Migration du « barbare » à l’ère des empires coloniaux : du « nègre » au « boche »

À l’heure où se radicalisent les blocs culturels en même temps que l’on assiste à la transition du monde vers un village planétaire, il n’est pas aisé de définir le barbare. En effet celui-ci est, dans l’usage commun, associé au civilisé. Or, il est reconnu aujourd’hui qu’il n’existe pas qu’une seule culture. Il est aussi admis qu’il est impossible d’établir une hiérarchie fondée entre les différentes cultures. Cependant, l’imaginaire social conçoit le monde actuel comme étant scindé culturellement en fonction de la géolocalisation des puissances économiques, politiques et militaires. Certaines cultures sont tenues en estime tandis que d’autres ne le sont pas. Toutefois, celles qui ne sont pas perçues comme étant égales à la culture regardante ne sont pas tenues pour barbares. Cette idée est développée par Samuel Huntington1 qui distingue les civilisations occidentale, musulmane, chinoise, japonaise, hindouiste, slave-orthodoxe, africaine, latino-américaine. Cette classification est faite uniquement sur la base du critère religieux. Ces considérations tendent à prouver qu’on ne saurait parler de « barbare » dans les sociétés actuelles.

Néanmoins, le fait est que l’on parle volontiers de « barbares » de nos jours pour désigner des individus ou des groupements humains dont les agissements s’éloignent de ce qui est posé comme norme. C’est le cas de ceux qui sont désignés sous l’appellation de terroristes. En réalité, affirme André Tosel, « Les terroristes qui s’en prennent à des populations civiles innocentes sont présentés comme des sauvages et des barbares qui se mettent au ban de l’humanité et qu’il ne faut même pas reconnaître comme des ennemis politiques mais traiter comme des gangsters2 ». Il montre que dans les discours politiques actuels, le terroriste islamiste est le barbare qui menace la civilisation incarnée par l’Occident. Cette assimilation n’est pas sans rapport avec l’évolution du terme. Car, un regard rétrospectif indique un changement d’acception. Quelle a été son évolution ? Considérant que le terme est appliqué aux populations de l’Afrique Équatoriale Française et aux Allemands entre les deux guerres mondiales, y a-t-il eu migration ? Pour répondre à cette double interrogation, cette communication propose de montrer, dans un premier temps, que le terme barbare a été un mot puis une notion, avant d’être un concept. Dans un second temps, mon propos montrera que le « nègre » a été le barbare subsaharien de l’époque coloniale tandis que le « boche » a tenu lieu de barbare occidental durant les deux guerres mondiales.

1. Barbare : du mot au concept

André Rousseau dit du barbare : « Un fait est sûr : c’est un “mot voyageur” […] qui n’a subi pratiquement aucune modification phonétique3. » L’affirmation tient d’autant plus qu’il estime son origine akkadienne et sumérienne. Cependant son champ sémantique a été remodelé. À sa source, il est employé pour décrire le langage incompréhensible des Cariens du sud-est de l’Asie Mineure. Le mot ne sert donc qu’à désigner la langue du non-Grec. En tant que mot, le terme « barbare » est dénué de toute connotation. Il est employé pour indiquer que le locuteur est un bredouilleur. Ces considérations illustrent que le mot « barbare » est essentiellement relié à l’altérité chez les Grecs. Il est la désignation de l’autre. Sous cet angle, le barbare peut être considéré comme l’égal du Grec, quoique différent de lui par sa langue, sa religion et sa culture. Il n’y a donc aucune représentation de l’autre. Celui-ci est reconnu entièrement dans son humanité. Cela a été possible par le fait que le mot barbare a servi à établir un binarisme – Grec ou Barbare –, qui permettait au premier de se définir par opposition au second : une opposition fondée sur la langue uniquement.

