de faire l’épreuve de chacun de ces outils et, en retour, de mieux les définir.
La mise au jour de la stratégie coctalienne qui ne cesse de se réajuster au point de préparer une réception posthume ouvre enfin sur la question des scénographies et stéréotypes qui continuent d’imprégner une partie du XXe siècle ainsi que sur la modernité, parfois sous-estimée, de Cocteau qui, à bien des égards, avait compris le mécanisme du tout médiatique à venir, sans oser en assumer les implications. Face à ces nouvelles perspectives d’exploration, laissons le soin à Cocteau de confirmer qu’il n’a pas terminé de susciter la réflexion, grâce à sa faculté de dérangement qui ne cesse de stimuler la recherche.
Si j’écris, je dérange. Si je tourne un film, je dérange. Si je peins, je dérange. Si je montre ma peinture, je dérange et je dérange si je ne la montre pas. J’ai la faculté de dérangement. Je m’y résigne, car j’aimerais convaincre. Je dérangerai après ma mort. Il faudra que mon œuvre attende l’autre mort lente de cette faculté de dérangement. Peut-être en sortira-t-elle victorieuse, débarrassée de moi, désinvolte, jeune et criant : Ouf32 !
Notes et références
-
1 Titre du site internet coordonné par Pierre-Marie Héron, Jean Cocteau unique et multiple [en ligne], http://cocteau.biu-montpellier.fr/ [consulté le 9 juin 2015].
-
2 Jean Touzot, Jean Cocteau, le poète et ses doubles, Paris, Bartillat, 2000.
-
3 Jean Cocteau, André Fraigneau, Entretiens sur le cinématographe (1973), Monaco, Éditions du Rocher, 2003, p. 25.
-
4 À présent nous utiliserons l’abréviation A. D.
-
5 Je m’appuie sur l’excellente synthèse de Reindhert Dhondt et Beatrijs Vanacker : « Ethos : pour une mise au point conceptuelle et méthodologique », COnTEXTES [en ligne], n° 13 (20 décembre 2013), http://contextes.revues.org/5685 [consulté le 9 juin 2015].
-
6 Aristote, Rhétorique, Paris, Librairie générale française, 1991.
-
7 Voir Lucie Olbrechts Tyteca et Chaïm Perelman, Traité de l’argumentation : la nouvelle rhétorique (1958), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2000.
-
8 Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, tome 1 : La présentation de soi, Paris, Éditions de Minuit, 1973.
-
9 Georges Molinié et Alain Viala, Approches de la réception : sémiostylistique et sociopoétique de Le Clézio, Paris, P.U.F., 1993.
-
10 Ruth Amossy, « La double nature de l’image d’auteur », Argumentation et Analyse du Discours [en ligne], n° 3 (15 octobre 2009), http://aad.revues.org/662 [consulté le 9 juin 2015].
-
11 Ibidem.
-
12 Jérôme Meizoz, « Ce que l’on fait dire au silence : posture, ethos, image d’auteur », Argumentation et Analyse du Discours [en ligne], n° 3 (15 octobre 2009), http://aad.revues.org/667 [consulté le 9 juin 2015]. Voir aussi Postures littéraires : mises en scène moderne de l’auteur, Genève, Slatkine Érudition, 2007.
-
13 François Sentein, Minutes d’un libertin, 1938-1941, Paris, La Table Ronde, 1977, p. 254.
-
14 Jérome Meizoz, « Posture et poétique d’un bourlingueur : Cendrars », Poétique [en ligne], n° 147 (mars 2006), p. 297-315, www.cairn.info/revue-poetique-2006-3-page-297.htm [consulté le 9 juin 2015].
-
15 Claude Arnaud, Jean Cocteau, Paris, Gallimard, 2003.
-
16 Titre d’un article de Jean Cocteau dans Ce Soir, le 23 novembre 1937.
-
17 Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau, Dictionnaire d’Analyse du Discours, Paris, Seuil, 2007.
-
18 Jean Cocteau, Orphée : tragédie en un acte et un intervalle (1927), Paris, Stock, 2005.
-
19 Jean Cocteau, La machine à écrire (1941), dans Théâtre complet, Paris, Gallimard, 2003, p. 871-964.
-
20 Jean Cocteau, Renaud et Armide (1943), dans Théâtre complet, op. cit., p. 965-1055.
-
21 Néologisme forgé par Jean Cocteau.
-
22 Jean Cocteau, Orphée, op. cit., p. 127-129.
-
23 Jean Cocteau, La machine infernale (1934), dans Théâtre complet, op. cit., p. 471-472.
-
24 Jean Cocteau, Démarche d’un poète (1953), Paris, Gallimard, 2013, p. 76.
-
25 Jean Cocteau, Renaud et Armide, op. cit.
-
26 Jean Cocteau, Les parents terribles (1938), dans Théâtre complet, op. cit., p. 673-774.
-
27 Jean Cocteau, Journal 1942-1945, Paris, Gallimard, 1989.
-
28 Voir Marcel Proust, Contre Sainte-Beuve (1954), Paris, Gallimard, 1987.
-
29 José-Luis Diaz, L’Écrivain imaginaire : scénographies auctoriales à l’époque romantique, Paris, Honoré Champion, 2007.
-
30 Nathalie Heinich, De la visibilité : excellence et singularité en régime médiatique, Paris, Gallimard, 2012.
-
31 Raymond Radiguet, Le Diable au corps (1923), Paris, Librairie générale française, 1991.
-
32 Jean Cocteau, Journal d’un inconnu, Paris, Grasset, 1953, p. 116-117.
- Se connecter pour poster des commentaires