Genres et enjeux de légitimation

Audrey Garcia

19/11/2016

Reposant sur l’établissement de contrastes qui permettent de dégager des traits distinctifs pertinents, l’activité classificatoire se trouve au cœur des processus d’élaboration des savoirs. En littérature et plus généralement dans les arts, c’est la notion de « genre » qui sert à opérer un ensemble de discriminations indispensables au travail de conceptualisation de divers pans de la production culturelle.

Bien que génératrice de nombreuses taxinomies dont on peut facilement mesurer l’efficacité pratique dans notre vie quotidienne — des étiquettes comme « polar » ou « rap » aident non seulement la pensée à reconnaître immédiatement une forme particulière mais également le potentiel acheteur à s’orienter vers ou tel ou tel rayonnage en fonction de ses goûts —, il s’agit de l’une des notions théoriques les plus nébuleuses et par là-même des plus polémiques. Et cela parce qu’elle fait, selon les cas, entrer en jeu des critères taxinomiques très divers. Tentant d’en résumer la totalité dans le domaine littéraire, Daniel Couégnas, de façon emblématique, énumérait :

Un genre, ce sera donc à la fois : un ensemble de propriétés textuelles, de contraintes matérielles, structurelles, pragmatiques (horizon d’attente, contrat de lecture) ; une série de règles, de conventions esthétiques et formelles ; une tradition d’œuvres, un espace intertextuel, avec des mécanismes de reproduction, d’écart, d’opposition, de dépassement ; un ensemble d’œuvres présentant, hors de tout lien historique, des similitudes, en particulier thématiques1
.

Le troisième numéro de la revue À l’épreuve souhaiterait interroger cette complexité de la notion de « genre » sans se limiter pour autant aux seuls aspects « poétiques » de la question : quels sont les traits définitoires d’un genre ? Les modèles génériques élaborés par la théorie sont-ils opératoires lorsque nous les confrontons à la diversité foisonnante des produits culturels ? S’il s’agit là de deux questionnements certes incontournables sur la notion, la formulation de la thématique du numéro invite également à accorder une importance particulière aux implications idéologiques et axiologiques du geste d’étiquetage générique. Car l’association d’un objet culturel et d’un genre ne vise pas toujours à une fin exclusivement descriptive mais dissimule souvent une intention prescriptive. Classifier revient parfois non simplement à départager mais également à établir une hiérarchie entre les « grands » et les « petits » genres. Ainsi comme le rappelait Pierre Bourdieu tout effort de taxinomie n’est jamais totalement étranger à une certaine violence symbolique :

Mettre des formes, c’est donner à une action ou à un discours la forme qui est reconnue comme convenable, légitime, approuvée, c’est-à-dire une forme telle que l’on peut produire publiquement, à la face de tous, une volonté ou une pratique qui, présentée autrement, serait inacceptable2
.

Les articles réunis ici proposent chacun un éclairage différent sur l’ensemble de ces enjeux formels et idéologiques de la notion dans des domaines variés. Le numéro se structure autour de quatre parties. Les trois premières constituent le dossier principal traitant la question de ce numéro : « Genres et enjeux de légitimation ». La dernière réunit les actes de la journée doctorale annuelle du laboratoire RIRRA 21 qui a eu lieu le 9 avril 2015.

 

1. Produits culturels, modèles génériques : fusion ou friction ?

 

La première partie intitulée « Produits culturels, modèles génériques : fusion ou friction ? » interroge les rapports entre la théorie et les réalités d’une production culturelle plurielle : littéraire, cinématographique, bédéique, médiatique. Comment et à partir de quels traits spécifiques doit-on définir un genre ? Les définitions génériques sont-elles opératoires lorsque nous les confrontons à l’infinie diversité des objets culturels ?

L’article liminaire de David Laporte intitulé « Du genre à la généricité. Prolégomènes à une poétique du roman de la route québécois », propose une synthèse sur les grandes théories modernes qui portent sur les genres littéraires tout en plaidant pour une conception constructiviste de la notion : par une étude précise des couvertures des romans de route québécois, l’auteur montre que le genre ne doit pas être conçu comme un canon immuable mais davantage comme une construction sans cesse changeante à laquelle participent, à part égale, tous les pôles de la communication littéraire, auteurs, éditeurs et lecteurs.

Dans une démarche semblable l’article d’Isabelle-Rachel Casta « Sale comme une image : couvertures, généricité et sexuation par les choix iconiques ? », constitue une étude de la poétique des couvertures d’un autre genre qui a récemment connu un immense succès commercial grâce à la saga Twilight : les « thanatofictions ». Dans son analyse l’auteure insiste notamment sur le fait que pour les « thanatofictions », la reconnaissance générique est d’abord et avant tout visuelle et s’effectue grâce à un objet-livre saturé de symboles.