Michel Dubuisson abonde dans ce sens lorsqu’il souligne que ce binarisme est particulier. Car les Grecs ont disposé d’un terme générique pour désigner tout ce qui n’était pas eux bien avant de penser un terme correspondant pour se désigner eux-mêmes. Il souligne également le fait que le mot a une source plutôt poétique : il découle d’une onomatopée. Cette insistance sur l’origine du mot montre que son acception ne peut être considérée sur une base étymologique. Contrairement à André Rousseau qui met l’accent sur le lien possible entre le barbare et le loup, et donne au mot un sens ethnique et péjoratif, Dubuisson conclut :

En somme, ce ne sont pas les Barbares qui ont été définis, en négatif ou en creux, par rapport aux Grecs, mais bien les Grecs qui ont été définis par opposition aux Barbares : le terme « Ελλην », comme on sait, n’est pas chez Homère (du moins dans ce sens), et ce n’est pas un hasard si sa première définition, qui est aussi la plus célèbre, se trouve chez le φιλοβάρβαρος Hérodote. Cette particularité a tôt frappé les intellectuels grecs eux-mêmes : on ne peut mieux faire que renvoyer aux considérations développées par Thucydide dans « archéologie »4 !

C’est dans cette perspective qu’on lira Strabon qui estime que l’origine du terme ne contient aucune connotation péjorative. Il dit à ce sujet : « je pense que le mot “barbare” a été prononcé au départ comme une onomatopée s’appliquant à ceux qui parlent d’une façon peu distincte, rude et rauque, comme βατταρίζειν (bégayer), τραυλίζειν (bléser) et ψελλίζειν (balbutier)5. » Mais au cours de son histoire, le mot subira des transformations. Si sa forme demeure intacte, son acception varie, et ce dès son entrée dans le monde romain. Effectivement, il passera du bredouilleur de la Grèce archaïque à la bête sauvage tapie aux frontières de l’Empire et de la civilisation romaine6. Dans l’antiquité gréco-romaine, il s’appliquera aux êtres humains auxquels manque l’humanitas ; aux hordes menaçant les espaces civilisés. Pour Gérard Rabinovitch, cette transition du mot à la notion date du Ve siècle avant l’ère commune. C’est à cette période que le terme aura une signification culturelle et non plus simplement linguistique. Le « barbare » est alors quiconque vit hors des sphères de domination des Cités-États grecques. Le critère linguistique n’est plus, à ce moment, pris en compte. Car, le barbare était aussi bien celui qui parle le grec que celui qui ne le parle7.

Starobinski indique que cette époque inaugure l’établissement des notions de Barbarie et de Civilisation qui ne se définiront plus que par leur relation, dans une logique d’opposition et d’exclusion8. Dès lors, il fut établi une division entre les Grecs (et leurs vertus) et les barbares (et leurs vices). Gérard Rabinovitch affirme : « Cette distinction demeura – malgré les remarques d’Eratostène (livre II Geographia) qui avait proposé de ne pas opposer Grecs et Barbares, mais bons et mauvais : “il y a des Grecs mauvais et des barbares bons”9. », avait-il estimé. Claude Yvon fait remarquer dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert dans la suite des temps, les Grecs ne s’en servirent que pour marquer l’extrême opposition qui se trouvait entre eux et les autres nations. Ils se considéraient comme étant modernes. Ils estimaient qu’ils avaient perfectionné leur goût et contribué beaucoup aux progrès de l’esprit humain tandis que les autres nations n’étaient pas encore dépouillées de la rudesse des premiers siècles. Claude Yvon ajoute dans cette perspective que cette vision grecque du « barbare » est identique à celle des Romains. Il conclura que les Grecs et les Romains étaient jaloux de dominer plus encore par l’esprit que par la force des armes10.

Le terme a alors davantage la valeur d’une notion. Il permet de poser le Grec et le Romain en tant que citoyen, par opposition au barbare qui est non-citoyen. Cette position avait pour corollaire la perception de l’autre comme être inférieur. Cependant, cela ne signifie pas qu’il faille le combattre pour l’éliminer physiquement. Cette appréhension de l’autre sera vivace durant la période des invasions. L’accent sera mis sur la supériorité de la civilisation gréco-romaine. La notion permettra alors de créer un sentiment d’appartenance commune selon une logique de l’endogroupe qui fixe les frontières et rejette ce qui est de l’exogroupe. À l’époque moderne, la notion verra son contenu changer : il acquerra la valeur d’un concept.

