Les stratégies discursives de légitimation de soi dans le récit intime de Nina Bouraoui

Rabiaa Marhouch

02/11/2015

Je suis là, en tant que moi-même, je ne suis le relai de personne, je ne suis le centre d’aucun cercle,  je suis juste là pour ce que je suis : mon corps, ma voix ; c’est tout et c’est grand1.

Nina Bouraoui est née en 1967 à Rennes, de mère bretonne et de père kabyle originaire de Jijel (Algérie). Ses parents ont quitté la France pour s’installer à Alger le lendemain de l’indépendance algérienne. Elle a passé les quatorze premières années de sa vie en Algérie avant le retour brusque de ses parents en France causé par la montée des violences annonçant la guerre civile ou « la décennie noire » (1991-2002). Elle a vécu par la suite son adolescence à Paris, Zurich et Abu Dhabi, avant de s’établir définitivement à Paris.

L’œuvre littéraire de Bouraoui se compose à ce jour de quatorze romans : le premier, La Voyeuse interdite, a été publié en 1991, et le dernier, Standard, est paru en janvier 2014. Dans le Jour du séisme (1999), elle exploite pour la première fois la veine autobiographique et amorce un long processus d’autoreprésentation dans une série d’œuvres très souvent rapprochées de l’autofiction, à l’exception de Garçon manqué (2000) où le récit assume de manière explicite l’écriture autobiographique. Dans ce panorama autobiofictif, Bouraoui aborde des sujets axés sur la question de l’identité culturelle et « genrée » en explorant le passé, l’enfance algérienne notamment, l’origine métisse et la difficulté de trouver sa place dans les contextes socioculturels algérien et français. Dans cet exercice réflexif, l’auteure va au-delà de l’image de soi car elle représente également ses environnements historique, social et culturel. L’écriture de soi se fait suivant deux mouvements : introspectif et rétrospectif ; elle interroge la mémoire personnelle et collective, les limites ambiguës entre le réel et l’imaginaire ainsi que le rapport du sujet aux réalités et aux normes.

Afin de comprendre les enjeux du récit de soi chez Bouraoui, nous procèderons à l’analyse de deux œuvres emblématiques de son écriture intime, Garçon manqué et Mes Mauvaises pensées, à travers le prisme de la théorie de la performativité de Judith Butler. En effet, la reformulation du sujet bouraouien dans le langage littéraire pourrait correspondre à ce que la philosophe nomme l’« agentivité » du sujet, autrement dit, une puissance langagière qui remet en cause les assignations identitaires traditionnelles, les systèmes et les discours normatifs pour proposer d’autres possibilités identitaires.

0.Antagonismes identitaires et inintelligibilité du sujet métis

D’après la théorie de la performativité de Butler, il existe un ordre sexe/genre/désir qui fonctionne selon les normes de la matrice hétérosexuelle pour distribuer les identités masculines et féminines aux sujets. Dans cet ordre, les sujets sont distingués en fonction de leur anatomie en tant que femelle ou mâle (sexe), ensuite comme femme ou homme (genre), et doivent « performer » un comportement sexuel (désir) qui correspond à cet ordre, c’est-à-dire que l’être identifié comme étant « homme » doit désirer l’être (genre/sexe) opposé, identifié comme étant « femme » et vice-versa. Dans Trouble dans le genre, Butler affirme que l’ordre sexe/genre/désir est l’effet et non l’origine ou la cause des identités « genrées ». Ces dernières sont imposées aux sujets qui doivent les reproduire fidèlement dans des gestes performatifs.

Butler développe également la notion d’intelligibilité qui renvoie aux relations qu’entretient le sujet avec les autres. Il s’agit d’une structure normative par laquelle il est perçu et reconnu. Afin d’être intelligible, il doit répondre aux normes de la matrice hétérosexuelle qui lui imposent de performer soit un genre masculin, soit un genre féminin. Ces identités catégorielles constituent la sphère du visible et le « domaine du dicible » sur le plan socioculturel. Pour Butler, « sortir [de ce] domaine du dicible, c’est mettre en danger son statut de sujet. Incarner les normes qui gouvernent le dicible, c’est parachever son statut de sujet du discours2 ».

