Maurice et Eugénie de Guérin : la fratrie au cœur de l’écriture diaristique

Malek Khbou

02/11/2015

Globalement, dans leurs dimensions esthétiques et poétiques, le journal de Maurice et celui de sa sœur Eugénie de Guérin continuent de faire piètre figure au sein du milieu universitaire puisqu’aujourd’hui, on ne connaît ce nom que dans des cercles restreints : des cénacles littéraires (par exemple ceux qui élaborent les anthologies des journaux intimes) ou le cercle de l’Association des Amis des Guérin, fondée dès 1933. Pourtant, entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle, ce nom n’était un mystère pour personne. En effet, si le nom des Guérin a été boudé par la scène littéraire, ces deux écrivains ont eu leur heure de gloire.

« Ces deux vies minuscules1 » ne sont pas ponctuées de scandales : peu d’événements et qui, pour la plupart, ne dépassent pas le cercle étroit des préoccupations familiales. Maurice de Guérin est né en 1810 au château du Cayla dans le Tarn. Sa sœur, Eugénie, est de cinq ans son aînée. Après la mort de Madame de Guérin en 1819, Eugénie de Guérin se prend d’une tendre affection maternelle pour le jeune frère. C’est le point de départ d’une relation fusionnelle. En 1828, alors que Maurice de Guérin vient de s’installer à Paris pour faire des études de droit, il demande à sa sœur de tenir pour lui un journal régulier de ses impressions, de ses pensées et des faits divers de sa vie quotidienne. S’établissent alors entre eux deux correspondances : l’une ouverte à tous (les lettres) et l’autre secrète (le journal intime). Les lettres envoyées publiquement pouvaient être lues par les membres de la famille et par les amis. Ce que demande parallèlement Maurice de Guérin à sa sœur, c’est « un mémorandum qui respire un parfum si vrai de pensées secrètes et de trésors furtifs2 ». L’écriture de l’intime est un moyen, selon lui, de prolonger la correspondance publique (ouverte à toute la famille) et de la développer :

Je te ferai connaître mes sensations, mes réflexions, ce qui occupe habituellement mes pensées. J’ose croire que ces détails ne seront pas sans intérêt pour toi ; je t’invite à me faire part aussi de ce qui se passe en toi, si cela ne t’ennuie pas. Pour moi, il me semble que nous ne saurions avoir de correspondance plus intéressante ; car je pense que pour s’aimer, il faut se connaître parfaitement, et je ne conçois pas de plus grand charme dans la vie que cette communication de deux cœurs qui versent mutuellement l’un dans l’autre tous leurs secrets, tous leurs sentiments3.

Le Journal d’Eugénie de Guérin commence en 1834 et s’interrompt en 1841. Eugénie de Guérin déclare : « c’est l’imprimerie cachée de mon âme qui se fait sur ce cahier4. » Simultanément, Maurice de Guérin entame la rédaction d’un journal, « papier étroit qui sera le messager de [son] cœur5 », qu’il nommera son Cahier Vert6 en 1832 et qu’il abandonne en 1835 sans donner de véritables raisons7. Il serait intéressant de superposer ces deux journaux et d’établir un lien entre eux : le fil conducteur de cette double lecture sera la relation adelphique. L’écriture des Guérin aussi bien que la réception des deux journaux ont été largement tributaires de ce lien.

En fait, si l’on regarde aujourd’hui la postérité des Guérin, leur destinée littéraire semble largement nouée autour de leur biographie. La vie de Maurice et d’Eugénie de Guérin a sollicité bien plus l’attention du public que leur œuvre ou leur style. En effet, c’est le décès très précoce et tragique du frère (mort à l’âge de 29 ans) qui fascine finalement le plus les critiques et qui jette de l’ombre sur l’œuvre de ce poète8, inconnu ou méconnu de la scène littéraire. Eugénie de Guérin, quant à elle, attire l’attention des lecteurs parce qu’elle est considérée comme l’une des premières figures féminines de l’écriture diaristique.

