De la mémoire critique : « Penser le manque » entre « revenance », narrativité et réflexivité dans L’ombre des choses à venir de Kossi Efoui

Canissius Allogho

14/04/2014

Qu’est-ce que la mémoire ? Qu’est-ce que le manque ? Selon les dictionnaires, le terme de mémoire renvoie à « la fonction psychique consistant dans la reproduction d’un état de conscience passé avec ce caractère qu’il est reconnu pour tel par le sujet1
 ». Aussi désigne-t-il à la fois l’« aptitude à se souvenir » et l’« ensemble des souvenirs2
 ». Quant au terme de manque, qu’il soit nom, adjectif ou verbe, il traduit l’idée générale de privation, de défaut, d’absence3
. Il s’entend comme « ce qui n’est pas présent, ce qui a disparu4
 ».

À l’intersection de ces résonances sémantiques, on peut se poser la question suivante : la mémoire ou cette part de passé de nous-mêmes ne se comprend-t-elle pas comme un monde absent et par conséquent un monde qui nous manque ? Notre travail traitera la problématique de la mémoire comme ce qui de nous-mêmes se manifeste sans cesse dans le langage de l’énigme.

Mais « penser le manque » est déjà une question blanchotienne et ameisienne. Quand l’un dit que « [p]enser, c’est toujours apprendre à penser le manque qu’est aussi la pensée, et, parlant, à préserver ce manque en l’amenant à la parole5
 », l’autre estime que « [n]ous sommes faits de mémoire. De l’empreinte en nous de ce qui a disparu […]. Et avant de construire, nous reconstruisons […]. Nous nous rapproprions ce qui nous a été transmis et dont nous éprouvons le manque6
 ». Dans le même cheminement, en suivant la trajectoire du personnage-narrateur de Kossi Efoui7
, nous souhaitons envisager le manque comme la trace qui donne à penser, et plus encore, comme le lieu où le vivant habite, mais aussi où il est absent. Cela revient à poser le problème de la mémoire non seulement comme ce qui manque, mais aussi comme ce qui, dans les termes d’une herméneutique du soi, conduit à une réflexion ontologique, éthique et politique de la souvenance.

Notre curseur analytique ouvrira trois fenêtres : la première «Penser le manque » autour de la « revenance » examinera les souvenirs individuels et collectifs en explicitant comment ils peuvent témoigner du passé et de l’histoire face à un État-pouvoir qui s’arroge le droit de gouverner les mémoires. La seconde fenêtre « Dire le manque. Entre mémoire et narrativité » montrera comment l’intelligence des formes et des structures travaille la question de la discontinuité de la mémoire à la fois comme reconstruction du manque et déconstruction de la mémoire dominante. Enfin la dernière fenêtre « Penser le manque ». Entre mémoire et réflexivité » posera le travail de la mémoire comme la production d’un discours critique et éthique visant la libération de la mémoire individuelle et collective du joug des politiques officielles de la mémoire. Notre hypothèse est que considérer la mémoire comme aventure narrative et herméneutique de ce qui manque, c’est inventer, dans la reconstruction du passé, un souvenir à venir. On soutiendra que la mémoire ouvre un espace, celui du présent, et un temps, celui de l’avenir.

1.« Penser le manque » autour de la « revenance »

Nous savons que la mémoire est faite d’histoires tout comme l’histoire traverse la mémoire. Il est donc indéniable que l’homme qui a un passé a de la sorte des souvenirs. La mémoire renferme quelque chose, et ce quelque chose nous l’appelons avec Jean-François Hamel « revenances8
 », c’est-à-dire le passé qui resurgit à la surface de la mémoire privée, collective ou officielle. Les souvenirs liés à l’enfance peuvent ainsi forger l’identité d’un sujet. C’est pourquoi le cadre familial ou communautaire est souvent le lieu des premières identifications et orientations, et de la confiance en soi. Cependant la relation que l’individu entretient avec son passé n’est pas seulement un rapport de sollicitude ; il peut être aussi un rapport de distanciation et de désaffection. C’est dans cette autre perspective que Kossi Efoui interroge la mémoire comme ce qui manque.

Les figures du manque sont d’abord celles de la mémoire du personnage-narrateur. Parmi elles, on relève la présence in absentia du pater et de la mater. En effet, la voix du père rate la rencontre avec le fils. Elle n’« appète plus le langage9
 ». Elle se signale par le manque ainsi que nous le fait savoir le narrateur :

Mon attention était occupée à traquer le souvenir de cette voix […]. Et rien dans mon souvenir n’a ramené l’empreinte de sa voix […]. Vingt et un ans aujourd’hui, et la seule image qui me revient, c’est un angle mort où disparaît un homme à mon image, un homme à la ressemblance de mon père10
.

Quant à la figure maternelle, elle se donne à lire aussi comme la « part manquante qui laisse irrémédiablement seul11
 ». L’image de la mater ne vient au langage que pour constater et dire son absence. La mémoire de l’orateur apparaît ainsi comme une mémoire déficitaire. Ce qu’elle retient, c’est l’image d’un corps désarticulé. Ce qu’elle évoque, c’est la voix inaudible et malade de la mère, une voix à la « parole défaite et abîmée12
 ». La mémoire du narrateur serait une mémoire où règne l’incomplétude. « La mémoire s’énonce alors presque par défaut, la mémoire dit un défaut de mémoire, le défaut de ne pas se souvenir13
 » du royaume de l’enfance dans son pur jaillissement ou sa pure présence. Toutefois, à la recherche d’une compréhension du soi, d’un soi qui ne semble pas se dire dans la mémoire égologique ou familiale, le narrateur va devoir compter sur les autres. La mémoire, semble-t-il, est à la fois collective et individuelle, car on ne se souvient jamais seul, on se souvient toujours de soi-même avec les autres14
. Les autres dont on se souvient ou qui se souviennent de nous sont d’un secours mémoriel inestimable. Ainsi, des figures assaillent la mémoire par rappel conscient, mais très souvent de manière involontaire. On note à cet effet les multiples micro-récits inhérents à la bouleversante et pathétique histoire des enfants orphelins qu’évoque le narrateur :

Le vent fouettant ma face était une gifle bienveillante qui me forçait à me souvenir que ce n’était pas un rêve, le vent était bruissant d’histoires, que je connaissais bien, des histoires où il était question d’enfants s’étant retrouvés seuls après l’éloignement des parents, qui étaient adoptés de force en haut lieu par des couples distingués qui avaient besoin de jouets. Ou alors ils étaient placés dans des institutions spécialisées où, selon les dires, on leur apprenait à haïr leurs parents15
.

Dans la mémoire du personnage, émergent d’autres figures : celle de Maman Maïs – femme qui se chargeait de recueillir les orphelins et qui, pour les nourrir, se prostituait en échange «  d’une galette de maïs16
 » – ; celle d’Axis Kémal – personnage énigmatique, ami et surtout mentor et précepteur de fortune de l’orateur. Il sera celui-là même qui l’aidera à fuir « l’épreuve de la frontière17
 ». Les souvenirs sont frappés d’ombre et le sujet est sans cesse confronté à l’inconsistance. Mais d’où vient une telle inconsistance?