L’acte de s’écrire, de se raconter et donc de se projeter dans l’écriture est ce qui constitue le lien entre le récit de soi et la théorie de la performativité de Judith Butler. En effet, par la fictionnalisation et les différentes formes de symbolisation de soi dans l’espace scriptural, le sujet d’énonciation atteste et performe une identité autre en questionnant les déterminismes qui l’ont constitué comme sujet d’un discours. Ce regard critique porté sur les structures normatives à l’œuvre dans la constitution et la formation du moi rejoint les concepts théoriques butlériens. Il serait donc pertinent d’analyser dans Garçon manqué et Mes Mauvaises pensées la formulation de l’identité culturelle et « genrée » de la narratrice-personnage en appliquant cette théorie.

Dans ces deux récits, la narratrice-personnage expose les composantes algériennes et françaises de son identité socioculturelle et les composantes masculines et féminines de son identité « genrée ». Les combinaisons identitaires par lesquelles elle se définit ne répondent pas toujours aux codes d’intelligibilité reconnus et acceptés, car elles ne reproduisent pas de manière orthodoxe les normes socioculturelles et « genrées » qui prédominent dans ses deux pays d’appartenance. Au contraire, elles brouillent les catégories normatives préétablies, et partant, condamnent le sujet à l’inintelligibilité et au rejet. Les conflits de la narratrice avec les espaces normatifs qui ne la reconnaissent pas spontanément se traduisent par un sentiment permanent d’étrangeté. En Algérie, elle est considérée comme Française et en France comme Algérienne. Doublement étrangère, elle cherche à comprendre la genèse et le contexte générateur de sa situation. Elle revient ainsi sur l’histoire de ses deux pays et sur celle de ses parents, les premiers à avoir connu le rejet à cause de leur mariage en pleine guerre d’Algérie, perçu dans les deux sociétés comme un acte transgressif. En France, sa famille métisse incarne la déchéance, et en Algérie, une présence coloniale qui se prolonge. Nina incarne à la fois « l’occidentalité » et la « maghrébinité » de par son nom : Nina, fille de la Française, Maryvonne, et Yasmina Bouraoui, fille de l’Algérien, Rachid ; et de par son physique hérité de son père et qui contraste avec sa langue maternelle, le français, héritée de sa mère. Son identité pose problème car elle est le lieu de la rencontre des opposés. Elle figure une hétérogénéité malvenue car non approuvée par les majorités dominantes. Autrement dit, elle est rejetée parce qu’elle ne se conforme pas aux normes qui donnent accès au cadre de l’intelligible dans les deux contextes socioculturels.

Victime de deux systèmes normatifs qui l’excluent d’emblée, ou du moins gomment une partie de son identité, la narratrice dénonce l’absurdité de ces systèmes. Elle critique les Algériens et les Français qui vivent les uns et les autres dans « [l]eurs replis. Dans leur complexité. Et leurs complexes. […] Dans leur impossibilité à aimer vraiment ce qui est étranger. Ce qui est différent3 ». Ces deux groupes se considèrent comme étant homogènes car ils sont les sujets des normes qu’ils reproduisent de manière fidèle, ce qui les rend particulièrement lisibles. Ils remettent en cause la viabilité des sujets métis qui ne sont pas parfaitement lisibles dans les registres normatifs. La narratrice attaque ce qu’il y a de plus stéréotypé chez ces groupes :

J’entends la France […]. Cette vie repliée. Cette France très française. Ce mouchoir de poche. Ce folklore que je déteste. Comme je déteste le folklore algérien. Panier en osier. Croix du Sud. Assiette en terre cuite. Burnous pour enfant. Lampe à pétrole. Tapis volant. Ce folklore dangereux. Cette petite identité culturelle. Ce lopin de terre à protéger. À défendre. Du fil de fer barbelé. Autour de leur folklore. Contre l’étranger. Contre la vie. Contre sa vitesse. Contre le progrès. Contre la pénétration4.

À cause de sa mixité originelle, le sujet bouraouien se retrouve donc défait par des normes socioculturelles qui ont précédé son existence. Dans ce cas, la contestation du cadre normatif ne peut être qu’involontaire car elle est engendrée par une situation de vie dans laquelle le sujet s’est trouvé dès son apparition au monde. Autrement dit, les normes sont remises en question parce qu’elles ne sont pas capables de tenir compte des formes de vies qui se développent en s’écartant d’elles.