Il faudra donc étudier la fratrie dans le journal intime et la manière dont elle se construit à travers l’écriture diaristique. Les deux journaux ont été édités et réceptionnés comme un exemple édifiant de fratrie. On interrogera la réception des deux œuvres et la construction de ce mythe littéraire qui puise ses références dans le modèle chrétien de la fratrie tel qu’il a été construit par Barbey d’Aurevilly, l’éditeur des journaux et le créateur de cette représentation des Guérin absolument topique aujourd’hui. On tentera ensuite d’expliquer comment les différentes manipulations (censure, réécriture) du texte guérinien finissent par donner naissance à une véritable fiction. Pour finir, on montrera que la déconstruction du mythe de la fratrie, que nous souhaitons en fait initier dans notre thèse, peut aboutir à une nouvelle lecture du journal intime.

0.Les journaux des Guérin : exemple édifiant de la fratrie

1.La publication de l’œuvre

Commençons d’abord par rappeler les conditions d’édition parfois rocambolesques des deux journaux. Après le décès de Maurice de Guérin en 1839, Eugénie de Guérin avait pour projet de réunir les textes de son frère et de les publier. Mais trois ans plus tôt Maurice de Guérin avait fait un autodafé de tous les manuscrits et textes qu’il avait en sa possession. Seul le Cahier Vert avait été confié9 à son ami Paul Quemper en Bretagne. Celui-ci avait emporté le texte avec lui en Amérique. Il ne rentra en France qu’en 1841 et remit le manuscrit à Barbey d’Aurevilly, ami très proche des Guérin. Eugénie prit la décision d’éditer le Journal, dont elle n’avait lu que quelques extraits, dans le but de glorifier l’image de son frère et de lui rendre un dernier hommage. Elle décida de placer dans la préface quelques extraits de son Journal. Elle mourut en 1848 sans avoir pu réaliser son projet parce que Barbey avait refusé de lui remettre le manuscrit. Pris de remords quelques années plus tard, il décida alors de demander à Trébutien, un éditeur renommé, de publier les deux journaux des Guérin. Le projet éditorial fut ambitieux : publier les deux textes dans le but de mettre sur un piédestal cette fratrie.

La décision de publier le journal d’Eugénie de Guérin avant celui de son frère se base sur la logique suivante : pour assurer la gloire littéraire de Maurice, il faut « investir » (le mot est de Barbey dans une lettre à l’éditeur) dans la publication d’Eugénie de Guérin. Les éditeurs sont persuadés que le succès des deux journaux dépend du lien adelphique : leur objectif est de toucher la sensibilité du lecteur à travers l’image de la sœur aimante et bienveillante qui dédie tout son journal à son frère. Si Barbey écrit à Trébutien : « Tout le monde comprend une sœur qui pleure son frère10 », c’est qu’il a compris que le succès du journal de Maurice de Guérin dépend de celui de sa sœur. Pour transformer le texte privé en une œuvre littéraire capable d’attirer le lecteur, il faut parler d’Eugénie et de Maurice, il faut chercher à les atteindre dans ce qui les unit : la fratrie.

2.La modification de l’œuvre

Barbey d’Aurevilly et Trébutien ont abondamment remanié le journal d’Eugénie de Guérin : ils ont réécrit des passages entiers afin de l’adapter à leur projet. Sur le manuscrit original, Barbey a fait des transformations : des ratures larges et appuyées à l’encre très noire qui dénotent une volonté bien arrêtée de rendre le texte primitif à peu près impossible à déchiffrer11. Il écrit le 21 août 1855 : « Les deux passages d’Eugénie […] peuvent être supprimés. Voici pourquoi. Ils n’apportent que du trouble dans l’esprit du lecteur […] Lavons notre linge sale en famille, disait Napoléon12. » Le Journal d’Eugénie contenait des propos jugés désobligeants pour la famille Guérin. Même si elle approuvait la publication, il était hors de question de communiquer de telles révélations hors de la sphère privée. Les passages biffés se rapportent aux gens d’Andillac, à Barbey, à des amis de la famille. Notons que le titre définitif de l’édition de 1864 est : « journal publié avec l’assentiment de sa famille. » C’est sous prétexte de protéger la vie privée que l’œuvre a été censurée. Plusieurs personnes citées dans les deux journaux vivaient encore lors de la publication, une partie du manuscrit fut alors sciemment détruite par la famille, l’éditeur et les amis, d’autres parties ont subi des corrections par gommage, des réécritures et des coupures spectaculaires.