J’entends par concept une représentation mentale d’une chose (objet animé ou inanimé) dont l’existence réelle peut concorder ou non avec l’idée. Il s’agit de l’image qu’un sujet se fait d’une chose tout en l’investissant d’une fonction et d’une connotation, sans que cette image ne corresponde à la réalité de la chose. À partir de là, le terme « barbare » dans les temps modernes peut être perçu comme un concept. Il renvoie à l’image de l’altérité. C’est au Vie siècle qu’il sera inscrit dans l’imaginaire théorique. Il sera chargé des valeurs figurées et affectives. L’imagologie française de l’altérité montre que les représentations de celle-ci ont toujours été basées sur la reconnaissance d’un dualisme entre soi et les autres. Le « barbare » en constitue l’une des figures saillantes qu’il faut affronter. Cette hypothèse est corroborée par Frédéric Ramel qui atteste : « Depuis Euripide jusqu’aux discours coloniaux du XIXe siècle, l’Occident a véhiculé de manière constante de telles représentations de l’altérité11. » Dans le domaine des sciences politiques actuelles, la production académique de ces dernières années constitue un écho de ce dualisme présent dans l’imaginaire populaire. On peut entendre Mark Salter12 soutenir que l’essor des théories des relations internationales est lié à l’identité occidentale qui doit être fondée, elle-même, sur la désignation permanente des Barbares.

À bien y regarder, on se rend compte que ces positions ne sont pas spécifiques au XXIe siècle. Elles sont caractéristiques de ce qui est appelé période des Grandes Découvertes, moment où l’opposition Civilisé/Barbare devient radicalement un élément constitutif de la modernité de l’Occident. Dès cette ère, l’Europe est posée en parangon. Elle constitue la Civilisation. Ses habitants conçoivent alors que hors de ces frontières, il n’y a que des barbares. Ceux-ci étant représentés comme tout ce qui pouvait détruire la récente tradition civilisatrice de l’époque13. Retraçant la représentation du barbare dans l’imaginaire français des temps modernes, Gérard Rabinovitch dira que celui-ci a été à la fois l’inculte, le rude et le cruel. Le barbare est reconfiguré autour de la figure du « primitif » et articulé dans une lecture dorénavant hiérarchique de la Civilisation. L’homme blanc occidental s’auto-décrétait supérieur et, en même temps, réintroduisait la figure du « primitif » dans le champ de la civilisation. Giraldi-Dei-Cas14 relève une migration du concept au début du XXe siècle à travers l’œuvre du Péruvien Ricardo Palma. Ce dernier en fait un marginal, considéré comme tel parce que n’appartenant pas à l’élite sociale. Giraldi ajoute que dans la pensée du sociologue Michel Wieviorka, « le barbare est celui qui vient mettre en cause ce que nous considérons être des valeurs universelles15 ». Il ressort des différents ouvrages cinq traits atemporels pour le caractériser. Le barbare est celui dont on ne comprend pas la langue et qui s’exprime mal dans la nôtre. Il vient d’un pays étranger à la civilisation de référence et en est éloigné dans l’espace. Manquant de culture, il doit être instruit. Caractérisé par sa sauvagerie et ses cris de guerre, c’est un être cruel et inhumain qui commet des actes de barbarie. Pour Alain Desjacques16, il faut ajouter à cela son caractère nomade, opposé au civilisé sédentaire, et sa figure eschatologique. À l’ère coloniale et durant les deux guerres mondiales, l’usage du terme barbare se fera dans son acception conceptuelle. C’est sous le prisme imagologique qu’il servira à appréhender l’altérité du « nègre ».

2. « Nègre » : barbare subsaharien de l’ère des empires coloniaux

Dans le discours colonial, le « nègre » est le barbare d’Afrique subsaharienne. Pour les tenants de la colonisation, la France se devait d’apporter la Civilisation à ces « peuplades » d’Afrique qui étaient alors enténébrées17. Cette conception de l’Africain en barbare se fondait sur le credo de l’homme blanc. Celui-ci consistait pour « l’homme blanc » à s’auto-définir et à représenter les autres sur la base de la race18. On sait, avec l’état actuel de la recherche, que cette notion n’est pas opératoire pour l’espèce humaine. Mais dans la pensée coloniale, il existe différentes races humaines qui prouvent la thèse évolutionniste. Il s’agit notamment des races : blanche, jaune, rouge et noire. La race noire, plus proche du singe, serait la plus attardée tandis que la blanche serait le plus haut niveau de l’évolution. La première articulation du crédo est, pour ainsi dire, que « l’homme blanc » est l’Humanité achevée tandis que le « nègre » est le chaînon manquant entre l’Homme et le singe. Jules Ferry, justifiant la colonisation, avancera comme principes et mobiles en faveur de la politique d’expansion :