L’étrangeté identitaire de la narratrice ne se limite pas à sa composante culturelle mais s’étend à sa composante « genrée ». Elle ne correspond ni au genre homme, ni au genre femme et se situe par conséquent, encore une fois, à la marge des normes. Elle cherche par tous les moyens à échapper aux contraintes des modèles hétérosexuels dans lesquels elle ne se reconnaît pas. Elle se met en scène en choisissant de porter des noms tantôt masculins, tantôt féminins : Ahmed, Brio, Steve, Amine, Yasmina, Nina. Elle marque ses distances avec les stéréotypes « genrés » en jouant, par exemple, au foot avec les garçons ou en plongeant dans la mer du haut d’une falaise. Par ces comportements inhabituels chez une fille, la narratrice transgresse les limites des catégories hétéronormatives et se retrouve par conséquent sur le terrain de l’inintelligible. Elle décrit différentes situations socioculturelles où elle a été interpellée tantôt comme garçon, tantôt comme fille, tantôt comme garçon manqué, tantôt comme fausse fille ou travesti. Mais elle ne se reconnaît pas pleinement dans toutes ces désignations qui prennent parfois la forme d’une injure.

Différent des canons socioculturels et « genrés », le sujet bouraouien est victime de la violence de mondes construits à partir de discours normatifs intransigeants. Pour échapper à cette violence, il tente de se soustraire aux pouvoirs coercitifs des deux groupes sociaux dominants, en explorant dans le récit intime de nouvelles configurations identitaires. L’écriture de soi devient dès lors une quête de sens et de cohérence identitaires par la réécriture du moi et de ses représentations sociales, comme l’explique Madeleine Ouellette-Michalska dans ce passage d’Autofiction et dévoilement de soi :

L’autofiction peut aider au travail de rattrapage dans la nécessité de se créer un moi dynamique et cohérent sur les décombres d’identités perdues, chancelantes ou fragmentées. La fragilité identitaire pourra consolider l’individualisation de soi dans une activité créatrice qui permet d’inscrire son nom, sa fragilité, ses manques ou ses aspirations, dans un code symbolique pouvant lui donner voix et refuge. Écrire permet de se placer dans une structure d’identité en mouvement dont les paramètres échappent à la fixité. Réinvestir le passé afin de se l’approprier, donner un sens aux lieux, aux gestes et aux mots qui ont manqué est la tâche de toute écriture autobiographique5.

Grâce à la notion d’« agentivité », une autre notion clé de la théorie de la performativité de J. Butler, nous procéderons à l’analyse de la réaction du sujet bouraouien aux contraintes identitaires que ses milieux sociaux lui imposent.

0.« L’agentivité » ou le pouvoir de se dire dans le langage littéraire

Butler affirme que « nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons été constitués comme sujets dans le langage et par le langage6 ». L’identité du sujet est donc influencée par la manière dont il a été interpellé et identifié par différents discours normatifs. L’« agentivité » correspond à sa capacité de contrer ces discours et de déstabiliser les structures sociales préétablies. Cette réaction se fait par le biais du langage et peut permettre aux personnes qui manquent de reconnaissance en tant que sujets d’accéder à une certaine visibilité sociale.

Le sujet peut réagir aux différentes interpellations qui lui sont adressées pour le désigner, le nommer, l’insulter ou le marginaliser, bref, pour le constituer comme sujet d’un discours, en contre-mobilisant le langage selon plusieurs stratégies. Parmi ces stratégies :

  • La réappropriation du signe linguistique : un terme pouvant avoir plusieurs significations en fonction de son contexte d’énonciation, le sujet peut donc l’utiliser en déployant des significations nouvelles.
  • La citation et l’incorporation subversives des normes : Butler part de l’idée que la norme existe et continue d’exister parce que les sujets la réactivent sans cesse en la répétant à deux niveaux, le discours et l’action. Pour déstabiliser ou troubler la norme, le sujet peut procéder à une incorporation subversive de celle-ci. Il la reproduit donc non pas pour la consolider mais pour la détourner en jouant sur les variations de la répétition.