Barbey d’Aurevilly supprime notamment des passages où Eugénie de Guérin lui témoigne son amour. Ces passages figurent dans l’édition de 1864 mais sont absents de l’édition de 1855 :

Être à sa place pour vous, comme vous êtes à la sienne pour moi, c’est tout ce que je désire et que je trouve de consolant dans l’isolement où m’a laissée sa perte. […] Pour vous, mon second frère, qui ferez bien, je crois, quelque chose pour moi13.

Il s’agit chaque fois de couper des éléments considérés comme gênants (essentiellement pour Barbey) au point de défigurer l’œuvre. Non seulement les passages qui « n’apportent que du trouble dans l’esprit du lecteur » sont supprimés, mais sont comblés également par les éditeurs et les lacunes et ratures qui figurent dans le manuscrit original. Trébutien, après sa rupture avec Barbey d’Aurevilly, ne voudra assumer aucune responsabilité dans la modification du texte original. Selon lui, les suppressions de la première édition sont le résultat de « circonstances indépendantes de sa volonté14 ». Ces retouches, ces amputations du manuscrit, ces ajouts transforment le journal et le modifient : car ce qui compte avant tout c’est de montrer la relation fusionnelle entre le frère et la sœur.

En ce qui concerne le Cahier Vert, il a été publié en 1862. L’éditeur insiste sur le fait qu’aucune modification n’a été apportée au manuscrit original. Trébutien le publie « tout entier, sans retranchements d’aucune sorte15 ». Cependant, malgré ces affirmations, le Cahier Vert n’échappe pas, lui non plus, à la censure. Celle-ci concerne la situation matérielle du Cayla, les problèmes de subsistance à Paris et les considérations politiques et religieuses qui l’éloignèrent peu à peu de l’orthodoxie convenue. Trébutien juge judicieux de supprimer des extraits d’une lettre envoyée par le frère le 21 juin 1833 contenant une évocation des infortunes familiales. Trébutien écrit : « Leur caractère confidentiel ne permet pas de les transcrire en entier. Pour tout ce qui touche aux détails intimes de la vie domestique, il y a des limites où la curiosité des plus légitimes doit s’arrêter16. » Les inquiétudes de la famille amènent les éditeurs à retoucher le texte et à supprimer toute trace d’irréligiosité.

3.La publication et le succès de l’œuvre

En décembre 1855, cinquante exemplaires du Journal d’Eugénie sont édités sous le titre de Reliquae. Ces exemplaires visaient à voir la réaction du public et à anticiper sur la réception de l’œuvre : « Le placement de chaque exemplaire de notre volume doit être un placement d’usurier de génie. Il doit nous rapporter deux cents pour cent ou nous serions des imbéciles17 », précise Barbey à l’éditeur. Le succès de l’œuvre est incontestable : entre 1864 et 1935, le Journal d’Eugénie de Guérin ne connaît pas moins de 59 éditions et rééditions. L’éditeur G.S Trébutien explique à Marie (la petite sœur de Maurice et d’Eugénie de Guérin) qu’on lui demande des traductions18 en hollandais (1868), en allemand (1869) et en polonais (1870). Le Journal de la sœur sera même édité à Londres et à New-York19. La Revue du Monde Catholique fait paraître 40 extraits du journal, de même La Revue d’économie chrétienne publie des extraits en août 1864. L’Académie française couronne le Journal d’Eugénie de Guérin en 1863.