Je disais qu’on pouvait rattacher ce système à trois ordres d’idées : à des idées économiques, à des idées de civilisation de la plus haute portée et à des idées d’ordre politique et patriotique. […] Un second ordre d’idées que je dois également aborder, le plus rapidement possible, croyez-le bien : c’est le côté humanitaire et civilisateur de la question. […] Il faut parler plus haut et plus vrai ! Il faut dire ouvertement qu’en effet les races supérieures ont un droit vis-à-vis des races inférieures… Je répète qu’il y a pour les races supérieures un droit, parce qu’il y a un devoir pour elles. Elles ont le devoir de civiliser les races inférieures19.

L’accomplissement d’une « mission civilisatrice20 » constitue donc le socle de l’idéologie coloniale. Toutefois, un autre pilier du crédo reconnaît que malgré ses efforts, « l’homme blanc » ne parviendra jamais à élever les êtres dont la nature est congénitalement inférieure à la sienne jusqu’à lui : « En conséquence, le fardeau de l’homme blanc doit être revu à la baisse : accepter de soigner les tares visibles de ses frères inférieurs suffira à peine21. » La mission de la France est non seulement d’apporter la civilisation, mais aussi de mettre en valeur le globe. Cela passe par la lutte contre la traite négrière. En effet, la répression contre l’esclavage fut, en ce qui concerne l’Afrique, l’un des arguments fondateurs de l’idéologie coloniale. « En vertu de sa “mission civilisatrice”, la France […] entend, par exemple, mettre fin à la traite intra-africaine et à la traite arabo-musulmane. L’esclavage est officiellement prohibé par les colonisateurs français dans leurs possessions africaines, tant au Maghreb qu’au sud du Sahara22 ». Sous cet angle, le colonialisme unit les humanistes, les moralistes et les religieux. Pour les premiers, le colonialisme est une voie qui permettrait de donner la dignité à l’Homme mis en esclave en l’affranchissant. Toutefois, l’affranchissement ne saurait être une fin en soi dans la mesure où les affranchis risquent d’être à nouveau des barbares s’ils n’ont pas été fécondés par l’unique civilisation reconnue. Pour les moralistes, la pratique de l’idéologie permet l’intervention d’une puissance qui donne la liberté à chaque individu. Grâce à l’idéologie coloniale, toutes les composantes de l’humanité sont libérées. Cependant, cette liberté ne peut être pleinement vécue que si l’on quitte ces oripeaux barbares. C’est un devoir pour les civilisés d’amener ceux qui sont en retard. Pour les religieux, la nécessité de la mise en pratique de cette idéologie est prouvée. Car, elle permet de sortir les non-chrétiens de la servitude humaine pour les placer sous la servitude de la doctrine religieuse et la soumission au civilisé.

À l’instar du Grec et du Romain, le Français concevra des préjugés sur son barbare. À travers la littérature et l’art, le « nègre » sera décrit dans des termes péjoratifs, identiques à ceux employés dans l’antiquité gréco-romaine. Dans la chanson Nénufar d’Alibert23, par exemple, on retrouve tous les stéréotypes employés à l’époque coloniale pour le décrire. Le titre de la chanson révèle, avant même d’avoir lu le texte, la représentation qui est faite de l’autre. Les termes employés pour établir la carte d’identité du génotype de ce barbare d’Afrique sont, entre autres : ridicule, pas intelligent, cruel, pas fiable, idiot, ne sachant pas parler français. Dans cette chanson, Alibert dit de lui : « Pour être élégant / C’est aux pieds qu’il mettait ses gants / Nénufar / T’as du r’tard / mais t’es un p’tit rigolard / T’es nu comme un vers / Tu as le nez en l’air / et les ch’veux en paille de fer […] / Faut pas croire toujours / c’que Nénufar raconte. » D’autre part, la référence à l’exposition coloniale rappelle qu’à cette période les « nègres » étaient enfermés dans des cages comme dans un zoo, pour assouvir la curiosité des visiteurs « blancs ». Le but de l’exposition coloniale était de prouver le bien-fondé des conquêtes et des colonies. La description physique du « nègre » renvoie, elle aussi, au barbare : sa laideur en fait un être immonde. Les descriptions rappellent sans cesse sa bouche lippue, son nez épaté, ses cheveux crépus et sa peau noire. Ces traits physiques sont, à cette époque, caractéristiques du barbare. Mais aujourd’hui, on se rend compte que certains d’entre eux font partie du canon de beauté. C’est le cas des lèvres et de la peau.

