La visite du « marché aux esclaves ». L’écrivain-voyageur à l’épreuve du topos (Lamartine, Nerval)

Betty Zeghdani

01/03/2022

Plan de l'article :

  • Machine touristique, intertextualité et « sensationnalisme » littéraire
  • « Ce bazar, où l’on vend la vie, […] comme nous vendons le bœuf ou le cheval » : esclavagisme et eurocentrisme en question
  • Au-delà, le racialisme : entre savoir anthropologique et implications idéologiques

 

            « […] de toutes les misères qu’on peut voir à Stamboul, il n’y en a point dont la vue puisse affliger davantage l’Européen. » (Joseph Michaud[1])

 

Pèlerins, scientifiques, artistes, et enfin « touristes », ont fait, au fil des siècles, de la visite du « marché des esclaves[2] » ou « bazar des esclaves[3] » un incontournable du voyage en Orient. Dans le contexte plus particulier d’un XIXe siècle où l’ailleurs et l’autre font le double objet d’une fascination et d’une répulsion, elle s’est établie au rang des « curiosités[4] ». Curiosité de voyageur, mais également curiosité de lecteur : inséré par le comte de Forbin dans son Voyage dans le Levant (1819), repris par Marie-Théodore Renoüard de Bussierre dans ses Lettres sur l’Orient (1829) ou encore par Joseph Michaud dans sa Correspondance d’Orient (1833), cet épisode s’est intégré à l’horizon d’attente du récit de voyage. Progressivement, celui-ci a fait l’objet d’une séquence autonome, complète et codifiée, dont les Voyage en Orient de Lamartine (1835) et de Nerval (1851) offrent les exemples les plus aboutis.

Vêtu à la turque et accompagné par un guide, Lamartine visite le marché aux esclaves de Constantinople en mai 1833, par simple curiosité de voyageur. La loi du 4 mars 1831 sur l’abolition de la traite négrière au sein de l’Empire colonial entérine la condamnation morale de l’esclavage qui tend à se généraliser dans la société française. C’est Lamartine lui-même qui signera le décret d’abolition de l’esclavage du 27 avril 1848. Seulement deux années plus tôt, en juillet 1846, Nerval fait paraître, dans la Revue des Deux Mondes, le chapitre « Les Esclaves[5] » de son futur Voyage en Orient. Gérard, narrateur fictif que s’est créé Nerval, se rend au bazar des esclaves du Caire pour acheter une « esclave-épouse », condition indispensable pour qu’il puisse continuer à habiter en ville. Lorsque Nerval publie son récit de voyage, en 1851, le combat contre l’esclavage est arrivé à son terme. C’est en effet à partir de 1847 que les marchés aux esclaves sont interdits par les autorités ottomanes et égyptiennes, sous l’influence des mouvements abolitionnistes européens. Les bazars de Constantinople et du Caire étaient des espaces de transits importants pour la traite orientale, organisée sur la base d’un esclavage « multiethnique » et « multicouleur[6] ». Des esclaves venus d’Europe méditerranéenne, d’Afrique subsaharienne et des régions du Caucase y étaient vendus pour alimenter les harems ou servir les maisonnées. En Égypte comme dans la capitale de l’Empire ottoman, les voyageurs européens découvrent ces quartiers où les esclaves, regroupés selon leur sexe, leur origine et leur couleur de peau, sont exposés à la vente. Les marchés aux esclaves, lieu de convergence des « races », sont organisés selon les logiques de classification et de hiérarchisation racialistes en voie de développement en Europe. Les esclaves, notamment femmes, offrent aux voyageurs un aperçu de la diversité de « types », qui sont classés sur une échelle de valeurs proprement occidentale. Alors que les « Négresses du Sennaar », taxées de « jolis monstres » par Nerval, sont « l’espèce la plus éloignée du type de la beauté convenue parmi nous » (p. 221), Lamartine considère les Circassiennes, pour leur blancheur de peau et la délicatesse de leurs traits, comme l’incarnation d’une « beauté accomplie » (p. 730).