En ce qui concerne le Cahier Vert, sa publication connaît aussi un grand succès. Il sera édité plusieurs fois comme le journal de la sœur. Mais, sur la scène littéraire, Maurice de Guérin est connu davantage comme poète (l’un des créateurs du poème en prose) que comme diariste. Cependant, le lien entre son Journal et ses poèmes en prose permet de tisser une « correspondance avec l’âme de la nature20 ». On retrouvera alors dans le Cahier Vert des thèmes que Maurice utilisera par la suite dans ses poèmes. Le succès des poèmes en prose du jeune écrivain amènera la critique à découvrir ses textes diaristiques même si, durant plusieurs années, les critiques « assign[ent] au poète une place solitaire21 » dans le monde littéraire.

Ce succès reste intimement lié à l’image du couple ; à l’instar de Lucile et René de Chateaubriand, Laure Surville et Balzac, Camille et Paul Claudel, Henriette et Ernest Renan, la fratrie des Guérin fascine en offrant une image idyllique du couple. Trébutien note dans la préface de la première édition du journal d’Eugénie : « c’est l’expression de la tendresse fraternelle qui tient encore la première place dans ce recueil. » Chaque sœur qui voue à son frère un amour infini va s’identifier à l’auteure de ce journal.

0.La construction d’un mythe

1.Le modèle chrétien de la fratrie

Les critiques ont longtemps pensé que les œuvres des Guérin étaient destinées à être rangées dans une Église plutôt que dans les rayons d’une bibliothèque22. En effet, la représentation adelphique dans les deux journaux puise ses références dans le modèle chrétien de la fratrie. L’image de la sœur pieuse et chaste qui ne se marie pas et qui consacre toute sa vie à l’amour de son frère a créé une forme de fascination autour du couple adelphique. L’idéalisation insistante de la fratrie aboutit à une cristallisation de leur image en les fusionnant : ils n’existent plus en tant que deux écrivains distincts mais ils forment un tout, un couple indissociable. François Mauriac, dans une préface de l’édition du Journal d’Eugénie de Guérin pense qu’elle « continue d’exiger que leurs deux destins se confondent23 ». Eugénie de Guérin l’a exigé, certes, mais la critique a sublimé ce couple allant même jusqu’à confondre les deux destins.

Considérés comme des icônes dans le milieu catholique, les Guérin sont des romantiques pieux mais dévorés par la question religieuse, formant un contrepoint au romantisme ironique et désabusé qui occupait la scène littéraire. Les deux journaux mettent en avant le tiraillement entre les valeurs constantes du romantisme (l’évocation de la nature comme refuge, la mélancolie, le lyrisme accentué) et la question religieuse. L’œuvre guérinienne est constamment orientée vers une lecture qui prône les valeurs chrétiennes : « Une œuvre d’art chrétienne capable d’enchanter les cœurs et de faire du bien24 », dira Eugénie de Guérin elle-même. Chaque mot des seize cahiers de son Journal parle de Maurice, glorifie son image et lui rappelle que leur amour est plus fort « sous le regard de Dieu25 ». En s’adressant constamment à son frère même après sa mort, elle consolide sa foi et se rapproche de Dieu. L’écriture devient un autre mode de prière. Elle écrit le 23 janvier 1840 :

Dans cet acte de foi et d’amour est tout mon soutien, toute ma vie, même celle du corps peut-être. Dieu me prend en lui ; et que ne peut l’amour tout-puissant sur une âme qu’il possède ! C’est la consoler d’abord, de ce qu’elle souffre en aimant26.

Les thématiques de la souffrance et de l’amour font partie des piliers du christianisme : Dieu est amour et il faut souffrir pour mériter son amour. La dimension chrétienne de la fratrie donne à Maurice et Eugénie un statut privilégié, une sorte d’aura. À la lecture du Journal, l’image édifiante et religieuse s’érige en exemple puisqu’Eugénie de Guérin répond à un modèle éducatif féminin revendiqué par l’église à cette époque : femme soumise, pieuse, chaste. De même pour le Cahier Vert qui décrit une quête ontologique : les questions que se pose le diariste sur lui-même concernent à la fois l’homme et le créateur. Les deux journaux deviennent alors une forme de confession : une écriture exutoire, un examen de conscience.