Pour Kossi Efoui, si la mémoire singulière, et davantage, la mémoire plurielle échouent dans l’évocation du passé et de l’histoire, c’est à cause de l’ingérence du pouvoir. Le problème est celui des rapports complexes que le pouvoir entretient avec la mémoire. Kossi Efoui pense que le politique, en investissant l’espace de la mémoire individuelle et collective, crée les conditions de disparition, d’effacement et d’oubli de la mémoire et de l’histoire. La guerre ou le « temps de l’effraction » est un de ces moyens. Le narrateur dit :

Bientôt vingt et un ans que je suis né. Et mon enfance, il faut dire qu’elle ne fut pas sans histoires. Mais, dit l’orateur, une enfance qui ne fut pas sans histoires, ce n’était pas chose rare pour les enfants de ma génération. En raison des circonstances d’une époque appelée les temps de l’Annexion, ce qui guettait les enfants aux ports de la vie, c’étaient les couvre-feux, la multiplication des barrages, la déprédation des demeures, la raréfaction des hommes, la dépréciation de la vie et, pour finir, la disparition des proches : la relégation des milliers d’hommes en un lieu qu’on connaîtra plus tard sous le nom de La Plantation18
.

Le texte efouien laisse entendre que l’impossibilité de raconter l’histoire, de faire mémoire, vient des manœuvres que le pouvoir met en place pour réguler le corps social. Il s’agit des procédures de contrôle, de châtiments et d’intimidation à savoir : la police, les milices, les écoles, les orphelinats, les institutions de redressement. On pense notamment à l’invention des lieux comme, « l’institution Fer de Lance », à l’édification des centres d’isolement des personnes jugées hors esprit communautaire, aux sites d’esclavage comme « La Plantation ». Mais la violence la plus exercée sur la mémoire consiste en l’effacement définitif des traces. Les tyrannies politiques qui s’arrogent le droit de contrôler le présent en dominant le passé tentent toujours de stopper la transmission en faisant disparaître les objets matériels et les passeurs de mémoire. C’est ce qu’on peut apprendre de ce passage :

« En raison des circonstances, préparez-vous à être momentanément éloigné de vos proches ». Ainsi parlaient, en peu de mots, ceux qui accomplissaient, aux temps de l’annexion, l’œuvre de la disparition […]. « En raison des circonstances, préparez-vous à être momentanément éloigné de vos proches », une qualité de parole aussi forte qu’un sort qu’on te jette, et celui qui avait pouvoir d’en user pour te frapper l’oreille avait aussi le pouvoir de séparer les corps de deux amis devisant sur le trottoir, l’un était enlevé et l’autre laissé seul, de deux amants s’étirant sur une couche, l’un était enlevé et l’autre, rien, une formule laissée derrière, « En raison des circonstances, préparez-vous à être momentanément éloigné de vos proches », une formule qui escamote les formes humaines jusque sur les images photographiques extirpées des cadres que les agents de la disparition arrachaient des murs et brisaient au sol dans un bruit de talon et de verre mélangé, avant de s’en aller avec un ou plusieurs occupants vers une destination dont on avait pas idée19
.

À cette violence s’ajoute la codification de la parole20
. Ainsi, certains événements, mots et sujets sont jugés tabous. Tout ne se dit point. Tout ne s’écrit pas. La parole n’est guère du côté du sujet, mais du côté de l’institution. Le pouvoir n’interdit pas seulement certaines formes de discours, il les manipule aussi. Dans le texte, certains mots ou expressions (territoire, pays, paix, guerre, solidarité, vérité, temps d’annexion, temps de la réappropriation, frontière, histoire, peuple, etc.) sont sans cesse détournés, remaniés et corrompus :

Les choses allaient ainsi, en ces temps-là, selon des dispositions sans cesse revues, corrigées et abondamment augmentées, touchant à l’heure du lever, à l’heure du coucher, à la circulation des hommes, aux sonorités de certains noms dont les listes étaient rendues publiques, aux médicaments, au lait, au sel, au sucre, à l’habillement, au commerce de la parole, à la langue même qui convenait21
.

La modélisation du verbe ou la confiscation de la parole apparaît ainsi comme procédure de contrôle de la mémoire. Le pouvoir canalise le discours et l’oriente selon ses multiples convenances et aspirations. Le discours est rythmé par une fallacieuse organisation sémiotique des signes. Les mots subissent des troncations, des restrictions et des mésinterprétations qui n’en finissent pas de détourner leurs sens véritables. Il faut dire que le rapport du pouvoir avec la mémoire est précisément un rapport hégémonique. Le pouvoir surveille la mémoire et punit tous ceux qui la défendent.

Le problème de la mémoire s’est révélé comme la part manquante du passé. Mais il est apparu que cette part qui, souvent fait défaut à la mémoire singulière, peut néanmoins être rappelée par la mémoire des autres. Le souvenir est à la fois individuel et collectif. Toutefois, cette collaboration entre les mémoires est menacée par la politique des mémoires officielles. Ainsi, la première section de notre travail, en analysant le manque comme la revenance problématique du passé et de l’histoire, a consisté à expliciter la thématique de la récusation de la gouvernance des mémoires dans l’œuvre de Kossi Efoui. Il serait maintenant intéressant de voir comment l’intelligence narrative des structures du récit en instruit le procès. Dans le point qui va suivre, on montrera comment les techniques d’écriture de la discontinuité mémorielle annoncent déjà le travail réflexif de la mémoire critique comme reconstruction du manque et déconstruction des politiques d’instrumentalisation de la mémoire.

2.Dire le manque. entre mémoire et narrativité

Dans cette section, deux choses préalables sont à mettre au jour pour comprendre le procès esthétique de la mémoire discontinue comme critique des politiques de la mémoire dominante. Il s’agit en 1 de l’ouverture et en 2 de la clôture du roman :

1-      Entrée romanesque :

Les ombres ont rapidement pris la place des murs. Le plafond, mité par les ténèbres, est le couvercle d’un trou […]. « Il n’y a pas de meilleures cachettes qu’une cachette peuplée », m’avait dit l’hôtesse, quand je suis arrivé ici, le 13 ou le 15 mai, je ne sais plus. Peut-être quatre ou cinq jours que je suis en alerte dans cette cachette et le temps se déforme […]. Dans quel livre apprend-on ce que je me prépare à faire ? […]. Le destin qui m’attire désormais loin d’ici s’appelle encore une vie, mais il faut avouer qu’elle est semblable à un saut dans le vide22
.

2-      Clausule narrative :

« Il n’y a pas de meilleures cachettes qu’une cachette peuplée » […]. Elle m’a installé dans cette pièce. Un lit de bois […]. Quel livre apprend-on ce que je me prépare à faire ? Embrasser une route où marcher n’est pas faire un pas après l’autre mais faire un saut après l’autre […] dans une fuite qui est un saut dans le vide23
.