Ce mode de hiérarchisation esthétique et idéologique, qui réunit voyageurs occidentaux et marchands orientaux, se heurte pourtant à la question épineuse de l’esclavage. Si l’organisation du marché aux esclaves répond à une logique proprement occidentale, la pratique de l’esclavage en Orient permet aux voyageurs européens de revendiquer une forme de supériorité « civilisationnelle ». Dans le double contexte abolitionniste et colonialiste des années 1830-1850, la publication d’un tel épisode exigeait de la part du voyageur occidental une réaction nécessairement engagée, dont la charge est tout autant littéraire que politique ou idéologique. Une telle situation de voyage et d’écriture place le voyageur face à son lecteur et à lui-même : ses émotions, son engagement, voire sa propre identité.

tableau d'Horace Vernet représentant un marché aux esclaves

Fig. 1 : Le Marché d’esclaves, Horace Vernet, 1836, huile sur toile (65x54 cm), Alte Nationalgalerie, Berlin

 

Machine touristique, intertextualité et « sensationnalisme » littéraire

 

La visite du marché aux esclaves s’est imposée comme un passage obligatoire, tant dans le cadre du voyage que dans celui de son écriture, le motif fonctionnant ainsi comme un véritable palimpseste. Roger Botte déclare avoir rassemblé plus de 103 textes de voyageurs européens ou américains ayant visité le marché aux esclaves entre le VIIe siècle et 1850[7]. Il attribue le premier récit européen faisant état d’une vente d’esclaves noirs au Caire en 1171-1172 au rabbin navarrais Benjamin de Tudèle. Comptée au titre des curiosités, la visite du marché aux esclaves au XIXe siècle est à remettre dans le contexte du développement du tourisme, notamment sous l’influence des premiers guides de voyage, qui, à partir des années 1830, identifient des lieux incontournables. Au fil des textes, la visite du marché aux esclaves semble répondre à un véritable « protocole », qui lui donne tous les airs d’une attraction touristique.

Dès l’entrée dans le bazar, l’effet pittoresque est garanti par l’impression donnée au voyageur (et par-là même au lecteur) qu’il vit l’expérience privilégiée d’une immersion totale. Pour cette visite, l’Européen est accompagné d’un guide, initiateur, interprète et parfois négociateur : Lamartine est conduit au bazar des esclaves par un « jeune homme de Constantinople » et Gérard par son drogman Abdallah. Le « laissez-passer » est également obtenu, dans le cas de Lamartine, par le travestissement : il est « revêtu » du « costume turc », de telle manière qu’il passe pour « un Arabe ou un Égyptien » (p. 725). Cette « couverture » est également celle adoptée par le comte de Forbin, dans son Voyage dans le Levant, qui, traversant le bazar, dit être pris pour « Osmanli Châh, ou Turc du nord[8] ». Symboliquement, le marché aux esclaves est un lieu difficile d’accès : sa découverte est précédée d’un parcours périlleux à travers le labyrinthe des rues bondées de Stamboul et du Caire.

La suite de l’épisode est construite sur une matrice narrative qui suit la « promenade » des voyageurs (Lamartine utilise, p. 726, le gérondif « en se promenant »). Ils découvrent les différentes « chambres » dans lesquelles sont exposés les esclaves. Une telle déambulation place les voyageurs en posture de spectateurs : le récit déploie toute une isotopie de l’exhibition, qui lui donne des airs de musée ou encore de magasin. Lamartine recourt à une comparaison animale qui fait écho aux scènes de marché dans les campagnes françaises. Elle rappelle également la pratique des zoos humains en France à la même période[9] :

Assises sur leurs talons, immobiles, la tête appuyée sur le revers de leur main ou sur le genou, elles nous regardaient d’un œil aussi doux et aussi triste que l’œil de la chèvre ou de l’agneau que la paysanne tient par la corde et marchande à la foire de nos villages […]. (p. 727)

Par ailleurs, le spectacle de « ce honteux commerce » (Lamartine, p. 730) se manifeste, dans les deux textes, par l’insertion d’une même micro-scène larmoyante et pathétique, mobilisant le motif universel de la mater dolorosa. Une femme portant son enfant apparaît au centre du marché : « Elle tenait le visage baissé et pleurait […]. » (Lamartine, p. 728) ; « […] une autre femme cependant, drapée dans une couverture jaune, pleurait en cachant son visage contre une colonne du vestibule. » (Nerval, p. 240). Lamartine et Gérard, touchés par cette scène (et anticipant ainsi la réaction de leurs lecteurs), ont tous deux l’honorable velléité d’acheter cette esclave avec son enfant :

[…] touché de son infortune, je priai M. Morlach, mon obligeant conducteur, de l’acheter avec l’enfant pour mon compte. Je les aurais emmenés ensemble, et j’aurais élevé le bel enfant en le laissant auprès de la mère. (Lamartine, p. 728)

Quoi qu’on fasse pour accepter la vie orientale, on se sent Français… et sensible dans de pareils moments. J’eus un instant l’idée de la racheter si je pouvais, et de lui donner la liberté. (Nerval, p. 241)