2.Diaristes ou personnages romanesques ?

Il existe une « manipulation » de l’œuvre à travers les réécritures et les adaptations du journal. Ces retouches, ces amputations du manuscrit, ces ajouts dont nous avons déjà parlé transforment le journal en une œuvre de fiction. Ce qui compte, c’est moins l’authenticité et la véracité de chaque mot que l’image idéaliste du lien adelphique. Lors de la publication, il y eut même plusieurs rumeurs qui accusaient Barbey d’être l’auteur du Journal. Pour se justifier, il écrit à Trébutien : « Les futés littéraires […] prétendent que je suis l’auteur des lettres d’Eugénie de Guérin. Ils ajoutent, ces hommes sagaces et raisonneurs, qu’Eugénie et Maurice sont des personnages inventés par le romancier d’Aurevilly qui a fait mieux que Joseph Delorme27. » Si de telles rumeurs circulent dans les salons littéraires, c’est que les deux journaux se prêtent à cette lecture : on peut effectivement envisager que Maurice et Eugénie sont des personnages de leurs journaux.

À partir du XXe siècle et en s’inspirant du mythe fraternel chrétien, de nombreux écrivains ont même tenté d’adapter la vie des Guérin au roman. Il s’agit de romans édités qui extraient de la biographie d’Eugénie de Guérin les moments importants de sa vie pour « révéler une autre Eugénie » comme le dit Wanda Bannour, par exemple, dans la préface de son roman Eugénie de Guérin ou une chasteté ardente. Elle note : « J’ai étudié la vie d’Eugénie de Guérin – avec quelle minutieuse, quelle hallucinante précision ! – et je l’ai racontée comme un roman28. » Pour ces écrivains, ce qui compte, c’est « le souci constant du détail ». Ainsi, en s’inspirant des détails donnés dans le journal, l’auteure du roman donnera des précisions sur le physique, sur les vêtements, sur la gestuelle, etc. L’élément biographique est ainsi « instrumentalisé » pour inventer une histoire romanesque avec beaucoup d’amplification et de lyrisme. Prenons comme exemple cet extrait où l’écrivain décrit Eugénie de Guérin :

Se regardait-elle dans un miroir (ce qu’elle ne fait sûrement pas !) qu’elle apercevrait avec déplaisir et chagrin cette « sauterelle » : bras et jambes longs, peu de mollets, hanches et coudes aigus, presque pas de seins, le sternum saillant. Mais quels yeux, yeux de renarde, roux, avec des pépites d’or ! Quel front immense, sublime ! Quelle voix de contralto, quelle suavité29 !

On voit comment on entre ici dans une gnoséologie romanesque, pour reprendre les termes de Marc Angenot, qui fait d’Eugénie de Guérin le type même de la fille ingrate mais jolie en puissance, une sorte de chrysalide, un type romanesque au mépris de la réalité du destin de la jeune fille. Eugénie de Guérin n’est plus alors diariste mais se transforme en personnage principal d’un roman qui relate sa vie.

0.La déconstruction du mythe

1.Antagonisme : fascination/rejet

Les échanges du frère et de la sœur dans leurs journaux respectifs se sont déroulés selon un jeu inattendu de fascination et de rejet, d’attraction et d’exclusion décrivant ainsi un manque de réciprocité qui témoigne d’une inégalité dans la fratrie. Barbey d’Aurevilly a eu beau idéaliser la fratrie, il existe cependant quelques zones d’ombre qui laissent à un chercheur la possibilité de proposer une autre lecture du journal.