Selon les techniques de la discontinuité mémorielle, il appert que l’excipit soit aussi l’incipit. Le récit commence par la fin. Il débute à partir d’un lieu qui, dans l’ordre chronologique des événements, constituerait la dernière séquence de l’histoire : celle de l’évasion. La disposition des faits dans le récit ne suit pas l’ordre de déroulement dans la diégèse. De fait, on comprend que c’est à partir de cette distorsion que la voix du narrateur-personnage jaillira du fond de la cellule pour raconter en douze segmentations chapitrales (premièrement, deuxièmementdouzièmement) les fragments de sa mémoire abîmée et déstructurée par les tyrannies politiques de la mémoire. Ainsi, le récit de la mémoire avance et ne cesse de revenir sur lui-même au rythme d’un éternel va-et-vient diégétique et temporel entre les segments d’histoires qui la composent. On a, par exemple, les événements du « temps de l’annexion » qui se relaient et se contrastent avec les événements du « temps de la réappropriation du territoire » ou encore la rencontre des récits familiaux du narrateur avec les récits des enfants orphelins ou des hommes-crocodiles, etc.

De plus, cette discontinuité et ce télescopage narratifs travaillent le récit de la mémoire selon un balancement anachronique (prolepse et analepse), c’est-à-dire entre le temps de l’histoire et le temps du récit, entre le « je narrant » et le « je narré » selon la terminologie de Spitzer. Pour en marquer l’organisation, la voix narrative24
ruse ici avec l’histoire, en « monnayant un temps dans un autre temps25
 », en juxtaposant et en imbriquant plusieurs histoires au seuil d’une double temporalité, c’est-à-dire au sein de l’aperture dynamique entre « le temps de la chose racontée et le temps du récit qui sont aussi le temps du signifié et le temps du signifiant26
 ». On note l’énoncé narratorial suivant :

Moi, c’est par paquets de mots mêlés, ces mots qui empruntent ma voix ce soir sur le mode du chuchotement, que se dissipe la vie qui m’a mené jusqu’ici […]. Il ne faut pas trop se préoccuper de qui écoute quand on veut garder sa parole intacte et nue, comme savent le faire certains authentiques ivrognes que j’ai vus en compagnie de mon père, les ivrognes qui étaient ses seuls amis, lui qui ne buvait jamais et qui acceptait pourtant de cotiser dans le panier où ses amis mettaient en commun de quoi boire toute la semaine […]. Sinon comment expliquer que lui qui ne buvait pas, quand il arrivait avec sa troupe de gueules de bois à l’institut Fer de lance, l’institution d’élite où j’avais été admis à douze ans, comment expliquer cette démarche qu’il avait à l’oblique et de guingois, qu’il empruntait avec joie à ses camarades de la perpétuelle soûlerie ? Mais pardon, dit l’orateur, je devance ma parole, reprenons27
.

On comprend ainsi que le narrateur n’a point commencé par le commencement, que déjà son discours relate par anticipation des actions à venir à l’instar de la prolepse répétitive (départ narratif) informant déjà sur « l’événement qui sera en son temps raconté tout au long28
 » : c’est l’action finale de l’histoire annoncée au début, répétée, et racontée. On comprend aussi que l’ensemble des techniques de la discontinuité mémorielle (les retours en arrière, les arrêts et les reprises de l’histoire ainsi que les digressions, les ellipses, les interpellations du narrateur à l’adresse du narrataire, et même les commentaires sur son propre discours et sur l’histoire) insiste sur la non linéarité du récit de la mémoire et par conséquent souligne son intermittence et sa variabilité. On relève par exemple des modalités d’énonciation comme l’interrogation (les questions que se pose le narrateur-orateur au sujet de l’attitude de son père) et des modalités d’énoncé comme les adjectifs appréciatifs (cf. les éléments soulignés dans la citation). Tout cela s’instaure parce que le récit, virtuellement à la première personne, donne la possibilité au narrateur d’intervenir à tout moment.

En outre, au regard des temps verbaux (cf. les verbes en italique dans la citation), il est évident que la narration doit pouvoir varier si elle veut approcher la mémoire sans toutefois l’atteindre en sa substantialité. L’expression de la complexité des souvenirs et de l’histoire se trouve ainsi dans le chevauchement des temps verbaux, c’est-à-dire dans le passage des temps de l’histoire aux temps de la narration. Le passé simple, le passé composé et l’imparfait cohabitent avec un présent à la fois d’actualisation de l’histoire et de figuration de l’instance narratoriale. Une fluctuation ambidextre se crée ainsi dans le « raconter » et le récit de la mémoire évolue dans une contraction temporelle qui fait en sorte que la mémoire du narrateur côtoie son « maintenant » et son « autrefois » dans le surgissement et la fabrique tremblante des souvenirs. La variabilité temporelle se conçoit alors comme la nécessité plurielle de questionner la mémoire contre l’ordre unitaire institué par les politiques de la mémoire.

Aussi la stylistique actantielle participe-t-elle à la complexification et à l’appel de la mémoire plurielle. Nous savons que la poétique de la déconstruction et de la reconstruction du manque ou de la mémoire implique les déchirements du temps à travers un « raconter » de l’histoire disséminé en micro-narration selon les métamorphoses de l’instance narratoriale en plusieurs narrateurs. Ainsi, les indices de la présence du narrateur principal « je, me, moi, ma, mon, mes, » cèdent souvent le pas aux indices de signalisation des autres narrateurs individuels et collectifs « on, il, ». Le récit de la mémoire est alors traversé par une voix narrative, mais celle-ci est tramée d’autres voix qui prennent elles aussi en charge l’histoire (Ikko, Axis Kémal). Le texte se donne alors à lire comme une communauté de paroles narratoriales, hétérogènes, disparates et disséminées.

De plus, le tissage scénographique renforce cette idée de mémoire discontinue et de mémoire autre. L’espace typographique de L’ombre des choses à venir semble être une sorte d’échappée structurale avec maints retours à la ligne et maints morceaux de texte resserrés au milieu des pages comme un point noir sur un fond blanc. Et parlant du blanc, il faut dire que c’est, d’une part, ce qui tisse le texte en liant les mots entre eux, en montrant l’espace, en indiquant la temporalité, en agençant les faits, en mettant en relation les personnages et en faisant dialoguer les pensées. Et d’autre part, c’est ce qui confronte, disjoint et relance l’appareillage textuel. Le blanc, c’est en quelque sorte le lieu qui sépare le passé de l’avenir, ou le passage à travers lequel les souvenirs surgissent ou viennent à manquer. Par ailleurs, le blanc est aussi un espace d’opacité et de lumière. Il alterne entre le visible et l’invisible, entre la nuit et le jour. C’est ce théâtre d’ombres et de masques que nous donne à voir l’exorde du texte :

Les ombres ont rapidement pris la place des murs. Le plafond, mité par les ténèbres, est le couvercle d’un trou. Le sol aurait entièrement disparu s’il n’y avait pas la découpe en carré d’un clair de lune qui jette de la lumière sur les rudiments du décor : la bassine avec son pêle-mêle de carnets aux feuilles arrachées, la bouteille encore pleine aux trois-quarts, couleur brune macérée, les pieds du tabouret29
.