Prenant une part active au spectacle, les deux voyageurs se créent un véritable ethos de bon Samaritain. Ce motif apparaissait déjà dans la Correspondance d’Orient de Joseph Michaud, où un geste d’affranchissement symbolique permettait aux visiteurs de se détacher de leur sentiment de culpabilité :

[…] à la porte du bazar des esclaves, on expose, dans des cages, des oiseaux que les passants achètent pour les délivrer de leur prison ; j’ai acheté quelques-uns de ces oiseaux, qu’on appelle azad couchry, et je leur ai rendu la liberté en présence de la foule qui criait : pekei, pekei ! très-bien, très-bien ! Vous voyez qu’au lieu même où l’humanité semble bannie de tous les cœurs, on court après son image[10].

Ce jeu d’acteur (Michaud ne manque pas de souligner une certaine forme d’hypocrisie) apparaît également dans le motif du don de quelques piastres aux esclaves, répondant au devoir de charité du bon chrétien.

Cette nécessité de prôner des valeurs qui rappellent aux voyageurs leur identité se manifeste également dans l’usage du discours. La visite du marché aux esclaves se présente en effet sous la forme d’une séquence construite sur une alternance entre récit et discours : quand l’horreur et la barbarie sont à leur paroxysme, le narrateur se doit de prendre la parole, en son propre nom. On trouve dans les textes une même rhétorique lyrique et pathétique, laissant éclater la sensibilité du voyageur européen. Si Lamartine est très éloquent, exprimant ainsi, à la sortie du bazar, son désarroi : « Nous sortîmes le cœur flétri et les yeux humides de cette scène, qui se renouvelle tous les jours et à toutes les heures dans les villes de l’Orient » (p. 730), Nerval reprend ce langage du cœur avec plus de réserve, mais non moins de poésie : « La morne sérénité du ciel et les lumineuses broderies que traçaient les rayons du soleil jetant de longs angles dans la cour protestaient en vain contre cet éloquent désespoir ; je m’en sentais le cœur navré. » (p. 240). De tels passages, programmés par un horizon d’attente à la fois littéraire et moral, semblent directement adressés au lecteur européen, garantissant à l’épisode sa part de sensationnalisme. Paru en premier lieu dans la Revue des Deux Mondes le 1er juillet 1846, sous le titre « Les Femmes du Caire – Scènes de la vie égyptienne – Les Esclaves », il fait résonner l’actualité brûlante d’un abolitionnisme triomphant. Le discours général sur l’esclavage fait donc partie des invariants d’un topos que les deux voyageurs traitent avec plus ou moins de distance.

« Ce bazar, où l’on vend la vie, […] comme nous vendons le bœuf ou le cheval[11] » : esclavagisme et eurocentrisme en question

La plupart des écrivains-voyageurs de la première moitié du XIXe siècle reprennent le discours abolitionniste des penseurs des Lumières[12] : à l’occasion de leur visite du marché aux esclaves, de Bussierre, Forbin ou encore Michaud, expriment leur positionnement en faveur de la liberté. Claude Pichois évoque, dans les notes de son édition du Voyage en Orient de Nerval, « la notion de responsabilité morale[13] ».

Le positionnement de Lamartine est univoque à ce sujet et le récit de voyage porte les germes de son engagement politique et idéologique. Deux séquences discursives, placées stratégiquement au début et à la fin de l’épisode, annoncent en effet le discours sur l’émancipation des esclaves qu’il prononcera à la Chambre le 22 avril 1835 ; le propos est déjà enflammé, le ton emphatique et les convictions profondes :

Combien il a fallu de temps et de révélations successives à la raison de l’homme, pour que la force ait cessé d’être un droit à ses yeux, et pour que l’esclavage soit devenu un crime et un blasphème à son intelligence ! Quel progrès ! et combien n’en promet-il pas ! Qu’il y a de choses dont nous ne sommes pas choqués, et qui seront des crimes incompréhensibles aux yeux de nos descendants ! Je pensais à cela en entrant dans ce bazar où l’on vend la vie, l’âme, le corps, la liberté d’autrui, comme nous vendons le bœuf ou le cheval, et où l’on se croit légitime possesseur de ce qu’on a acheté ainsi ! Que de légitimités de ce genre dont nous ne nous rendons pas compte ! Elles le sont cependant, car on ne peut pas demander à l’homme plus qu’il ne sait. Ses convictions sont ses vérités ; il n’en possède pas d’autres. Dieu seul les a toutes à lui, et nous les distribue à proportion et à mesure de nos intelligences progressives. (p. 726)