D’abord à l’inverse d’Eugénie de Guérin qui dédie tous les cahiers de son Journal à son « bien-aimé frère Maurice30 », le Journal du frère dont la durée d’écriture ne s’étend que sur trois ans (1832-1835) ne mentionne la sœur que rarement. Comment expliquer cette exclusion ? Paradoxalement, pendant la même période, la correspondance entre Maurice de Guérin et sa sœur témoigne du lien indissociable qui les unit. Il lui écrit le 24 mai 1830 : « l’âge où tu as commencé à écrire, il y a des pensées qu’on ne peut garder pour soi : il faut les confier à un ami ou les écrire, souvent l’un et l’autre.31 »

Plus tard, Maurice de Guérin insiste sur l’importance de l’écriture comme acte de confession : « Il faut que je te parle de ma vie, que j’étale à tes yeux toute mon existence, que je retrace trait pour trait cet étrange et bizarre arrangement de pensées, d’actions, d’événements qui font une vie d’homme.32 » Or effectivement, s’il témoigne volontiers de son amour infini pour sa sœur dans sa correspondance, Maurice de Guérin se garde de l’inclure dans son Cahier Vert. A contrario, Eugénie de Guérin s’attache à ce frère pour construire sa propre identité : son Journal, écrit à la deuxième personne du singulier, lui est totalement consacré même après sa mort. La relation à l’autre n’est donc pas vécue selon le même modèle.

2. Remise en cause de l’intime

Deuxième point qui témoigne d’une sorte d’inégalité dans l’utilisation du journal : les deux journaux remettent en cause les principes de l’écriture diaristique tels qu’ils ont été théorisés par Béatrice Didier, Alain Girard ou Philippe Lejeune. Raconter l’intime passe paradoxalement par l’exhibition de soi : Maurice de Guérin lit des extraits de son texte en public ; ses amis corrigent directement sur le manuscrit des passages de son Journal, il intègre des morceaux de ses correspondances dans Le Cahier Vert ; Eugénie de Guérin, quant à elle, montre ses écrits à un prêtre33. La fratrie s’écrit dans un genre qui se réclame de l’écriture intime mais qui défie les règles du secret et de confidentialité puisque plusieurs personnes vont lire « ces épanchements du cœur » du vivant de Maurice et d’Eugénie. La notion d’« intime » devient fragile et perd sa valeur alors même qu’une intime connivence, de l’ordre du secret adelphique, était pourtant revendiquée dans leur correspondance : « Mon ami, je voudrais bien avoir une lettre de toi ; celle d’aujourd’hui est pour tous, et c’est de l’intime qu’il me faut. L’amitié se nourrit de cela.34 » Mais c’est peut-être là que réside l’originalité de cette relation. Ce flottement entre le secret et le public donne de la valeur à l’écriture diaristique. Eugénie de Guérin cherchera même à publier son Journal, on l’a dit. Elle écrit à son frère : « Si je meurs avant toi, je te le lègue. Ce sera à peu près tout mon héritage, mais ce legs de cœur aura bien quelques prix pour toi.35 » Mais Maurice de Guérin mourut le premier, et sa sœur n’eut aucune hésitation à publier le Cahier Vert, ce journal qui était censé rester privé36.

3.Construction d’une nouvelle identité

On constate donc finalement une profonde dissonance, voire une discordance entre les deux journaux. Certes, Eugénie de Guérin nourrit sa vie et son journal d’abord du dialogue avec son frère, puis à sa mort, elle fait de son journal un monument à la gloire du souvenir du frère défunt.