Image tirée du jeu de Mauclair Dacier vers 189024.

Alors que le « nègre » tenait lieu de barbare en Afrique équatoriale, l’avènement des deux grandes guerres donna lieu à un nouveau type de barbare : le « boche ».

3.« Boche » : barbare occidental de l’ère des empires coloniaux

Chaque époque a son barbare. Il en est de même de chaque peuple. Dès la Première Guerre, l’Allemand s’est vu attribuer cette étiquette. Aussi bien dans la littérature, la presse, la culture populaire que dans les discours officiels, « boche » rime avec barbare. Les titres d’ouvrages et de romans sont illustratifs à ce sujet. On citera ici l’Outrage des Barbares25, Barbarie allemande : les faits, les origines, les causes, la théorie26, La barbarie commence à un27. Sur le plan médiatique, Le Poilu, Les Boyaux du 95e, Le Petit Écho du 18e Territorial, Le Gafouilleur, entre autres, sont des journaux qui regorgent d’informations sur le sujet. Le premier constat que l’on fait à la lecture de ces journaux est que l’Allemand est presque systématiquement désigné par « boche ». Expliquant sa naissance et son évolution, l’auteur de Les insultes envers les Allemands soutiendra que « Le boche (1879) est une aphérèse d’Alboche. Le suffixe boche a été utilisé en argot : rigolboche (1860), italboche. Le croisement de cette construction avec d’autres expressions a renforcé les connotations négatives28 ». Il ajoute que le concept est parti d’Allemoche, avec un renforcement sur moche, « laid » ou boche qui désignait le mauvais sujet, le libertin vers 1866. Il rappelait aussi qu’il renvoie à la « tête de boche », qui est « une tête de bois, une tête dure à Marseille et c’est la boule qui sert à jouer à la pétanque29 ». Cet auteur indique également que le mot apparaît d’abord en Lorraine, à Metz en 1862. Or « le peu boch, c’est le vilain, le pas beau en dialecte lorrain. Le boche, ce ne serait donc pas simplement celui qui a le crâne dur, mais aussi celui qui a une tête laide et cela expliquerait le double emploi d’Allemoche et d’Alleboche30 ».

Ces traits sont visibles dans les images que les concepteurs visuels feront des Allemands durant la Guerre. Dans l’iconographie française de cette période, le soldat allemand se rapproche de l’animal. C’est une brute d’une laideur extrême. Il porte souvent une barbe mal taillée. Celle-ci est le signe de sa barbarie. Il est toujours coiffé d’un casque à pointe, même après que celui-ci ait été remplacé par le casque d’acier. « Le casque à pointe – le “couvre-Boche”, comme l’on dit alors – est en effet considéré comme le symbole de l’“archaïsme” du militarisme prussien, et pour cette raison souvent utilisé par la propagande31. » Le boche est le représentant de la « Kultur », figurée comme la négation de la Civilisation dont la France incarne, au plus haut degré, les valeurs. La « Kultur » allemande, aux yeux des français, n’est que grossièreté, vulgarité, matérialisme et contrefaçon. Le « boche » est, en outre, celui qui manque de raffinement. L’imagologie française dresse des portraits d’Allemands gras, gros, dodus et les assimile à ce qu’ils mangent. Cela dans le but de les réduire à quelque chose d’indigeste. Pierre Brouland rajoute qu’on fait aussi de l’Allemand une sorte de pourceau afin de lui ôter toute humanité. Il est alors caractérisé par la saleté, la sottise et la bestialité. C’est ce qui se donne à voir dans les figures ci-après.

Leurs faits d’armes ! Éditions MIRL de Lyon. Carte postale illustrée signée « Jehane »..