Le blanc chez Kossi Efoui interroge ce qui manque ou qui advient dans l’avancement différentiel et discontinu de la trame mémorielle. Le blanc permet aux choses de se dérober. Il agit en dehors du temps, au-dedans et au-delà de la linéarité, et renonce à toute forme de pouvoir en l’occurrence le pouvoir des mémoires officielles.

Par ailleurs, le texte de la mémoire s’ouvre sur une expérience du multiple. Il absorbe plusieurs formes de représentation du discours et de l’image, comme en témoigne l’incipit avec, d’une part, le côté dramaturgique, notamment avec une théâtralisation du réel marquée par une tonalité « didascalique », un décor aux multiples objets et couleurs et des personnages divers, et d’autre part, cinématographique, avec un déplacement esthétique d’unités par gros et petit plans, par cadrage et balayage d’images. Dans le texte, le visible déborde le « scriptible ». Cela est poussé à l’extrême par la narrativisation photographique qui met en scène des images, des lieux, des couleurs, des personnes, des temps, des histoires se superposant et se compénétrant dans un mouvement de relance et de retardement de l’histoire du roman :

– Ton père. Mets-toi sur la photo avec ton père […]. Nous voici donc sur la photo. Et s’il n’y a pas l’ombre d’une joie sur ma face, mais ce voile de préoccupation, ce n’est pas à l’éclairage de la lune. C’est que mon attention était ailleurs, je ne savais pas ce que les ouvriers de la disparition avaient fait de la voix de mon père, mon attention était occupée à traquer le souvenir de cette voix […]. À la main gauche de mon père, encombrée par la housse de saxophone, on voit un autre garçon. C’est Ikko qui s’était précipité au dernier moment pour jeter sur la photo son visage ouvert, tout sourire dehors, la main levée dans le mouvement d’une joie compréhensible de lui seul30
.

De même que le visible excède le « scriptible », de même l’auditif déborde le lisible. L’histoire n’est pas seulement perçue d’un point de vue scripturaire ou visuel, elle s’entend aussi. Le texte évolue alors dans une narrativité acoustique plurielle : celle des voix et des sons. Les émanations radiophoniques (les bruits, les battements de mains, les sons humains, les cris d’oiseaux, le vacarme des foules, les feux d’artifice, la présence d’instruments de musique) disent cette vibration sonore et multiple du récit de la mémoire comme l’indique ce passage :

« Les momentanément éloignés ». Une expression figée qu’on reprenait telle quelle, comme on emprunte une locution étrangère, intraduisible, aussi intraduisible que les mots de la radio internationale lorsque l’on entendait parler « des secousses qui touchent amèrement le territoire31
 » […]. Grande la multitude du peuple dont les mains ne suffisaient plus pour saluer la bravoure bénévole de ses maigres idoles, la multitude assortie de gongs, cuvettes, casseroles, tout un attirail d’ustensiles de cuisine empoignés par des hommes, femmes et enfants battant le fer blanc contre le fer blanc, encouragés par la radio qui avait improvisé une compétition des quartiers les plus riches en bruits32
.

De plus, on note une interaction de voix qui résonnent et se répondent en écho de manière enchâssée dans un mouvement d’interpellation entre la conscience monologique parlante du narrateur et celle du narrataire et d’autres personnages. Avec Bakhtine, on parlera de dialogisme et de polyphonie33
comme des formes de présence d’autrui dans le discours à travers les genres de discours, les formes de discours rapportés, les narrations dialoguées et les discours narrativisés. Ainsi, entre la narration, le monologue, les conversations du narrateur et d’Axis Kémal, et les paroles du second rapportées par le premier, « se tisse donc [une sorte d’] improbable communauté de paroles qui relève d’une affectation théâtrale des voix34
 ». Du discours indirect35
au discours indirect libre36
, ponctués par le discours direct37
, les voix se pluralisent et s’interpénètrent comme l’atteste cet extrait :

Axis Kémal était revenu deux ans après la Libération, deux ans pendant lesquels personne ne savait qu’il était encore vivant, et il n’avait pas cherché, à son retour, à savoir ce qu’était devenu ce père avec qui, de toute façon, il n’avait jamais parlé qu’à toute allure. Et c’était mieux ainsi, disait-il. Quelque chose pour lui s’était apaisé dans une relation où, pendant longtemps et sans raison, il s’était cru forcé de se maintenir, jusqu’au jour où il avait pris les sentiers du maquis.

Il tenait une librairie, Le Quai des livres anciens […]. Il m’a raconté qu’il avait « contracté » la foi chrétienne, judéo-protestante, suite à un grave accident de bicyclette. Il avait à cette époque lu la Bible de part en part, avec frénésie et dans au moins deux versions différentes, puis il s’était brusquement arrêté sur le chemin de Dieu, suite à une révélation qui lui avait fait perdre la foi.

-Quoi ?

– Une chose terrible. Imagine ça : de la première à la dernière page, le Dieu de la Bible ne rit pas. Pas une seule fois.

-Et alors ?

-Alors, je ne suis pas à son image ?

Je ne comprenais pas. J’avais toujours cru qu’il était normal qu’un Dieu soit terrible.

-Imagine ça : un Dieu créateur qui ne connaît pas la joie.

Ses réponses à mes questions étaient des lumières qui n’éclairaient en moi que de nouvelles interrogations, jusque-là insoupçonnées.38

Dans cet extrait, le texte se signale par sa capacité à phagocyter les formes de discours (styles direct, indirect et indirect libre) et les genres de discours (le narratif, le descriptif, l’explicatif, l’argumentatif, le dialogal). De plus, il faut noter les pratiques d’intertextualité. En effet, au-delà des médiations de discours, des pratiques « rapportantes » susmentionnées, une présence implicite de citations, d’auteurs, et d’ouvrages y joue aussi sa partition. Kossi Efoui lui-même précise dans une interview que son roman n’est qu’une tentative de dialogue cognitif entre deux auteurs : Imre Kertész et Herman Hesse39
. Les pensées de ces auteurs cheminent ensemble dans le roman pour défendre l’idée selon laquelle l’homme doit, pour se comprendre, jouer de son existence en écoutant les résonances du monde et en assumant sa propre parole dans une distanciation de soi à soi-même. Par-là, il faut aussi comprendre que la thématique de la mémoire, en tant qu’herméneutique de soi, se travaille et se pense elle aussi à partir de son dehors, c’est-à-dire en se référant aux auteurs et aux pensées qui n’ont rien à voir avec elle mais qui, pourtant la concernent. C’est dans cette optique que peuvent se comprendre les réflexions du narrateur dans le propos suivant :

Quel livre apprend à faire ce que je me prépare à faire ? […]. Quels livres ? Ceux des philosophes que m’avaient rendu accessibles les lumières d’Axis Kémal ? Des lumières dont il avait commencé à m’éclairer assez tôt, vers l’âge de seize ans, quand il me racontait Platon et le mythe de la caverne. J’ai fini par croire que je faisais quelque progrès sur le chemin de je ne sais plus aujourd’hui quelle connaissance, pas plus que je ne sais aujourd’hui si ce que j’apprenais était de mourir comme Socrate ou de vivre comme Diogène, ou seulement d’arriver à me constituer une sorte de sagesse personnelle, d’avoir une philosophie dans la vie comme on dit, une vie déjà, dit l’orateur, quelque chose que je peux déjà appeler une vie, vingt et un ans, et tant de livres lus, tant de films vus, tant d’histoires entendues, tant de citations, toute ma collection de savoirs depuis l’âge de douze ans40
.