Dans son article « Contre ou au-delà du roman graphique ? La bande dessinée contemporaine face à ses délimitations », Martin Côme retrace d’abord l’histoire des deux termes dont l’opposition a depuis longtemps structuré le débat théorique sur les arts de la narration figurative séquentielle : la « bande dessinée » et le « roman graphique ». L’auteur s’intéresse ensuite plus précisément à ce pan de la bande dessinée contemporaine qui s’écarte sciemment des codes du roman graphique autrefois lieu important d’avant-garde mais désormais assimilé par la culture dominante en bande dessinée.

L’article de Florent Christol « Her Body, Himself de Carol Clover et la figure de la Final Girl : une généalogie contestable », confronte aux grandes théories sur le slasher les réalités de la production cinématographique. En plaidant pour une réévaluation du film Carrie de Brian De Palma et pour son réintégration dans la lignée des slasher, l’auteur montre que le personnage de la « final girl » présenté par les historiens du cinéma comme l’un des traits définitoires du genre s’avère en un sens problématique.

Dans le dernier article de cette première partie, « Obsolescence de genres classiques et émergence de nouveaux genres populaires en contexte de participatory culture ? », Sylvie Lorenzo interroge la pertinence de la notion de « genre » au temps d’internet et d’une production audiovisuelle participative prolifique. En étudiant tous les produits culturels présents sur YouTube et liés à l’univers fictionnel de Game of Thrones, l’auteure montre les limites d’une approche générique classique et l’intérêt de remplacer la notion de « genre » par celle de « format de genre » beaucoup plus adaptée au caractère évolutif et plastique des productions numériques.

 

2. De l’usage des genres : auteurs, critiques, éditeurs et bibliothèques

 

La deuxième partie de ce numéro intitulée « De l’usage des genres : auteurs, critiques, éditeurs et bibliothèques », regroupe cinq articles qui analysent les enjeux axiologiques de la notion de genre et sa place dans les diverses stratégies de positionnement dans le champ culturel.

L’article de Justine Pédeflous « Le paratexte dans les contes fantastiques espagnols du XIXe siècle : autojustification et mises à distance d’un genre décrié », étudie les différentes stratégies adoptées par les auteurs espagnols de récits fantastiques afin de promouvoir leurs œuvres dans le contexte littéraire du XIXe siècle où le réalisme est érigé en canon.

Marion Brun, dans son article « Marcel Pagnol et la légitimation du genre scénaristique : vers une nouvelle forme de pièce de théâtre », étudie la place de l’hybridation générique dans la pratique d’écriture pagnolienne. Elle montre comment l’auteur, par le brouillage des frontières entre les genres scénaristique et dramatique, crée une œuvre originale qui se détache nettement du reste de la production dramaturgique de son époque.

L’article de Violaine Beyron, « Introduction et enjeux de la littérature pour jeunes adultes dans le paysage éditorial français », explore la façon dont certaines pratiques éditoriales aboutissent à l’émergence de nouveaux genres. L’auteure s’intéresse plus précisément au phénomène de la littérature pour jeunes adultes, un genre issu d’une volonté, de la part des éditeurs, d’élargir un pan de la littérature jeunesse vers un public plus large et plus âgé, un geste qui n’est pas sans conséquence en termes de légitimité culturelle.

Fabienne Soldini, dans son article « Du genre comme principe légitimant : romans policiers et critiques littéraires », s’intéresse à la place qu’occupe le roman policier dans le discours critique. Dépouillant un vaste ensemble de revues littéraires contemporaines, l’auteure détaille le long processus de légitimation du genre et ses conséquences, notamment le développement de nombreux sous-genres.

Le dernier article de cette partie étudie également le polar mais dans une perspective différente. Cécile Rabot, en puisant dans une enquête réalisée de 2004 à 2011 dans les bibliothèques de la Ville de Paris, montre dans son article « Le roman policier en bibliothèque : institutionnalisation et légitimation d’un genre littéraire », comment les bibliothèques, en tant qu’institution, ont efficacement participé, grâce à diverses stratégies (patrimonialisation, esthétisation, auctorialisation), à la légitimation progressive et toujours en cours de ce genre.

 

3. Évolution des genres dans l’Histoire des arts

 

La troisième partie du numéro, intitulée « Évolution des genres dans l’histoire de l’art » traite de l’émergence et de la légitimation de genres picturaux aux XVIIe et XVIIIe siècles. Ainsi, par rapport à un même canon établi par l’Académie royale de peinture et de sculpture, chaque article s’attache à un genre précis.