Toute image résultant d’une prise de conscience, l’imagologie peut de fait servir à lire la représentation mentale de l’étranger qui met en évidence les rapports de force entre deux cultures. L’image peut alors être perçue comme « un puissant révélateur des options et des opinions de la culture regardante32 ». À travers l’imagologie, il est possible de percevoir les options politiques et idéologiques de la culture regardante sur elle-même, d’une part. D’autre part, comme l’autre face d’une même pièce, on peut apercevoir les opinions de cette culture sur celle(s) qu’elle regarde. Cette hypothèse est justifiée par Joël Bernat au sujet du barbare33. Son texte illustre que le barbare fait partie des topoï incontournables qui permettent à un groupe social ou à un individu de localiser et de canaliser sa haine. Son utilité réside dans sa capacité à faciliter l’auto-définition. Dans le jeu binaire de symétries qui s’établit entre barbare et civilisé, « ce n’est pas l’humain (le joueur) qui change, mais les formes d’expression (les règles du jeu) qui évoluent : elles utilisent comme ressources la science, la culture ou la Morale34 ». Il s’agit donc d’une image phobique de l’autre. Ce fut le cas du « boche ».

On retrouve la canalisation de la haine du « boche » dans les journaux de guerre de cette époque. Parlant des Allemands, Félix Klein s’écrie : « Les Barbares ! Ce nom me faisait mal, naguère, […] et je l’estimais d’une polémique grossière ; or, l’événement prouve qu’il ne dit rien de trop. Quel autre peuple, au monde, se conduirait comme eux, envahirait des voisins pacifiques, les tuerait par milliers […]35 ? » Ces propos trouvent écho dans ceux de Géo Dorival qui compare le « boche » à la tuberculose dans une affiche de 1917. Il y écrit : « 2 fléaux : le Boche, la Tuberculose. L’aigle boche sera vaincu, la tuberculose doit l’être aussi36. » C’est dans cette perspective que l’on lira le sixième numéro du Gafouilleur qui, parlant de l’Allemand dans un article intitulé « Le voisin d’en face », publie les lignes suivantes :

Quand cet étranger vint s’installer dans le pays, sa mauvaise réputation l’avait précédé. Depuis, ce que nous avons pu connaître de ses mœurs et de ses habitudes ne nous donne pas bien haute opinion de sa personne. […] il répond plus généralement au nom de Fritz. […], disciple de notre Jean-Jacques, il rêve de voir revenir les hommes aux mœurs des premiers temps de l’humanité. Mais pour retrouver cet âge d’or, il faut d’abord passer une seconde fois par l’âge de pierre et faire retour aux coutumes de l’homme des cavernes. » Il est sauvage, gourmand, manque d’éducation.

4.Ouverture

Il existe une abondante littérature sur le barbare, la barbarie et leur champ sémantique. Ce propos voulait cerner uniquement la migration du concept à l’ère des grands empires coloniaux. Pour cela, il fallait d’abord montrer l’évolution du terme qui indique qu’il est tour à tour un mot, une notion et un concept. C’est en tant que concept qu’il a été appliqué aux Africains du sud du Sahara et aux Allemands. L’Africain n’était barbare qu’en tant que « nègre ». L’Allemand l’était en tant que « boche ». Il ressort de ces analyses que l’affect n’est pas le même selon qu’il s’agit du « boche » ou du « nègre ». Le Français aborde le barbare « nègre » avec compassion et paternalisme tandis qu’il éprouve de la haine à l’égard du barbare « boche ». On note un malaise dans la définition du concept. En effet, certains actes attribués aux Allemands et qui font d’eux des barbares sont posés par les Français en Afrique Équatoriale durant la période coloniale. C’est le cas des incendies des villages et des plantations ; des arrestations arbitraires et des tortures ; des séquestrations des enfants, des femmes et des vieillards ainsi que des viols. Cependant, l’entreprise coloniale n’a pas été perçue comme un projet barbare, encore moins ses agents comme des barbares.