Mais la redistribution des identités finit par créer un conflit sous-jacent en désamorçant le lien indéfectible et en créant des failles : l’écriture de soi et de l’autre aboutit curieusement à l’exclusion de l’autre. Cette mise en scène de la fratrie mène à une illusion. Il faudra libérer Maurice et Eugénie du mythe familial dont ils sont prisonniers. Quand Eugénie de Guérin écrit : « Point de lettre, tu es bien méchant de ne pas m’écrire, à moi qui t’écris partout37 », ne révèle-t-elle pas un conflit fraternel sous-jacent ? La fratrie était le prétexte pour écrire (chacun écrit un journal à la demande de l’autre) mais nous pensons qu’Eugénie et Maurice ont fini par se détacher, peu à peu, l’un de l’autre. Le lien familial qui fut le motif de l’écriture avait fini par l’étouffer : « Une lettre me dit “Maurice tousse”. Depuis, j’ai cette toux en moi, j’ai mal à la poitrine de mon frère.38 » L’écriture diaristique se transforme en un acte performatif qui mimerait la fusion mais peut-être aussi une confrontation violente. Eugénie de Guérin, à partir de 1839, ne parle que de la mort du frère. Ce leitmotiv crée une parole monotone, répétitive qui n’arrive plus à progresser. L’écriture de l’autre finit par s’étouffer. Virginia Woolf qui donne une sœur à Shakespeare (« laissez-moi imaginer […] ce qui serait arrivé si Shakespeare avait eu une sœur merveilleusement douée, appelée, mettons Judith39 ») montre que, pour elle, la seule solution est de se donner la mort. De même pour Eugénie de Guérin : pour pouvoir se libérer du poids du mythe adelphique, elle choisit Barbey d’Aurevilly comme « frère par substitution » ou « frère de cœur » comme elle le dit et lui adresse quelques cahiers de son Journal. La fratrie est alors vécue à trois, témoignant ainsi de la déconstruction du couple frère-sœur. Choisir Barbey d’Aurevilly, c’est tuer le frère, comme on tue le père.

La fratrie est certes au cœur du Journal d’Eugénie de Guérin et du Cahier Vert de Maurice de Guérin dans la mesure où elle définit les rapports à l’autre et surtout à soi, mais nous avons souhaité démontrer qu’il faut se débarrasser du mythe pour juger de la singularité d’abord, et de la littérarité des deux journaux ensuite. Pour pouvoir opérer un véritable examen de la littérarité des deux journaux, il faut passer le mythe adelphique au second rang. Même si les deux textes se complètent, ils gardent chacun leurs particularités et jettent sur le monde des regards différents. Pourtant leur réception repose sur plusieurs idées préconçues que nous allons nous appliquer à déconstruire : un couple adelphique idéal, sans tensions et sans rivalités, un catholicisme modèle conforme aux dogmes et aux pratiques préconisés par l’Église, une répartition non problématique des rôles genrés (à la fille serait dévolu l’intervention dans la sphère intime, au garçon la sphère publique ; une non-aspiration des femmes à la gloire littéraire). Ce regard absolument unique que le XIXe siècle nous offre sur l’intimité d’une fratrie permet donc de revenir sur des préjugés tenaces au sujet de l’intimité des consciences. Nous espérons proposer une relecture des deux journaux des Guérin qui diffère des approches biographique et religieuse et permet une revalorisation littéraire de ces textes.