Ici, le texte de la mémoire peut en outre se lire comme une architectonique argumentative avec en amont un questionnement, des pistes de réflexion, des hypothèses de recherche, et en aval des cheminements et des tentatives de réponse. C’est ce qu’indique l’usage des modalités d’énonciation lié à la question obsédante et énigmatique que se pose l’orateur et qu’il s’efforcera de résoudre tout au long du texte : « Dans quel livre apprend-on ce que je me prépare à faire41 ? ». Cette alternance entre thème et rhème41
signale non seulement qu’il y a une tentative de faire advenir quelque chose au langage, mais paradoxalement, ce quelque chose manque toujours de clarté et d’apparaître : d’où les ré-interrogations et les redéploiements des procédés d’organisation du récit de la mémoire.

L’écriture comme matérialité a fait du récit de la mémoire l’espace d’une discontinuité temporelle et narratoriale qui fait corps avec l’idée de changement. Dire le manque chez Kossi Efoui s’est alors construit dans la mise du passé et de l’histoire à l’épreuve de l’écriture comme l’avènement d’un autre commencement, précisément celui de la mémoire plurielle et discontinue. Les formes et les structures de la mémoire discontinue se sont signalées ainsi comme les éléments annonçant le travail de la mémoire critique, c’est-à-dire le travail d’interprétation qui re-questionne la mémoire et les politiques de la mémoire. Dans la section qui va suivre, il sera question de répondre de l’intelligence des techniques de la discontinuité mémorielle par l’approfondissement d’une réflexion ontologique, éthique et politique du souvenir. Ce sera l’occasion de voir comment la pensée du manque est fondamentalement une herméneutique de soi à l’épreuve de la mémoire plurielle et des mémoires officielles.

3.« Penser le manqu ». Mémoire et réflexivité

En posant le travail de la mémoire comme questionnement sur le manque, cette section voudrait montrer que L’ombre des choses à venir est « un effort vers le sens42
 ». Elle défend l’idée selon laquelle « penser le manque » c’est se mettre en route vers ce que nous appelons la mémoire critique.

En effet, en parlant des politiques de la mémoire, avec leur part d’exubérance et d’obsessions commémoratives, il se pose une réelle question de fond : celle des usages du passé. À ce propos, l’œuvre de Kossi Efoui se présente comme un réquisitoire contre les politiques d’instrumentalisation, de fétichisation et de violation de l’histoire et de la mémoire. Cela est perceptible dans le discours du personnage-narrateur :

J’allais sur mes cinq ans quand mon père a été « momentanément éloigné » et j’avais neuf ans lorsque vint le jour qu’on appelle, comme on l’apprend dans les écoles, « la fin des temps de l’annexion ». C’est une date que l’on peut lire ou photographier aujourd’hui, ici ou là, à l’angle d’une ruelle sur une plaque commémorative, ou en bas de monumentales statues. Ce jour où tout fut grand d’un seul coup : grand le défilé devant la grande statue des grands hommes de l’Indépendance et de la Renaissance, grand le marathon malgré la présence d’une pauvre cinquantaine d’athlètes, car grande était l’humour homérique des coureurs à demi musclés, et grande la multitude du peuple dont les mains ne suffisaient plus pour saluer la bravoure bénévole de ses maigres idoles, la multitude assortie de gongs, cuvettes, casseroles, tout un attirail d’ustensiles de cuisine empoignés par des hommes, femmes et enfants battant le fer blanc contre le fer blanc, encouragés par la radio qui avait improvisé une compétition des quartiers les plus riches en bruits43
.

Il s’agit là d’une mise en garde contre une absurde théâtralisation de la mémoire et de l’histoire. Cette comédie mémorielle prend plusieurs formes : celle du festivus et des commémorations abusives et superfétatoires, celle des grands actes officiels de langage, celle de l’édification de monuments, de l’invention des héros, des symboles, des images, celle des manipulations d’archives, de traces et celle des grands rassemblements nationaux forcés d’hommes, de femmes et d’enfants. D’où l’imposture constatée par le narrateur lorsqu’il prend conscience des journées de mémoire nationale : « Ce soir-là, pendant que les tirs nous ravageaient les oreilles, nous avions l’impression d’avoir été dupés par tout ce festival, ce chatoiement de la journée, un mirage monstre, une hallucination collective que ces tirs venaient à présent dissiper44
 ».

Kossi Efoui s’attaque également au tourisme mémoriel qui, en se penchant sur l’histoire officielle et dominante, ignore la connaissance libre et plurielle de l’histoire. Le tourisme mémoriel fonctionne par mémorisation ritualisée, par sélection des lieux, par orientation thématique, par rhétorique réductionniste, par propagande, par bricolage de récits. L’exploration des sites se fait souvent dans une désinvolture qui confine à la banalisation des « lieux de mémoire »45
. C’est toute la force de cette mascarade que le regard du narrateur nous invite à voir dans la description qu’il fait de « la ville de l’historial, l’ancien emplacement de La Plantation46
 » :

Ce qui reste de l’histoire est un décor à deux dimensions, un sol plat et solidement dallé par la solidarité des pierres noires et polies, avec des guides en attente, tenant à la main des panneaux marqués A,B,C,D, etc., des repères au sol, semblables à des parcours. Rien n’est resté des baraquements, des lieux d’isolement, de l’édifice religieux œcuménique, tout cela avait été rayé de la terre et de la carte […]. Il n’y avait plus rien à voir et les guides n’avaient rien à montrer, de sorte qu’il fallait être bon conteur, et même beau parleur, pour être guide dans cette ruine accomplie, ou même virtuose de la gestuelle et du mime pour arriver à faire voir aux pèlerins des édifices, des dimensions, des distances, des proportions, des rues, des chemins de fer dans le vide environnant […]. Encore trente minutes de marche serrée et c’était la grande avenue avec les mêmes martyrs pensifs accrochés aux pylônes, avec les panneaux qui proclament : « Vous êtes accueillis en pèlerin, non pas en touriste », même si les boutiques ici ressemblent à n’importe quelle boutique à touristes de n’importe quelle ville à touristes, et les spécialités d’ici ne sont pas plus mémorielles que régionales47
.