Nous sortîmes le cœur flétri et les yeux humides de cette scène, qui se renouvelle tous les jours et à toutes les heures dans les villes de l’Orient, et nous revînmes pensifs au bazar de Stamboul. Voilà ce que c’est que les législations immobiles ! Elles consacrent les barbaries séculaires, et donnent le droit d’antiquité et de légitimité à tous les crimes. Les fanatiques du passé sont aussi coupables et aussi funestes à l’humanité que les fanatiques de l’avenir. Les uns immolent l’homme à leurs ignorances et à leurs souvenirs ; les autres à leurs espérances et à leur précipitation. Si l’homme faisait, pensait, croyait ce que faisaient et croyaient ses pères, le genre humain tout entier en serait au fétichisme et à l’esclavage. La raison est le soleil de l’humanité : c’est l’infaillible et perpétuelle révélation des lois divines, applicable aux sociétés. Il faut marcher pour la suivre, sous peine de demeurer dans le mal et dans les ténèbres ; mais il ne faut pas la devancer, sous peine de tomber dans des précipices. Comprendre le passé sans le regretter ; tolérer le présent en l’améliorant ; espérer l’avenir en le préparant : voilà la loi des hommes sages et des institutions bienfaisantes. Le péché contre l’Esprit-Saint, c’est ce combat de certains hommes contre l’amélioration des choses ; c’est cet effort égoïste et stupide pour rappeler toujours en arrière le monde moral et social, que Dieu et la nature poussent toujours en avant : le passé est le sépulcre de l’humanité écroulée ; il faut le respecter, mais il ne faut pas s’y enfermer et vouloir y vivre. (p. 730)

Dans le contexte d’une France post-révolutionnaire, Lamartine construit sa critique de l’esclavage sur une apologie du progrès : la prise en compte de la nature criminelle et immorale de l’esclavage est le produit d’une longue marche vers le triomphe de la raison. Certains hommes ont été « choisis » par Dieu pour recevoir les lumières de l’intelligence et de l’esprit (l’Occident). L’immobilisme des autres (Orient) explique l’enracinement de pratiques telles que l’esclavage et leur aveuglement à l’égard de sa nature barbare et immorale. Une telle réflexion démontre par ailleurs à quel point le discours abolitionniste est lié à un engagement précolonial : l’Occident, fort de ses lumières et de sa propension naturelle au progrès, s’arroge une mission civilisatrice envers l’Orient.

Nerval ne peut se dispenser de faire mention du discours dominant sur l’esclavage. Gérard confie lui-même, lors d’une précédente discussion avec le consul de France, être « encore tout rempli des préjugés de l’Europe » (p. 212). Par des allusions flagrantes à son hypotexte, le narrateur reconnaît l’emprise d’un déterminisme moral et idéologique qui éclatera lorsque, face à son épouse-esclave, il sera rattrapé par ses propres principes moraux et rongé de l’intérieur par sa bonne conscience. Néanmoins, le dispositif complexe sur lequel repose le récit de voyage de Nerval (recours à un narrateur fictif qui légitime une certaine prise de distance à l’égard de la réalité du voyage) autorise ce que Sarga Moussa appelle une « pluralité des discours[14] ». À plusieurs reprises, Gérard se détache du discours abolitionniste dominant, revendiquant une ouverture plus authentique et tolérante à la culture orientale :

Il faut vivre un peu en Orient pour s’apercevoir que l’esclavage n’est là en principe qu’une sorte d’adoption. La condition de l’esclave y est certainement meilleure que celle du fellah ou du rayah libres. Je comprenais déjà en outre, d’après ce que j’avais appris sur les mariages, qu’il n’y avait pas grande différence entre l’Égyptienne vendue par ses parents et l’Abyssienne exposée au bazar. […] l’esclave mécontent d’un maître peut toujours le contraindre à le faire revendre au bazar. Ce détail est un de ceux qui expliquent le mieux la douceur de l’esclavage en Orient. (p. 213)

Ainsi la seule esclave qui pleurait là pleurait à la pensée de perdre son maître ; les autres ne paraissaient s’inquiéter que de la crainte de rester trop longtemps sans en trouver. Voilà qui parle, certes, en faveur du caractère des musulmans. Comparez à cela le sort des esclaves dans les pays américains ! Il est vrai qu’en Égypte, c’est le fellah seul qui travaille à la terre. On ménage les forces de l’esclave, qui coûte cher, et on ne l’occupe guère qu’à des services domestiques. Voilà l’immense différence qui existe entre l’esclave des pays turcs et celui des pays chrétiens. (p. 241)