Les exemples d’« agentivité » du sujet agissant sont nombreux dans Garçon manqué et Mes Mauvaises pensées. Nous avons cité la conduite de la narratrice comme garçon dans Garçon manqué par l’incorporation de l’apparence et du comportement que cela exige. Elle remet en cause l’ordre hétérosexuel par la déconstruction des traits du personnage de Nina et des caractéristiques du genre féminin. En transgressant ainsi les normes, elle démontre que l’identité « genrée » est régulée par des régimes discursifs disciplinaires qui font appel à la performativité de comportements socialement codés. Elle rejoint donc l’idée de Butler selon laquelle les identités « genrées » ne sont pas une « essence » mais une « performance », ce qui permet de les repenser et de les interroger.

Elle procède de la même façon pour son identité culturelle, en déconstruisant les schémas normatifs traditionnels et les représentations stéréotypées qui nourrissent les certitudes de certaines familles algériennes et françaises. Les caractéristiques de son identité varient sans cesse et sa pluralité est le résultat des rôles qu’elle est amenée à jouer à chaque fois qu’elle passe d’un contexte à un autre ou d’une situation à une autre. Dans Garçon manqué, Nina et son ami Amine jouent à être des « enfants algériens » en portant des burnous et en essayant de parler en arabe. Ce jeu traduit leur désir de s’identifier aux enfants qu’ils voient dans la rue, qu’ils entendent parler arabe et qui sont différents du groupe des enfants métis dans lequel ils sont classés en Algérie. En France, Nina est amenée à gommer son accent et à porter des robes « comme les vraies filles », dès son arrivée chez ses grands-parents maternels pour les vacances d’été. Ces déguisements que nécessite l’intégration dans les différents environnements socioculturels dévoilent la performativité à l’œuvre dans les identités culturelles et par conséquent le caractère contingent de celles-ci.

Dès l’âge du « non », c’est-à-dire de la majorité, Nina rejette le modèle socioculturel que sa famille française cherche à lui imposer. L’incorporation infidèle des normes de ce modèle se fait par l’intégration de la composante algérienne qu’elle était obligée de garder secrète. Il en va de même du côté algérien. Elle refuse d’être le prototype de ces modèles traditionnels dominants qui s’opposent et s’annulent, et les qualifie de folklores identitaires qui conduisent à l’enfermement et au repli sur soi. Elle compare les noms arabes à des « prisons » et les arbres généalogiques français à un « étranglement » : « Bouraoui de raha conter, et de Abi qui signifie le père. Les noms arabes sont des prisons familiales. On est toujours le fils de avec Ben ou le père de avec Bou. Des prisons familiales et masculines7. » Et en parlant des familles françaises :

Ils ont des maisons de famille. Des meubles de famille. Des tableaux de famille. Des grands parcs et des allées de gravier. Ils font des repas de famille. Ils ont des histoires de famille. Et un arbre généalogique. Un étranglement8.

En plus de « l’agentivité » du sujet agissant, on trouve également dans le récit intime de Bouraoui de nombreux exemples de « l’agentivité » du sujet parlant. Les termes qui sont destinés à assujettir la narratrice à une condition marginale sont repris, répétés et réinvestis de significations nouvelles qui déjouent leurs sens initiaux. Dans Mes Mauvaises pensées, elle raconte comment elle a été interpellée pour la première fois comme homosexuelle par la mère d’Amine, son ami d’enfance :

Elle [la mère d’Amine] répète. Son obsession : je ne veux pas que mon fils devienne homosexuel. Elle dit le mot en premier. Elle dit mon mot. À force de traîner avec cette fille. Cette fausse fille. C’est la folie d’Amine. Son miroir9.