Ce qui est en cause dans la montée polymorphique des voyages touristiques mémoriels, c’est l’effet de mode, la passivité, l’absence de cogitation, donc la part d’auscultation qui caractérise les réinvestissements des espaces historiques comme celui de La Plantation. Avec le foisonnement des voyages de classe, des voyages collectifs ou individuels, la prolifération des agences spécialisées, des sites internet, des prospectus, des guides et des récits de voyage, il est davantage question de commerce et de consommation ainsi que l’indiquent les expressions utilisées par le narrateur : « boutique à touristes, ville à touristes ».

Dans ce contexte marqué par la montée du phénomène mnémonique, il devient difficile de penser la question de « la juste mémoire »48
 ou le problème éthique des représentations du passé. Ce problème étant celui de la constatation de deux écueils fondamentaux : celui d’un « trop de mémoire ici » et d’un « trop d’oubli ailleurs »49
. Kossi Efoui essaie de résoudre ce problème en récusant l’injonction du « devoir de mémoire » (parce qu’elle se prête à toutes les manipulations du pouvoir) et en optant pour un « travail de mémoire ». Parler ainsi de « la juste mémoire », c’est d’abord désabuser la mémoire de l’emprise de l’injonction au souvenir, c’est ensuite la soustraire des abus et de l’oubli forcé. En s’opposant de la sorte à la mémoire dominante, Kossi Efoui postule pour une valorisation de la subjectivité comme vecteur de mémoire, donc du droit des personnes à disposer d’eux-mêmes, de leur mémoire, de leur histoire, de leur vie. Le narrateur-personnage de Kossi Efoui laisse justement entendre qu’ « il ne faut pas trop se préoccuper de qui écoute quand on veut garder sa parole intacte et nue50
 ». Comme pour dire que, si l’on veut témoigner et faire œuvre de vérité, il n’y a qu’une seule chose à faire : ne pas se laisser interdire, ne pas se laisser gouverner la mémoire. Il conviendrait d’y aller présentement et par soi-même. Témoigner de sa liberté, traverser sa propre solitude, rester au plus près de sa parole, c’est aussi une autre manière de faire acte de mémoire personnelle.

Toutefois, cette légitimation de la singularité ne doit guère s’entendre comme une absolutisation de l’être sur le chantier de la mémoire, mais doit se comprendre comme une prise de conscience responsable. Ce qui suppose la nécessité de sortir de l’enfermement subjectif, la nécessité de sortir de la complaisance et de la victimisation, de l’oubli facile et de l’exagération. Contre la subjectivisation absolue et contre « les grandes mémoires organisatrices51
 », « la juste mémoire » se voudrait l’articulation entre mémoire singulière et mémoire plurielle. D’autres que moi peuvent témoigner de mon histoire de même que je peux rendre compte des événements les concernant ou communs. Il ressort ce que Joël Candau appelle « mémoires éclatées »52
. Mais pour en arriver aux mémoires éclatées, il convient de passer par la rencontre et la confrontation entre « mémoires officielles », « mémoires de groupes », « mémoires savantes » et mémoires individuelles. Cette bataille pour la mémoire idiosyncrasique et diversifiée se traduit dans L’ombre des choses à venir par la méfiance et les critiques du narrateur-personnage à l’égard des politiques officielles de la mémoire, par les efforts qu’il entreprend afin de mettre de la lumière sur la mémoire et l’histoire de son père.

Aussi, « la juste mémoire » tend vers une mémoire qui ne sera pas éternellement en colère, une mémoire qui saura se décharger du poids du passé, qui ne manquera pas de faire son deuil. À propos du pardon et d’une politique de « la juste mémoire », Hanna Arendt préconise une mémoire qui ait « la capacité de se délier pour être liée et donc de faire promesse53
 ». Certes, on ne peut gommer ni changer ce qui s’est passé, néanmoins, l’histoire peut être réinterprétée puisque son sens reste ouvert et non figé. Si on ne peut oublier, on peut toutefois pardonner. Le pardon comme instance mnémonique invite ainsi à « suspendre les liens avec le passé pour retrouver le présent54
 ». La « juste mémoire » se construit non seulement à partir d’un espace de justice, de civilité et de cohabitation entre mémoires, mais surtout admet l’autre comme possibilité. Le texte de Kossi Efoui, en travaillant la possibilité du pardon, met en garde contre les trop grandes cérémonies politiques de pardon qui souvent s’organisent unilatéralement, c’est-à-dire que ce sont toujours les vainqueurs ou ceux qui sont au pouvoir qui, de manière très spectaculaire, demandent le pardon.

Le texte de Kossi Efoui voudrait également montrer qu’au-delà de son rôle de conservation et d’évocation, la mémoire mise à l’épreuve du présent est détachement, reconfiguration et réinvention. S’il y a parfois, comme le dit Paul Ricœur, « ce petit bonheur de la reconnaissance55
 » du souvenir qui vient à nous et inversement, et que l’on reconnaît, il y a aussi ce moment de la non-totalisation de la mémoire. Dans cette configuration, on peut dire que l’oubli de prudence ou de « réserve » fait partie du souvenir ; que la déliaison est, dans le tissage de la mémoire, le signe même de sa préservation ; que la vérité de l’être se trouverait non pas aux confins de la mémoire, mais bien plus dans le scintillement du souvenir à venir. D’où la problématique de l’herméneutique du soi et de la souvenance. Le personnage-narrateur de L’ombre des choses à venir se demande la chose suivante : « dans quel livre apprend-on ce que je me prépare à faire ? » La réponse donnée est un saut effectué dans la vie comme on saute dans le vide. Il cessera de s’identifier à une histoire en sortant de l’obsession mémorielle et en refusant de se laisser enfermer dans des crispations identitaires et ontologiques. Ainsi, pour avoir été dupé par d’innombrables commémorations officielles, par les stratégies de manipulation et de falsification de l’histoire, pour avoir été malmené par une institution pédagogique peu soucieuse de la formation réelle des esprits, pour avoir été obligé de supporter et de porter une mémoire faussement révolutionnaire, ce personnage central décide de s’exiler de son origine en caressant la vibration du présent. On peut entendre sa « philosophie du feu » comme telle :

Il faut achever le travail d’oubli avant de se lancer sur une route où marcher n’est pas faire un pas après l’autre, mais un bond après l’autre, dans une fuite qui est un saut dans le vide […]. Je pense à ceux qui sont passés ici avant moi, qui ont attendu comme moi le même signal, vidant leur sac de choses […]. Je pense à ces jeunes gens qui ont fait comme moi le serment de ne plus se souvenir d’aucun nom, même pas de celui qu’on a soi-même porté jusque-là […]. Il faut se déshabituer de soi avant de continuer la route, perdre la coutume de donner son nom, d’évoquer sa naissance –la date, le lieu, le nom de gloire de son pays d’origine, sa précieuse lignée –, toutes ces marques qu’on nous a élevés à porter en devanture, tous ces signes extérieurs par quoi on s’imagine soi-même, ces possessifs que j’accepte de confier à l’oubli par le feu.56

Ce mouvement de rature de la mémoire est un plaidoyer en faveur du présent et de l’action. Il instaure une rupture d’avec tout ce qui relève de l’expérience comme répétition des traditions, comme continuité immédiate entre passé et présent, comme atavisme et déterminisme, comme héritage. Kossi Efoui remet en question la mémoire, notamment sa capacité de conservation et de transmission du passé (capacité qu’on semble lui attribuer uniquement et trop souvent). Pour lui, questionner la mémoire dans son rapport au présent, c’est prononcer l’oubli et la liquidation de tout ce qui encombre le vivant et l’empêche de voir l’horizon. C’est pourquoi le personnage-narrateur mettra, après réflexion, un terme à son passé : « J’ai craqué quelques allumettes dans la petite bassine et la fumée monte déjà du pêle-mêle de papier. Les carnets aux feuilles arrachées, la photo où nous sommes tous les trois, mon père, Ikko et moi, les deux lettres d’Ikko, les faux papiers où je m’appelle Ionie Zamal57
 ».