Ce discours décentré apparaissait déjà chez Michaud dont le regard porté sur les marchés aux esclaves turcs et égyptiens avait une valeur presque ethnographique : s’intéressant au fonctionnement interne de l’esclavage dans les sociétés orientales (conditions de vie des esclaves, éducation, possibilité d’affranchissement ou d’élévation sociale…), il en venait à la conclusion que « la servitude » n’était « insupportable que pour les chrétiens[15] ». En déplaçant son point de vue, le voyageur qui se prête à l’immersion découvre en effet l’esclavage oriental, tel qu’il est réglé par la loi sainte. Le Coran autorise l’institution de l’esclavage, mais rappelle que l’esclave est un être humain, qui doit, dès lors, être traité convenablement. L’esclave possède un statut religieux et social, ainsi que certains droits et avantages, de même que les maîtres ont des devoirs envers leurs esclaves[16]. Bien qu’il témoigne d’une ouverture d’esprit et d’un intérêt sincère pour l’autre, un tel discours est une nécessité pour Gérard : il ne peut continuer à louer le logement qu’il occupe au Caire s’il vit seul, c’est-à-dire sans épouse ou sans esclave. Dans un souci d’économie, il préfère l’esclavage au mariage :

Moi, je veux tenter un projet que je crois meilleur. J’achèterai une esclave, puisqu’aussi bien il me faut une femme, et j’arriverai peu à peu à remplacer par elle le drogman, le barbarin peut-être, et à faire mes comptes clairement avec le cuisinier. […] il est clair que j’atteins un but d’économie. En me mariant, j’eusse fait le contraire. (p. 220)  

Bien que cet épisode soit légèrement fictionnalisé (en réalité, ce n’est pas Nerval, mais Joseph de Fonfride, son compagnon de voyage, qui avait fait l’acquisition d’une esclave), il fait écho à une pratique répandue au début du XIXe siècle. Selon Roger Botte, la plupart des Européens résidant en Égypte achetaient, par l’intermédiaire d’un musulman, des esclaves pour en faire des domestiques, des concubines, ou parfois même des épouses. Il pointe du doigt cet « aspect ignoré, insolite et troublant de l’orientalisme[17] ». La posture de Nerval à l’égard de l’esclavage est ainsi ambiguë : tente-t-il de légitimer son propre recours à l’esclavage pour anticiper la réception critique de son texte ? Son désir d’immersion est-il, au contraire, motivé par un altruisme curieux et tolérant ?  Quoi qu’il en soit, il revendique une posture décalée par rapport au discours européen dominant, qui tranche avec le positionnement unilatéral de Lamartine dans les années 1830.

 

Au-delà, le racialisme : entre savoir anthropologique et implications idéologiques

 

La visite de ce « magasin d’hommes et de femmes » (Lamartine, p. 727) soulève des questionnements anthropologiques et idéologiques qui dépassent les enjeux d’un engagement circonstanciel. À Constantinople comme au Caire, les marchés aux esclaves sont de véritables lieux d’exposition des races. Ils offrent aux voyageurs un aperçu de la diversité de types, définis à partir de critères précis. Le sexe, l’origine et la couleur de peau permettent de les classer sur une échelle de valeur déterminant leur prix de vente. Cette classification raciale est établie par les marchands orientaux eux-mêmes selon une véritable stratégie de marketing : sont successivement proposées aux voyageurs les « négresses » (en provenance de Nubie), les « Abyssiniennes » (en provenance d’Éthiopie) et les « Circassiennes » (en provenance du nord-ouest du Caucase). La progression spatiale dans le marché suit ainsi un mouvement ascensionnel dont la logique est également tarifaire : alors que les négresses sont directement exposées dans des « chambres » à l’entrée du bazar, les Circassiennes sont préservées dans des lieux dont l’accès est restreint. À l’égard du prix, Lamartine donne les précisions suivantes : « Le prix de ces belles créatures va jusqu’à douze ou vingt mille piastres (de trois à cinq mille francs), tandis que les esclaves noires d’une beauté ordinaire ne se vendent que cinq ou six cents francs, et les plus belles mille à douze cents. » (p. 730). Ces logiques de classification et de hiérarchisation des races sont à remettre dans le contexte des théories racialistes en voie de développement sous l’influence de penseurs européens tels que le docteur Julien Joseph Virey dans son Histoire naturelle du genre humain (1800), ou plus tard Gobineau dans son Essai sur l’inégalité des races humaines (1853-1855). En Europe au XIXe siècle, le débat sur l’origine de l’humanité fait encore rage : le monogénisme est remis en question par une conception polygéniste fondée sur l’idée selon laquelle il existerait plusieurs espèces humaines, distinguées notamment par la couleur de peau, mais également par l’angle facial : plus ce dernier est aigu, plus l’homme se rapprocherait du singe. Les critères esthétiques sont associés à une échelle de civilisation, dans laquelle les « races primitives » (p. 243) sont animalisées, bestialisées. Au centre de l’épisode, Gérard propose l’« examen » rapide d’un groupe de négresses « aux airs sauvages fort curieux ». Surpris, voire « écœuré », par leur chevelure épaisse et graisseuse, ainsi que par leurs corps noirs tatoués et incisés, il les situe aux frontières mêmes de l’humanité et mobilise la comparaison avec le singe :      