Il se pose finalement la question du contenu et des critères de définition. Qu’est-ce qu’être barbare ? Qu’est-ce qu’être civilisé ? Donnant une réponse provisoire à cette double interrogation, André Tosel dit : « le civilisé est celui qui accomplit les capacités d’agir et de pensée où se construit l’humain : le barbare est celui qui ne connaît pas ou ne reconnaît pas l’humain défini par ses accomplissements dans l’agir et la pensée et qui les détruit faisant ainsi preuve d’une violence contre-productive37. » Ce qui se lit entre les mots de Tosel est que la civilisation est une agglomération d’agir et de pensée. Cette réponse ne peut être valable que dans certains contextes. Car, l’agir et la pensée puisent dans l’environnement qui entoure le sujet, dans ses besoins quotidiens et dans sa façon d’habiter le monde. Il est donc évident qu’on ne peut être civilisé que par rapport à un milieu spécifique. On ne peut pas être civilisé sans appartenir à un groupe. Or, ce qui est décrété comme civilisation dans un groupe ne l’est pas forcément dans un autre. Dans la suite de son propos, Tosel se pose la question « Quelles sont les formes concrètes de l’humain ? ». Cette interrogation a lieu d’être d’autant qu’il tente d’y répondre en ne prenant appui que sur la pensée « occidentale ». Or, c’est elle qui regarde les autres groupes et décrète ce qui est barbare ou qui ne l’est pas. Finalement, ne sommes-nous pas tous les barbares des autres ?