Interpellée comme « homosexuelle » et comme « fausse fille », la narratrice se retrouve assujettie à ces identités à connotation péjorative si l’on tient compte du locuteur et du contexte d’énonciation. En effet, la mère d’Amine interdit l’amitié entre son fils et la narratrice car elle l’a identifiée comme homosexuelle et la considère ainsi comme une mauvaise fréquentation. Mais le mot « homosexuelle » qui est une insulte pour la mère d’Amine est repris par la narratrice pour désigner une identité qu’elle ne considère pas comme négative mais comme étant la sienne tout simplement. Elle déclare que ce mot lui appartient – « mon mot » – cherchant par-là à se le réapproprier afin de l’investir d’une nouvelle signification. Cette opération révèle que ce mot n’est pas figé, n’est pas essentiellement négatif ou péjoratif mais qu’il peut être re-signifié différemment, de manière positive par le sujet qui se le réapproprie.

À travers cet exemple, le récit de Bouraoui montre que « le pouvoir des mots » (selon l’expression de Butler), fonctionnant comme une instance constructive de l’identité du sujet, ne passe pas uniquement par les désignations extérieures, mais également par l’autodésignation. C’est parce que le sujet est constitué dans le langage qu’il a la possibilité de réagir en se reformulant autrement dans ce même langage. Bouraoui met en scène l’élaboration d’une nouvelle identité comme preuve de son pouvoir d’agir/réagir dans le langage, ou son « agentivité », pour rattraper et re-signifier les différentes interpellations dirigées contre elle. Elle s’autoreprésente par et dans l’écriture au cœur des discours normatifs dominants, en illustrant les normes par lesquelles son identité a été fixée et figée, tout en les citant de manière subversive et en démultipliant leur signification, afin de suggérer d’autres possibilités à son identité.

En plus de la dénonciation des pressions identitaires dont le sujet métis est victime et de la démonstration de sa capacité à réagir pour les contrer, le récit laisse entrevoir une alternative identitaire.

0.À la recherche de nouvelles significations de soi

Cette alternative n’est pas facile à dégager car l’identité de la narratrice est souvent décrite dans des énoncés qui contiennent des expressions antinomiques, où des aspects positifs et négatifs sont présentés de manière parallèle :

« De mère française. De père algérien. […] C’est une richesse. C’est une pauvreté. […] Mon visage algérien. Ma voix française10 »/ « Je parle français. J’entends algérien. Mes vacances d’été sont françaises. Je suis sur la terre algérienne11 »/

« Je suis ici, différente, et française. Mais je suis algérienne12 »/ « Je reste avec ma mère. Je reste avec mon père. Je prends des deux. Je perds des deux. Chaque partie se fond à l’autre puis s’en détache. Elles s’embrassent et se disputent. C’est une guerre. C’est une union. C’est un rejet. C’est une séduction13 »/ « Je suis tout. Je ne suis rien14 »/ « Ici je suis une étrangère. Ici je ne suis rien15 »/ « Tous les matins je vérifie mon identité. J’ai quatre problèmes. Française ? Algérienne ? Fille ? Garçon16 ? »/ « Une fille ? Un garçon ? […] La Française ? L’Algérienne ? L’Algéro-française ? De quel côté de la barrière17 ? »/ « Je suis une étrangère quand j’arrive à Paris […] je ne suis pas une étrangère comme les autres, je suis française, mais je me sens étrangère18 […]. »/ « Venir de deux familles que tout oppose, les Français et les Algériens […] je crois n’être d’aucun camp. Je suis seule avec mon corps19. »/ « […] je suis presque totalement française à cause de ma langue maternelle20 »/ « Je reste entre deux pays. Je reste entre deux identités21. »

La critique a souvent interprété les contradictions identitaires du sujet bouraouien comme traduisant une division binaire qui condamne à l’errance entre deux pôles opposés. Parfois, son identité a été située dans la catégorie de « l’entre-deux », proposée par Butler aux sujets qui ne se reconnaissent pas dans les catégories identitaires dominantes. Mais on peut aller plus loin en analysant ces contradictions à travers le prisme de la logique formelle polyvalente. Nous nous inspirons pour cela de la conférence de Laurent Dubreuil intitulée « Théorie littéraire et sciences cognitives », qui a eu lieu en mai 2012 à l’université Paul Valéry de Montpellier. Une de ses interventions portait sur l’utilisation de la logique formelle pour comprendre les textes littéraires22. Pour Dubreuil, le rapport entre la pensée et le langage littéraire est un rapport particulier puisqu’on peut penser de manière contradictoire et l’exprimer sans être pour autant incompréhensible. La contradiction fonctionne dans ce cas comme un élément fécond qui vient enrichir le texte de significations inédites. Dubreuil suggère l’utilisation de la logique formelle pour distinguer les différentes significations de la contradiction afin de révéler toute la richesse sémantique du texte.