À voir ces formes malheureuses, qu’il faut bien s’avouer humaines, on se reproche philanthropiquement d’avoir pu quelquefois manquer d’égards pour le singe, ce parent méconnu que notre orgueil de race s’obstine à repousser. Les gestes et les attitudes ajoutaient encore à ce rapprochement, et je remarquai même que leur pied, allongé et développé sans doute par l’habitude de monter aux arbres, se rattachait sensiblement à la famille des quadrumanes. (p. 224)

Ces critères sont déterminants dans le choix de l’esclave, le futur propriétaire allant jusqu’à réclamer une « teinte noire moins prononcée » (p. 222). Se conformant aux canons esthétiques occidentaux, il mène une véritable « quête de la blancheur » dans ce marché qui « offr[e] toutes les nuances possibles de couleur et de forme » (p. 220). Par ailleurs, la perfection artistique semble également s’être nichée dans la délicatesse des traits, se référant ainsi à l’idéal antique de la statuaire :    

Dans une grande salle aux lambris sculptés qu’enrichissaient encore des restes d’arabesques peintes et dorées, je vis rangées contre le mur cinq femmes assez belles, dont le teint rappelait l’éclat du bronze de Florence ; leurs figures étaient régulières, leur nez droit, leur bouche petite ; l’ovale parfait de leur tête, l’emmanchement gracieux de leur col, la sérénité de leur physionomie leur donnaient l’air de ces madones peintes d’Italie donc la couleur a jauni par le temps. C’étaient des Abyssiennes catholiques, des descendantes peut-être du prêtre Jean ou de la reine Candace. (p. 243)

Lamartine, ayant lui aussi recours à la comparaison, invoquait déjà cette beauté antique :  

Le plus remarquable était une troupe de jeunes filles d’Abyssinie, au nombre de douze ou quinze ; adossées les unes aux autres comme ces figures antiques de cariatides qui soutiennent un vase sur leurs têtes […]. Ces visages étaient en général d’une grande beauté : les yeux en amande, le nez aquilin, les lèvres minces, le contour ovale et délicat des joues, les longs cheveux noirs luisants comme des ailes de corbeaux. (p. 726-727)

Alors que Gérard semble se détacher difficilement de ses propres repères, confondant sa quête du Féminin dans une éternelle quête du même, Lamartine, moins influencé par les théories racialistes encore en gestation, valorise l’authenticité et le pittoresque :

Une de ces Géorgiennes était d’une beauté accomplie : les traits délicats et sensibles, l’œil doux et pensif, la peau d’une blancheur et d’un éclat admirables. Mais la physionomie des femmes de ce pays est loin du charme et de la pureté de celles des Arabes : on sent trop le Nord dans ces figures. (p. 730)

Poursuivant sa quête incessante d’une beauté absolue et « pure », Lamartine préfigure ici la posture décentrée, antimoderniste et primitiviste d’un Théophile Gautier[18].  

Dans son rapport au discours dominant, le texte de Nerval semble néanmoins plus complexe : son fonctionnement polyphonique invite à dépasser un premier niveau de lecture qui consisterait à identifier dans cet épisode les « premières manifestations d’[un] racisme littéraire » dont Nerval serait, selon Roger Botte, « le précurseur en France[19] ». Conscient de ses implications idéologiques, Nerval semble utiliser la notion de race pour imposer, a contrario, sa posture décalée et décentrée. Contre toute attente (lui-même évoque son « goût de l’étrange et de l’imprévu »), il choisit d’acheter une esclave javanaise, appartenant à « la race jaune ». Par ce geste, il refuse toute position extrême qui consisterait à choisir entre le noir (acheter une négresse) et le blanc (acheter une circassienne). Selon Sarga Moussa, ce choix révèle le refus d’un « exotisme de la pureté ethnique », au profit d’une « anthropologie imaginaire fondée sur l’idée de mélange[20] ». La confrontation des positionnements racialistes respectifs de Lamartine et de Nerval révèle une divergence de postures (entre métissage et primitivisme) manifestant une volonté commune de se détacher du discours dominant.