Notes et références

  • 1 Samuel P. Huntington, Le choc des civilisations, Paris, Odile Jacob, 2000.
  • 2 André Tosel, « Barbarie et choc des civilisations » [en ligne], http://www.lafauteadiderot.net/Barbarie-et-choc-des-civilisations, [consulté le 30 mai 2015].
  • 3 André Rousseau, « Le mot barbare dans le vocabulaire indo-européen », Études inter-ethniques, n°10, Lille, Université Charles de Gaulle Lille 3, 1995, p. 15-26.
  • 4 Michel Dubuisson, « Barbares et barbarie dans le monde gréco-romain », L’antiquité classique [en ligne], Tome 70, 2001. p. 1, http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/antiq_0770-2817_2001_num_70_1_2448 [consulté le 30 mai 2015].
  • 5 Strabon, cité par Michel Dubuisson, op. cit.
  • 6 Michel Dubuisson, op. cit.
  • 7 Hartog François, Le Miroir d’Hérodote, Paris, Gallimard, 1980.
  • 8 Jean Starobinski, « le mot civilisation » dans Le Remède dans le Mal, Paris, Gallimard, 1989.
  • 9 Gérard Rabinovitch, « Figures de la barbarie » dans Pardès, n° 38 (2005) [en ligne], p. 65-82, http://www.cairn.info/revue-pardes-2005-1-page-65.htm [consulté le 07octobre 2015].
  • 10 Yvon Claude, « Barbares » dans Diderot et d’Alembert [dir.], Encyclopédie [en ligne], p. 2, http://artflsrv02.uchicago.edu/cgi-bin/philologic/getobject.pl?c.1:380.encyclopedie0513 [consulté le 07octobre 2015].
  • 11 Frédéric Ramel, « Le barbare : une nouvelle catégorie stratégique ? » dans Stratégique [en ligne], 2009, p. 685, https://hal-sciencespo.archives-ouvertes.fr/hal-01052803 [consulté le 30 mai 2015].
  • 12 Mark B. Salter, Barbarians and Civilization in International Relations, Londres, Pluto Press, 2002, passim.
  • 13 Norbert Élias, La Civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Levy, 1973.
  • 14 Norah Giraldi-Dei-Cas [dir.], Lieux et figures de la barbarie, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, 2014, p.13.
  • 15 Ibidem.
  • 16 Alain Desjacques, « Y a-t-il une civilisation de Barbares ? Le cas des Mongols dans l’histoire » dans Norah Giraldi-Dei-Cas [dir.], op. cit., p. 78.
  • 17 Lire à ce propos, entre autres, Benjamin Stora, La guerre des mémoires. La France face à son passé colonial, Paris, éditions de l’aube, 2007 ; Eugène-Jean Duval, Aux sources officielles de la colonisation française 1870-1940, Paris, L’Harmattan, 2008 ; Yves Monnier, L’Afrique dans l’imaginaire français : (fin du XIXdébut du XXe siècle), Paris, L’Harmattan, 1999.
  • 18 Lire à cet effet, entre autres, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire et al., Culture coloniale 1871-1931. La France conquise par son empire, Paris, Autrement, 2003 ; Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, Paris, Table Ronde 1972, Hachette, coll. « Littératures », 2005 ; Arthur Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines, Paris, P. Belfond, 1853-1855.
  • 19 Discours prononcé par Jules Ferry à la Chambre des députés le 28 juillet 1885.
  • 20 Ce fut ce sur quoi se fondait la politique coloniale appliquée à l’Afrique et à l’Amérique du Nord. Francis Garnier écrira à ce propos dans La Cochinchine française : « Un pays comme la France, quand il pose le pied sur une terre étrangère et barbare, doit-il se proposer exclusivement pour but l’extension de son commerce et se contenter de ce mobile unique, l’appât du gain ? Cette nation généreuse dont l’opinion régit l’Europe civilisée et dont les idées ont conquis le monde, a reçu de la Providence une plus haute mission, celle de l’émancipation, de l’appel aux Lumières et à la liberté des races et des peuples encore esclaves de l’ignorance et du despotisme. », pp. 44-45.
  • 21 Alain Ruscio, Le crédo de l’homme blanc, Paris, Complexe, 2002, p. 36.
  • 22 Sophie Dulucq et al., Les mots de la colonisation, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2008, p. 45.
  • 23 Alibert, Nénufar, chanson choisie pour le Marche Officielle de l’Exposition Coloniale en 1931.
  • 25 Il fut écrit en juillet 1917, après les destructions dans la région de Chauny-Noyon, lors du repli allemand de 1917. Dans la présentation de l’œuvre, on peut lire : « Il s’agit d’une plaquette in-8 éditée pour la remise des prix de 1917 et réservée aux enfants des écoles françaises. C’est un ouvrage patriotique ”anti-boche”, genre littéraire alors très en vogue », [en ligne], http://memchau.free.fr/lotioutrage.pdf [consulté le 23 mai 2015].
  • 26 Paul Gaultier, Barbarie allemande : les faits, les origines, les causes, la théorie (1917) [en ligne], gallica.bnf.fr.
  • 27 André Prudhommeaux, « La barbarie commence à un », Agone  [en ligne], 35-36, 2006, http://revueagone.revues.org/602 [consulté le 27 janvier 2015].
  • 28 Document numérique, http://monsu.desiderio.free.fr/curiosites/allemand3.html [consulté le 23 mai 2015].
  • 29 Ibidem.
  • 30 Ibidem.
  • 31 Pierre Brouland, Guillaume Doizy [dir], La Grande Guerre des cartes postales [en ligne], http://www.lagrandeguerredescartespostales.com/ [ consulté le 03 mai 2015].
  • 32 Daniel Henri Pageaux, Recherche sur l’imagologie : de l’Histoire culturelle à la Poétique, Paris, Sorbonne Nouvelle, 1995, p. 136.
  • 33 Joël Bernat, « ”Je est barbare”, et notre inconsolable besoin de barbarie » dans Jean Schillinger, Philippe Alexandre [dir.], Le Barbare. Images phobiques et réflexions sur l’altérité dans la culture européenne, Bern, Bruxelles, Frankfurt am Main, New York, Oxford, Wien, P. Lang, 2008, p. 13-24.
  • 34 Ayse Pirim, « Jean Schillinger, Philippe Alexandre, éds, Le Barbare. Images phobiques et réflexions sur l’altérité dans la culture européenne », Questions de communication [en ligne], (2009) http://questionsdecommunication.revues.org/1149, [consulté le 07 mai 2015].
  • 35 Félix Klein, « La guerre vue d’une ambulance » dans Paul Christophe, 1914-1915, quand Dieu se tait. La barbarie racontée jour après jour, Paris, Cerf, 2014, pp. 40-41.
  • 36 Voir Jean-Pierre Turbergue, 1914-1918. Les journaux de tranchées. La Grande Guerre écrite par les Poilus, Paris, éditions des petits chouans, p. 159.
  • 37 André Tosel, Barbarie et choc des civilisations [en ligne], http://www.lafauteadiderot.net/Barbarie-et-choc-des-civilisations [consulté le 30 mai 2015].

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ISSN  2534-6431