La logique formelle est utilisée en philosophie, par exemple, par Graham Priest qui raisonne sur les paradoxes et constate qu’on ne peut plus se contenter du vrai et du faux, de contradiction et de non contradiction. À la différence de Da Costa pour qui la contradiction n’est pas vraie, Priest pense que certaines contradictions sont vraies. Da Costa suggère, lui, une nouvelle catégorie pour dépasser la logique classique qui n’admet pas la contradiction (c’est-à-dire, A et non A en même temps). Il nomme cette catégorie C1 et la divise en deux parties : la négation forte (qui n’admet pas la contradiction) et la négation faible (qui, elle, admet la contradiction).

Après une lecture attentive des énoncés de Bouraoui, nous pouvons exprimer les problèmes d’appartenance de la narratrice dans une opération cognitive en nous servant de la logique formelle polyvalente. Admettons donc les symboles suivants :

  • Algérienne = A
  • Française = F
  • Garçon = G
  • Fille = D
  • Indéterminé = I

Selon la logique formelle polyvalente, nous avons plusieurs combinaisons possibles :

  • la narratrice = ni A ni F
  • la narratrice = A et F
  • la narratrice = entre A et F
  • la narratrice = ni G ni D
  • la narratrice = G et D
  • la narratrice = entre G et D
  • la narratrice = I

Selon la logique formelle de Da Costa nous avons :

  • la narratrice = A et non A
  • la narratrice = F et non F
  • la narratrice= G et non G
  • la narratrice = D et non D

La narratrice n’est ni algérienne, ni française quand elle dit : « Je n’étais plus française. Je n’étais plus algérienne », elle est algérienne et française en disant : « Je suis tout », elle est entre algérienne et français (l’entre-deux de Bhabha) dans l’expression : « Je reste entre deux pays. Je reste entre deux identités », et elle appartient à une catégorie indéterminée quand elle avoue : « Je ne suis rien ».

Et selon la logique formelle de Da Costa :

La narratrice est Algérienne et non Algérienne (la chose et son contraire) : « Je suis ici, différente, et française. Mais je suis algérienne ». Elle est Française et non Française : « Je ne suis pas une étrangère comme les autres, je suis française, mais je me sens étrangère ». Pareillement, pour son identité « genrée », elle n’est ni garçon ni fille, elle est à la fois garçon et fille et parfois, elle est entre garçon et fille (l’entre-deux de Butler), ou, enfin, elle appartient à une catégorie « genrée » indéterminée. Et selon la logique de Da Costa, la narratrice est garçon et non garçon, puis, fille et non fille.

Dans ces opérations de la logique formelle se révèlent la richesse et la subtilité tapies derrière les contradictions apparentes. Quand la narratrice dit « je suis algérienne », elle ne dit pas « je suis absolument algérienne ». Et quand elle dit « je suis française », elle ne dit pas « je suis tout à fait française ou exclusivement française ». Il en va de même pour son identité « genrée ». En utilisant, pour se désigner, des associations de termes parfois antinomiques parfois imprévisibles ou incompréhensibles, la narratrice cherche, non pas à se situer dans une logique identitaire binaire mais plutôt à y échapper en envisageant la contradiction, non comme une chose inacceptable, impossible et donc comme une impasse identitaire, mais plutôt comme une force productrice de sens et de significations identitaires nouvelles. Elle affirme d’ailleurs qu’elle acquiert une grande liberté grâce à cette force qui lui permet d’envisager différemment son identité et sa place dans le monde :

[…] la liberté quand je sais au fond de moi […] que je peux trouver ma place dans le monde, […] je sais qu’il y a la chose au fond de moi qui n’est plus une dévoration, mais une force qui me porte, ma propre force, qui remonte de mon ventre et qui brille dans mes yeux […]23.