 

La visite du marché aux esclaves répond ainsi, dans la première moitié du XIXe siècle, à un certain nombre de conventions. Malgré l’aversion pour les touristes que les voyageurs romantiques expriment à l’unisson, les récits de voyage, et plus tardivement les guides, ont fait de ce lieu un espace et une attraction touristique, au même titre que l’excursion dans les pyramides de Gizeh. Cette curieuse fascination pour un lieu où l’on « trafiqu[e] la chair humaine[21] » est tant bien que mal rattrapée par les impératifs moraux et politiques qui déterminent le discours du voyageur dans un contexte majoritairement abolitionniste. Si cet aspect « convenu » se manifeste au niveau du contexte, il faut également prendre en compte le cotexte : chaque texte repose sur des effets de reprise et des jeux de variation. En tant que dispositif littéraire, le récit de voyage autorise la distanciation et la polyphonie. Ainsi l’écrivain-voyageur peut-il se détacher des conventions littéraires, morales et politiques pour ouvrir la voie à un discours plus tolérant et altruiste qui pourrait porter les germes d’un journalisme ethnographique à la Kessel[22].

Une du journal Le Matin 8 juin 1930

Le Matin, 8 juin 1930

 

Bibliographie indicative

 

Corpus primaire :

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient [1835], Paris, Gallimard, 2011.

Gérard de Nerval, Voyage en Orient [1851], Paris, Gallimard, 1998.

 

Autres textes cités :

Marie-Théodore Renoüard de Bussierre, Lettres sur l’Orient écrites pendant les années 1827 et 1828, Paris, Levrault, 1829, 3 tomes.

Auguste-Louis, comte de Forbin, Voyage dans le Levant en 1817 et 1818, Paris, Imprimerie royale, 1819.

Alphonse de Lamartine, La France parlementaire (1834-1851), Œuvres oratoires et écrits politiques, Paris, A. Lacroix, 1864. 

Joseph Michaud et Joseph Poujoulat, Correspondance d’Orient 1830-1831, Paris, Ducollet, 1833, 7 tomes.

Corpus secondaire :

Mouna Alsaid, « L’image de l’Orient chez quelques écrivains français (Lamartine, Nerval, Barrès, Benoit). Naissance, évolution, déclin d’un mythe orientaliste de l’ère coloniale », thèse de doctorat, Université Lumière, Lyon 2, soutenue en 2009.

Mina Apic, « Le Voyage en Orient de Gérard de Nerval en tant que remise en question de la perspective eurocentriste », Revista de Filologia Romanica, n°33, 2, 2016, p. 257-275.

Pascal Blanchard (dir.), Nicolas Bancel (dir.), Gilles Boëtsch (dir.), Christelle Taraud (dir.) et Dominic Thomas (dir.), Sexe, race et colonies. La domination des corps du XVe siècle à nos jours, Paris, La Découverte, 2018.

Roger Botte, « Des européens au marché aux esclaves : stade suprême de l’exotisme ? Égypte, première moitié du XIXe siècle », Journal des africanistes [En ligne], 86-2, 2016. URL : http://journals.openedition.org/africanistes/5061 (dernière consultation : 31 mai 2021).

Jean-Michel Deveau, Femmes esclaves, d'hier à aujourd'hui, Paris, France Empire, 1998.

Frédéric Hitzel, « L’esclavage en territoire ottoman à l’époque moderne », Couleurs de l’esclavage sur les deux rives de la Méditerranée (Moyen Âge – XXe siècle), sous la direction de Roger Botte et Alessandro Stella, Paris, Karthala, 2012, p. 263-282.

Daniel Lançon (dir.) et Sarga Moussa (dir.), L’Esclavage oriental et africain au regard des littératures, des arts et de l’histoire (XVIIIe-XXe siècles), Paris, Presses de la Sorbonne Nouvelle, 2019.

Bernard Lewis, Race et esclavage au Proche Orient [1990], trad. de l’anglais. par Rose Saint-James, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des Histoires », 1993.

Sarga Moussa, « V. La scène du marché aux esclaves dans le Voyage en Orient et dans un discours politique de Lamartine en 1835 », éd. Aurélie Foglia, Lamartine ou la vie lyrique, Paris, Hermann, 2018, p. 81-90.