Il faut donc comprendre que « penser le manque » chez Kossi Efoui consiste à redonner du contour à ce qui n’est plus ou qui nous échappe. « Penser le manque », c’est aussi imaginer que ce que l’on raconte est toujours au-devant de soi dans un dépassement de « l’autrefois », au rythme d’une temporalité inventive et une prospection éthique nouvelle. La mémoire, comme aventure narrative et herméneutique, se présente alors comme transformation et transfiguration du réel, comme recherche et monstration du souvenir à venir. Si l’acte de remémoration est à la fois un acte d’évocation et un acte de fabrique, le régime de la souvenance quant à lui convole avec celui de l’imaginaire. Dans ce cas, se rappeler quelque chose, c’est toujours s’en rappeler dans un esprit reconstructif.

Le titre de l’œuvre lui-même s’esquisse comme une enveloppe de choses naissantes au cœur d’une transparence nocturne où se mêlent les battements secrets de la présence et de l’absence, du proche et du lointain, du dicible et de l’indicible. Il indique une zone d’ombre d’où quelque chose adviendra, mais aussi d’où quelque chose se retirera. Le titre s’entend alors comme la face ombreuse du passé, celle des turbulences historiques et de la conscience du temps. Il désigne ce qui maintient l’opacité dans le dévoilement58
. Les choses anciennes et nouvelles se dérobent ou surgissent à partir de l’ombre en gardant le souvenir de l’ombre non pas comme origine toujours remise, mais comme ce dont il faut toujours s’émanciper ou quitter. « Penser le manque » comme ce qui manifestement manque et manquera encore et dont on cherche indéfiniment l’origine et la force, c’est alors tenter de reconstruire et d’inventer les souvenirs de l’histoire et de la mémoire.

La mise en œuvre d’une mémoire critique dans L’ombre des choses à venir de Kossi Efoui a permis de traiter la problématique du manque selon trois inflexions. Premièrement, elle a souligné l’importance de revenir sur la mémoire en tant que champ d’hérédités, de traditions, de cultures, d’histoires, d’héritages, de souvenirs. Deuxièmement, elle a noté le moment de révocation ou de liquidation de la mémoire. Car la mémoire vise un pouvoir-se-souvenir, mais il s’agit d’un pouvoir-se-souvenir qui tient lieu dans un dépassement critique de « l’autrefois ». Troisièmement, la mémoire critique s’est attelé à montrer que le souvenant est toujours au-devant de son être mnémonique dans une démarcation qui ouvre l’avenir.

Ainsi, « penser le manque » veut dire avoir la possibilité de raconter l’histoire en posant la mémoire, non seulement comme le lieu de la présence et de l’absence, des rapports et des écarts entre inscription de soi et institutions communautaires, mais aussi comme l’espace d’initiative et d’action. Se souvenir, ce n’est donc pas recouvrer le passé dans son intégralité. Se souvenir ne va donc pas sans la dérobade de la mémoire. Le souvenir laisse perplexe. Il est fait de manque. Il n’y a mémoire que de ce qui manque. « Penser le manque » revient alors à comprendre que le passé est un-déjà-pas-encore-fait. Mais la pensée du manque s’entend toujours déjà comme un retour critique qui déjoue le piège de l’enfermement en se tenant au plus près de la mémoire dans une distance narrative et réflexive. Car rien n’est jamais acquis dans le retour ni dans le revenir. « Penser le manque », ou penser la mémoire, c’est finalement se mettre en route vers le sens, ce que Kossi Efoui appelle L’ombre des choses à venir.