La « dévoration » est un terme récurrent dans l’œuvre de Bouraoui. Elle l’utilise à chaque fois que la viabilité d’un élément de son identité est menacée, quand il rencontre un autre élément qui le conteste et l’annule. L’aspect contradictoire de son identité imposé par des milieux sociaux traditionnels l’oblige à faire disparaître un ou plusieurs éléments de son Moi, dévoré par un autre qui prend le dessus. En parlant de sa « propre force », elle signifie une opération personnelle dans le langage qui mine les constructions binaires et les antagonismes identitaires par la validation de sa contradiction. En choisissant de s’autoreprésenter dans des formules paradoxales, elle cherche à légitimer la contradiction identitaire en la traduisant comme une pluralité sémantique d’une grande richesse. En réalité, elle se sert des potentialités du langage et de la littérature pour faire accepter la contradiction comme étant signifiante, c’est-à-dire, qu’elle revendique son identité culturelle et « genrée » comme des signifiants socioculturels acceptables, légitimes et comme tout à fait lisibles quand on quitte la logique binaire traditionnelle des groupes dominants, qui n’admet pas la contradiction. Pour elle, il est possible d’être la chose et son contraire mais c’est dans la violence que cela se fait car les catégories identitaires sont protégées par du « fer barbelé », c’est-à-dire, par des systèmes normatifs rigides au sein desquels elle cherche à se frayer une singularité. Croire en la force productive de la contradiction identitaire rejoint l’idée butlerienne selon laquelle, les catégories identitaires ne sont pas uniquement régulatrices et restrictives mais peuvent être productives.

Provincetown dans Mes Mauvaises pensées et Tivoli dans Garçon manqué se présentent comme deux espaces où l’identité assignée à la narratrice coïncide avec un idéal identitaire auquel elle aspire. Elle illustre par ces lieux la possibilité de l’existence d’un espace neutre où ses antagonismes peuvent complètement disparaître. Dans Garçon manqué, elle décrit son sentiment en se promenant à Tivoli : « Une nouvelle personnalité. Un don peut-être. Je me retrouvais. Je venais de mes yeux, de ma voix, de mes envies. Je sortais de moi. Et je me possédais24 ». Et dans Mes Mauvaises pensées, en parlant de Provincetown : « […] ma voix qui dit : “Je suis, ici, chez moi ˮ ; cette phrase signifie aussi que je suis chez moi à l’intérieur de moi25 […] ».

L’identité désirée par la narratrice atteint donc une réalisation parfaite quand la polarisation identitaire disparaît. L’existence de deux pôles opposés est le résultat d’une lecture extérieure de son identité à travers la grille des normes traditionnelles qu’elle dénonce. La conception de l’identité, telle qu’idéalement imaginée dans le récit, n’a rien de binaire mais aspire plutôt à l’effacement de la binarité dans une singularité où la contradiction n’existe pas, ou plutôt, existe en ayant le sens de sa non-existence, ou en tout cas en ayant du sens ou des sens. Et la réalisation de cette identité se fait avant tout à l’intérieur de soi-même : « je suis chez moi à l’intérieur de moi », « Je sortais de moi ». Cela signifie une possession de soi qui permet non pas d’échapper au pouvoir des discours normatifs, puisqu’on ne peut pas y échapper, mais d’avoir une approche critique vis-à-vis de ces discours. Cela veut dire que la narratrice ne revendique pas une individualité autonome et substantielle mais relationnelle, consciente que le récit de soi ne peut se faire sans les mots des autres qui l’ont d’abord désignée et constituée en tant que sujet. Elle envisage le moi comme une matière mouvante qui change et se transforme au gré des rencontres et des contacts avec l’extérieur mais qui peut être également repensée par soi-même. Son identité n’est donc ni « l’entre-deux », ni « l’être-deux », comme la critique l’avait qualifiée, mais peut-être un « être-soi » qui suppose une autoformation de soi initiée par l’interrogation des pratiques relationnelles du sujet.

Le récit de soi de Bouraoui répond donc au principe théorique de Butler qui remet en question à la fois le sujet souverain et la possibilité d’un sujet autonome et substantiel. Pour Butler, comme pour Bouraoui, l’individu est pris dans des rapports d’interdépendance avec les autres. La reformulation de soi se fait au sein d’un récit collectif qui détermine une grille de lecture du réel et délimite ce que la théoricienne appelle la sphère du « vivable » ou de « l’humain ». Ce récit crée des inégalités entre les différents membres d’une même société et entrave l’accès de certains sujets au cadre du lisible, du compréhensible et donc du reconnu comme étant la réalisation admise d’un être socioculturel accompli. Des vies peuvent donc être moins réelles que d’autres car elles ne reproduisent pas parfaitement les normes du récit dominant.