Sarga Moussa (dir.), Littérature et esclavage, Paris, Desjonquères, 2010.

Sarga Moussa « La couleur des esclaves dans le Voyage en Orient de Nerval », La Perspective interdisciplinaire des études françaises et francophones, Anna Kieliszczyk (dir.) et Ewa Pilecka (dir.), Pruszków, Leksem, 2009, p. 213-221.

Frédéric Regent, La France et ses esclaves, de la colonisation aux abolitions (1620-1848), Paris, Grasset et Fasquelle, 2007.

Nelly Schmidt, L'abolition de l'esclavage : 5 siècles de combats (XVIe/XXe siècles), Paris, Fayard, 2008.

 

[1] Joseph Michaud, Correspondance d’Orient, t. II, Paris, Ducollet, 1833, p. 392.

[2] Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, Paris, Gallimard, 2011, p. 725. L’épisode en question apparaît dans la section intitulée « Constantinople » du tome III (p. 725-731). Toutes les références à cette œuvre renverront désormais à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.

[3] Gérard de Nerval, Voyage en Orient, Paris, Gallimard, 1998, p. 220. L’épisode en question occupe l’intégralité du chapitre intitulé « Les Esclaves » de la section Les Femmes du Caire (p. 212-245).  Toutes les références à cette œuvre renverront désormais à cette édition ; elles seront indiquées dans le texte.

[4] C’est un topos qui s’est également répandu en peinture, on pense notamment au célèbre « Marché d’esclaves » d’Horace Vernet. Voir Fig. 1.

[5] « Scènes de la vie égyptienne. — Les Femmes du Caire. — II. — Les Esclaves, par M. Gérard de Nerval », La Revue des Deux Mondes, t. 15, 1846, p. 5-38.

[6] Sur la diversité des couleurs de l’esclavage méditerranéen, voir Bernard Lewis, Race et esclavage au Proche Orient [1990], trad. de l’anglais. par Rose Saint-James, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des Histoires », 1993.

[7] Roger Botte, « Des européens au marché aux esclaves : stade suprême de l’exotisme ? Égypte, première moitié du XIXe siècle », Journal des africanistes [En ligne], 86-2, 2016. URL : http://journals.openedition.org/africanistes/5061 (dernière consultation : 31 mai 2021).

[8] Comte de Forbin, Voyage dans le Levant, Paris, Imprimerie royale, 1819, p. 80.

[9] Sur les zoos humains, voir Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo et Sandrine Lemaire (dir.), Zoos humains : Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, « Poche/Sciences humaines et sociales », 2004.

[10] Joseph Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., p. 396.

[11] Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, op. cit., p. 726.

[12] Voir Sarga Moussa, « La chaîne de l’esclavage dans les Lettres persanes », Littérature et esclavage, Paris, Desjonquères, p. 50-59.

[13] Notes au Voyage en Orient de Nerval, op.cit., p. 874.

[14] Sarga Moussa, « La couleur des esclaves dans le Voyage en Orient de Nerval », La Perspective interdisciplinaire des études françaises et francophones, Leksem, 2009, p. 213-221.

[15] Joseph Michaud, Correspondance d’Orient, op. cit., p. 407.

[16] Voir Malek Chebel, L’esclavage en terre d’islam, Paris, Fayard, 2007.

[17] Roger Botte, « Des européens au marché aux esclaves : stade suprême de l’exotisme ? Égypte, première moitié du XIXe siècle », art. cit.

[18] Si Théophile Gautier pose les bases de cette « quête esthétique » dans sa très célèbre préface à Mademoiselle de Maupin [1835], il la poursuit dans un certain nombre de ses récits de voyage. Voir notamment Constantinople [1853], éd. Sarga Moussa, Paris, La Boîte à Documents, 1990. On peut également se référer à un article de Sarga Moussa, « Éloge du divers : anthropologie et esthétique dans les voyages méditerranéens de Gautier », Romantisme, n°114, « L’expérience du relatif », 2001, p. 51-60.

[19] Ibid.

[20] Sarga Moussa, « La couleur des esclaves dans le Voyage en Orient de Nerval », op. cit.

[21] Expression empruntée à Renoüard de Bussierre, Lettres sur l’Orient pendant les années 1827 et 1828, Paris, Levreau, 1829, p. 308.

[22] Entre mai et juin 1930, Joseph Kessel publie une série de reportages dans Le Matin sur le commerce d’esclaves dans la Corne de l’Afrique et en Arabie.

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