Notes et références

  • 1 Selon la formule de Pierre Michon.
  • 2 Maurice de Guérin, Journal, lettres et poèmes publiés avec l’assentiment de sa famille, par G.S Trébutien et précédés d’une étude biographique et littéraire par M. Sainte-Beuve de l’Académie française, vingt-neuvième édition, Paris, Librairie Lecoffre J. Gabalda et fils Éditeurs, 1932, p. 137.
  • 3 Ibidem.
  • 4 Cité par Wanda Bannour, La vie chrétienne d’Eugénie de Guérin, Paris, Albin Michel, 1983, p. 54.
  • 5 Lettre à sa sœur rédigée à Paris, octobre 1828.
  • 6 Le journal est nommé ainsi par ce que la couverture est verte.
  • 7 Suite au décès de Marie de la Morvennais, amie et confidente de Maurice de Guérin, il interrompt brusquement son journal. Les problèmes de Lamennais avec l’église sont aussi une raison possible vu l’amitié qui unissait les deux hommes. Le Cahier Vert aurait pu disparaître dans un autodafé que fit Maurice de Guérin en 1836 de tous ses manuscrits et documents qu’il avait en sa possession. Le Journal avait été confié (prêté ou abandonné) à son ami Paul Quemper en Bretagne en 1836. Celui-ci ne rentre en France qu’en 1841. Il confie le manuscrit à Barbey. Une copie est faite en août 1841 par Auguste Chopin. Eugénie de Guérin meurt en 1848 sans avoir pu reprendre le manuscrit mais elle a lu quelques extraits. En 1853, Barbey envoie le manuscrit à Trébutien qui le conserva jusqu’à 1870. Le bibliothécaire Sauvage découvre le manuscrit par hasard : il servait à caler le pied d’une table boiteuse. Sa veuve en fait cadeau au Musée du Cayla en 1955.
  • 8 Maurice de Guérin est l’auteur de plusieurs poèmes en prose : La Bacchante, Glaucus et Le Centaure. Sand publiera en 1842, dans la Revue des Deux Mondes, un article pour faire l’éloge de Maurice de Guérin.
  • 9 Des critiques supposent que le Journal a été abandonné ou prêté à Quemper. La correspondance de Maurice de Guérin ne permet pas de connaître les véritables circonstances du départ du Cahier Vert vers l’Amérique.
  • 10 Lettre datant du 28 octobre 1855.
  • 11 Émile Barthès, Eugénie d’après des documents inédits, tome 2, après la mort de son frère Maurice de Guérin, Paris, Librairie J.Gabalda et fils Éditeurs, 1929, p. 37.
  • 12 Barbey d’Aurevilly, Correspondances générales, tome VI (1857-1865), Paris, Annales littéraires de l’Université de Besançon, 1986, p. 245-255.
  • 13 Lettre du 2 avril 1840.
  • 14 Ces déclarations sont rapportées par Émile Barthès.
  • 15 Lettre de Barbey d’Aurevilly à Trébutien le 29 mai 1858.
  • 16 Préface de la première édition du Journal de Maurice de Guérin.
  • 17 Lettre de Barbey à Trébutien, citée par Christine Planté, « L’intime comme valeur publique. Les lettres d’Eugénie de Guérin », dans La Lettre à la croisée de l’individuel et du social, Paris, Kimé, 1994, p. 84.
  • 18 Emile Barthès, op.cit., p. 295.
  • 19 Voir la thèse de Mathilde King, La fortune littéraire du Journal d’Eugénie de Guérin au Québec : intertextualité et formes de l’intime (1850-1950), thèse soutenue à l’Université du Québec à Trois-Rivières, septembre 1998, 362 p.
  • 20 Maurice de Guérin, op.cit., p. 39.
  • 21 Bertrand Suzanne, Le poème en prose de Baudelaire jusqu’à nos jours, Paris, Librairie Nizet, 1994, p. 86.
  • 22 Nous empruntons cette métaphore à Émile Barthès.
  • 23 Préface de François Mauriac dans Maurice et Eugénie de Guérin, Mercure de France, 1965, p. 13.
  • 24 Eugénie de Guérin, Journal, texte complet par M. Émile Barthès, soixantième édition allégée et illustrée, Albi, Atelier Professionnel de l’orphelinat Saint-Jean, 1977, p. X.
  • 25 Nous empruntons cette expression à Eugénie de Guérin, op.cit., p. 225.
  • 26 Eugénie de Guérin, op.cit., p. 253.
  • 27 Lettre datant du 17 juin 1856, cité dans les Correspondances, T.V, p. 148.
  • 28 Ibid., p. 2.
  • 29 Bannour Wanda, op.cit., p. 63.
  • 30 Extrait d’une épigraphe du Journal d’Eugénie de Guérin.
  • 31 Maurice de Guérin, op.cit., p. 147.
  • 32 Ibid., Lettre du 6 janvier 1832, p. 156.
  • 33 Toutes ces informations ont été confirmées dans la correspondance de Barbey avec Trébutien, dans le Cahier Vert et dans diverses critiques.
  • 34 Maurice de Guérin, op.cit., p. 204.
  • 35 Wanda Bannour, op.cit., p. 79.
  • 36 Rappelons que Maurice de Guérin a brûlé tous ses textes et n’a jamais voulu publier son Journal.
  • 37 Eugénie de Guérin, op.cit., p. 239.
  • 38 4 juin 1834.
  • 39 Virginia Woolf, Une chambre à soi, traduit de l’anglais par Clara Malraux, Paris, Denoël, 1992, p. 70.

Site Drupal adapté par Pierre-Carl Langlais.

ISSN  2534-6431