Tel est le cas du sujet décrit dans les récits de Nina Bouraoui dont le profil est situé d’emblée à la marge des canons identitaires des milieux socioculturels auxquels il appartient. Sa réaction dans le langage littéraire expose les circonstances de sa marginalisation et tente de réaliser des variations du récit global en rendant compte de soi dans des énoncés contradictoires. Ces énoncés suggèrent de nouvelles possibilités identitaires, demeurées invisibles car ignorées des discours régulateurs. Judith Butler précise qu’il ne s’agit pas d’inventer des sujets inédits mais tout simplement de tenir compte de ceux qui sont là et qui ne sont pas reconnus par les systèmes normatifs. Elle ne préconise pas une attitude révolutionnaire pour leur permettre d’accéder à la reconnaissance mais une résistance critique à l’intérieur des normes afin de les rendre plus ouvertes et flexibles. Sa théorie ne s’inscrit donc pas dans une perspective post-norme, post-pouvoir ou post-genre. L’attitude du sujet bouraouien répond à ce principe butlerien car il ne rejette pas les normes mais les interroge et résiste à leur pouvoir arbitraire, en suggérant de substituer à leur logique d’exclusion, une logique d’inclusion.

Cette analyse de deux ouvrages autobiofictionnels de Bouraoui à travers le prisme de la théorie performative de J. Butler montre que la création littéraire peut être aussi un espace où se déploie l’« agentivité » du sujet par la performativité d’une identité nouvelle. L’écriture de soi se présente ici comme une opération discursive dont le but est de troubler les catégories normatives pour revendiquer une signification de l’identité, où celle-ci ne serait plus assujettie à des régimes figés d’historicité, de culture, de religion, de tradition ou de genre. Puisque tout est question d’histoires et de langage, l’espace littéraire est ici investi pour inventer d’autres histoires, en utilisant différemment le langage, afin de suggérer d’autres façons de voir le monde. La création littéraire devient de ce fait un terrain de lutte idéologique contre les assignations identitaires standardisées, contre l’immobilisme des cadres normatifs référentiels et contre les politiques et les essentialismes identitaires.

Notes et références

  • 1 Nina Bouraoui, Mes Mauvaises pensées, Paris, Stock, 2005, p. 65.
  • 2 Judith Butler, Le Pouvoir des mots : politique du performatif (1997), traduit de l’anglais par Charlotte Nordmann, Paris, Éditions Amsterdam, 2004, p. 210.
  • 3 Nina Bouraoui, Garçon manqué, Paris, Stock, 2000, p. 98-99.
  • 4 Ibid., p. 121-122.
  • 5 Madeleine Ouellette-Michalska, Autofiction et dévoilement de soi, Montréal, XYZ, coll. « Documents », 2007, p. 82.
  • 6 Judith Butler, op.cit., p. 8.
  • 7 Nina Bouraoui, 2000, op.cit., p. 128.
  • 8 Ibid., p. 179-180.
  • 9 Ibid., p. 63.
  • 10 Ibid., p. 35.
  • 11 Ibid., p. 20.
  • 12 Ibid., p. 14.
  • 13 Ibid., p. 22.
  • 14 Ibidem.
  • 15 Ibid., p. 31.
  • 16 Ibid., p. 167.
  • 17
  • Ibid., p. 145.
  • 18 Nina Bouraoui, 2005, op. cit., p. 100.
  • 19 Ibid., p. 53.
  • 20 Ibid., p. 97.
  • 21 Nina Bouraoui, 2000, op. cit., p. 28.
  • 22 Journées d’étude du 22, 23 et 24 mai 2012 à l’université Paul-Valéry Montpellier III.
  • 23 Nina Bouraoui, 2005, op. cit., p. 64.
  • 24 Ibid., p. 191.
  • 25 Ibid., p. 187.

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