  • 1André Lalande, Dictionnaire technique et critique de la philosophie, Paris, Quadrige/PUF, 2010, p. 606.
  • 2Alain Rey [dir.], Le Robert. Langue et culture. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Le Robert, 1995, p. 1220.
  • 3Pierre Larousse [dir.], Grand dictionnaire universel du XIXe siècle, X, M.-MEMN, Genève/Paris, Larousse, 1982, p. 1093.
  • 4Josette Rey-Debove, Alain Rey [dir.], Le Nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, Le Robert/VUEF, 2003, pp. 1563-1564.
  • 5Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1959, p. 339.
  • 6Jean-Claude Ameisen, « Penser le manque », dans Cairn revue [en ligne], http://www.cairn.info/article.php?ID_ARTICLE=ERES_HIRSC_2010_03_0013.
  • 7Quatrième roman du romancier et dramaturge togolais Kossi Efoui, L’ombre des choses à venir, Paris, Seuil, 2011.
  • 8Jean-François Hamel, Revenances de l’histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, Les Éditions de Minuit, 2006, p. 10.
  • 9Edouard Pichon cité par Bernard Salignon, Les déclinaisons du réel. La voix. L’art. L’éternel retour, Paris, Les Éditions du Cerf, coll. « La nuit surveillée », 2006, p. 27.
  • 10Kossi Efoui, op. cit., pp. 19-39.
  • 11Anne Muxel, Individu et mémoire familiale, Paris, Nathan/VUEF, coll. « Essais et recherches », 2002, p. 35.
  • 12Kossi Efoui, op. cit., p. 20.
  • 13Anne Muxel, op. cit., p. 34.
  • 14La thèse de la mémoire collective est élaborée et défendue par Maurice Halbwachs dans La mémoire collective, Paris, Albin Michel, 1997, et dans « Avant-propos », dans Les cadres sociaux de la mémoire, postface de Gérard Namer, Paris, Albin Michel, coll. « Bibliothèque de l’Évolution de l’Humanité », 1994, p. VI. « […] si nous examinons d’un peu plus près de quelle façon nous nous souvenons, nous reconnaîtrions que, très certainement, le plus grand nombre de nos souvenirs nous reviennent lorsque nos parents, nos amis, ou d’autres hommes nous les rappellent. […].Le rappel des souvenirs n’a rien de mystérieux […] puisqu’ils me sont rappelés du dehors, et que les groupes dont je fais partie m’offrent à chaque instant les moyens de les reconstruire, à condition que je me tourne vers eux et que j’adopte au moins temporairement leurs façons de penser. […] C’est en ce sens qu’il existerait une mémoire collective et des cadres sociaux de la mémoire, et c’est dans la mesure où notre pensée individuelle se replace dans ces cadres et participe à cette mémoire qu’elle serait capable de se souvenir […] ».
  • 15Kossi Efoui, op cit., p. 20.
  • 16Ibidem, p. 120.
  • 17Ibidem, pp. 58-59 et p. 112.
  • 18Ibidem, p. 15.
  • 19Ibidem, pp. 16-17.
  • 20Michel Foucault, L’ordre du discours, Paris, Gallimard, 1971, p. 11. « Dans toute société la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers ».
  • 21Kossi Efoui, op. cit., p. 18.
  • 22Ibidem, pp. 11-13.
  • 23Ibidem, pp. 143-158.
  • 24Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1972, p. 227. La notion de voix narrative se rattache grosso modo aux catégories du temps de la narration, du niveau narratif et de la personne, c’est-à-dire des relations entre le narrateur (et éventuellement son ou ses narrataires) à l’histoire qu’il raconte.
  • 25Christian Metz cité par Gérard Genette, op. cit., p. 77.
  • 26Ibidem, p. 77.
  • 27Kossi Efoui, op. cit., pp.13-14. C’est nous qui soulignons.
  • 28Gérard Genette, op. cit., p. 111.
  • 29Kossi Efoui, op. cit., p. 11.
  • 30Ibidem, pp. 33-40.
  • 31Ibidem, p. 17.
  • 32Ibidem, p. 25.
  • 33Laurent Jenny, « Méthodes et problèmes : Dialogisme et polyphonie », dans Unige [en ligne], http://www.unige.ch/lettres/framo/enseignements/methodes/index.html. « Le dialogisme, au sens de Bakhtine, concerne le discours en général. Il désigne les formes de la présence de l’autre dans le discours : le discours [étant] un processus d’interaction entre une conscience individuelle et une autre, qui l’inspire et à qui elle répond. Quant à la polyphonie, au sens de Bakhtine, elle peut être sommairement décrite comme pluralité de voix et de consciences autonomes dans la représentation romanesque ».
  • 34Marie-Pascale Huglo, Le sens du récit. Pour une approche esthétique de la narrativité contemporaine, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, coll. « Perspective », 2007, p. 16.
  • 35Ibidem, p. 5. Le discours cité est présenté par un verbe exprimant un acte de locution, suivi d’une conjonctive (il dit que…, elle souligna que…, etc.). La parole d’autrui n’y est plus citée exactement.
  • 36Ibidem. Dans le discours rapporté au style indirect libre, il y a traduction d’un acte de locution dans son contenu, sans respect absolu de sa forme. En d’autres termes, les propos rapportés peuvent l’être de façon plus ou moins fidèle, sans qu’on ne soit jamais sûr s’ils sont mentionnés avec exactitude ou interprétés par l’instance citante.
  • 37Laurent Jenny, op. cit., p. 4. «  Rapporter la parole d’autrui au style direct, c’est citer un acte de locution clairement attribué à un locuteur ou rapporter exactement des propos, c’est, tout à la fois, reproduire un contenu de parole ».
  • 38Kossi Efoui, op. cit., pp. 58-60.
  • 39Propos recueillis par Vincente Clergeau, Cultures sud [en ligne], www.culturessud.com/redacteur.php?id=89. « Je cite en ouverture du roman, cette phrase de l’écrivain hongrois, Imre Kertesz :  » le suicide qui me convient le mieux, est manifestement la vie « , que je mets en relation avec une réflexion d’Herman Hesse qui s’est toujours étonné qu’une majorité d’êtres humains sont toujours prêts à mourir pour une idée, un idéal, pourvu qu’il soit collectif mais ils ont beaucoup de difficultés à vivre pour une idée personnelle et donc à vivre, à accepter la solitude que peut imposer parfois le fait d’être proche de sa propre parole. Je fais alors un parallèle avec cette définition de la liberté d’Imre Kertesz :  » ce qu’on appelle la liberté c’est avoir une pensée et être immédiatement prêt à se retrouver seule avec « . »
  • 40Kossi Efoui, op. cit., pp. 147-148.
  • 41Ibidem, pp. 12, 14, 22 et 40. À cette question centrale s’ajoutent d’autres non moins importantes : au sujet du père : « Comment expliquer que lui qui ne buvait pas […] comment expliquer cette démarche qu’il avait à l’oblique et guingois, qu’il empruntait avec joie à ses camarades de la perpétuelle soûlerie ? ». Au sujet des orphelins : « Comment imaginer que par la grâce d’une éducation spéciale on rendait acceptable aux yeux des enfants la haine de l’innocence ? ». Et au sujet du souvenir : « Mais que peut-on lire dans les rêves de quelqu’un quand soi-même, dans ses propres rêves, on est si souvent perdu ? ».
  • 42Jean-Pierre Changeux, « Définition de la mémoire biologique », dans Françoise Barret-Ducrocq [dir.], Pourquoi se souvenir ?, Paris, Grasset & Fasquelle, 1999, p. 21.
  • 43Kossi Efoui, op. cit., p 25.
  • 44Ibidem, p. 26.
  • 45Pierre Nora [dir.], « Entre mémoire et histoire. La problématique des lieux », dans Les lieux de mémoires I. La République, Paris, Gallimard, 1984, p. XIX.
  • 46 Ibidem, p 135.
  • 47Ibidem, pp. 136-141.
  • 48Michèle Baussant, Du vrai au juste : la mémoire, l’histoire et l’oubli, Québec, Université de Laval, 2006, p. 11. « Même si elle demeure insaisissable et introuvable, sitôt que l’on s’attache à une analyse contextuelle des mécanismes sociaux de recomposition des souvenirs, la notion de juste, associée aujourd’hui à la définition de la mémoire, de l’histoire et de l’oubli, reflète les attentes propres à de nombreuses sociétés aujourd’hui. De fait, elle verbalise un espoir d’action réparatrice qui viendrait non seulement restaurer le passé, mais aussi l’espace existant entre le passé et le présent ».
  • 49Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000, p. 1
  • 50Kossi Efoui, op. cit., p. 13.
  • 51Joël Candau, Mémoire et identité, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Sociologie d’Aujourd’hui », 1998, p. 175.
  • 52Ibidem, p. 178.
  • 53Hannah Arendt cité par Paul Ricœur, « A l’horizon de la prescription de l’oubli », dans Françoise Barret-Ducrocq [dir.], op. cit., p. 94.
  • 54Marc Augé cité par Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, op. cit., p. 655.
  • 55Paul Ricœur, « L’écriture de l’histoire et la représentation du passé », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 55e année, n° 4, 2000, p. 736.
  • 56Kossi Efoui, op.cit., pp. 154-155
  • 57Ibidem, p. 155.
  • 58Martin Heidegger, Être et temps, traduction par Emmanuel Martineau, Paris, édition numérique hors-commerce, 1985, p. 34, free [en ligne], http://t.m.p.free.fr/textes/Heidegger_etre_et_temps.pdf. « Voilement et dévoilement de l’être : l’être comme énigme ».

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