Tout d’abord, Élodie Cayuela dans « Le portrait dans la France des Lumières : entre dénonciation et légitimation d’un genre pictural » étudie le cas du portrait, qui est considéré comme inférieur au « grand genre » de la peinture d’histoire, et s’attache à dégager les étapes et les facteurs de sa légitimation progressive.

C’est à la peinture animalière que Loreline Pelletier se consacre dans « Genres et sous-genres picturaux en France du temps de l’Académie royale de Peinture : le cas de la peinture animalière ». Après avoir étudié la place de la peinture animalière au sein de la hiérarchie académique, elle se concentre sur les critères définitoires en diachronie afin de voir dans quelle mesure les difficultés de caractérisation du genre peuvent en affecter la légitimation.

Enfin, « Réinventer la peinture d’histoire au XVIIIe siècle et la stratégie des femmes pour légitimer leur place dans l’Art » double la question du genre pictural avec celle du « gender » en montrant comment investir un genre donné peut servir une stratégie de conquête du champ artistique. Perrine Vigroux s’intéresse ainsi au genre de l’allégorie comme voie d’investissement de la peinture d’histoire par les femmes.

 

4. Actes de la 7e journée doctorale "Work in Progress"

 

La dernière partie du numéro offre un panorama des travaux présentés par les doctorants du Rirra21 lors de la journée doctorale du 9 avril 2015.

Karin Wackers Espinosa propose, dans « L’Espace exalté dans le théâtre urbain d’Ernest Pignon-Ernest », un premier état de ses recherches sur l’artiste plasticien et ses collages urbains. Elle déploie donc ici sa réflexion esthétique sur la notion de figure dans son rapport à l’espace.

En arts du spectacle, l’article de Mathilde Marcel, « Écrire pour la rue » est consacré aux processus collectifs de création en retraçant deux parcours : Borderline Blues de la Fabrique Fastidieuse et Regards en biais de la compagnie Hurlante.

C’est également la question de l’espace et du lieu qui est traitée dans le dernier article intitulé « Pratiques et représentations du lieu dans La Prisonnière du désert de John Ford ». À partir de la représentation de Monument Valley dans le film de Ford, Fabien Meynier interroge les implications diégétiques et politiques de la représentation de l’espace.

 

5. Remerciements

 

Nous souhaiterions clore cette partie introductive en remerciant chaleureusement tous les membres du laboratoire Rirra21 (doctorants, chercheurs et enseignants-chercheurs) qui ont contribué de façon décisive au choix du thème retenu pour ce troisième numéro.

Merci également à tous les membres du comité scientifique de la revue, pour leur soutien constant, leur disponibilité et leur aide précieuse.

 

6. Sommaire

 

Produits culturels, modèles génériques : fusion ou friction ?

David Laporte (Université du Québec à Trois-Rivières), Du genre à la généricité. Prolégomènes à une poétique du roman de la route québécois

Isabelle-Rachel Casta (T&C, Université d’Artois), « Sale comme une image » : couvertures, généricité et sexuation par les choix iconiques ?

Côme Martin (Université Paris-Sorbonne), Contre ou au-delà du roman graphique ? La bande dessinée contemporaine face à ses délimitations

Florent Christol (RIRRA 21, Université Paul-Valéry), Her Body, Himself de Carol Clover et la figure de la Final Girl : une généalogie contestable

Sylvie Lorenzo (Université de Limoges), Obsolescence de genres classiques et émergence de nouveaux genres populaires en contexte de participatory culture ?

 

De l’usage des genres : auteurs, critiques, éditeurs et bibliothèques

Justine Pédeflous (CRIMIC, Université Paris-Sorbonne), Le paratexte dans les contes fantastiques espagnols du XIXe siècle : autojustification et mises à distance d’un genre décrié

Marion Brun (CELLF 19e-20e, Paris IV), Marcel Pagnol et la légitimation du genre scénaristique : vers une nouvelle forme de pièce de théâtre

Violaine Beyron, Introduction et enjeux de la littérature pour jeunes adultes dans le paysage éditorial français

Fabienne Soldini (Aix Marseille Univ, CNRS, LAMES, Aix-en-Provence), Du genre comme principe légitimant : romans policiers et critiques littéraires

Cécile Rabot (CESSP, Université Paris Nanterre), Le roman policier en bibliothèque : institutionnalisation et légitimation d’un genre littéraire

 

Évolutions des genres dans l’Histoire de l’Art

Élodie Cayuela (CRISES, Université Paul Valéry), Le portrait dans la France des Lumières : entre dénonciation et légitimation d’un genre pictural

Loreline Pelletier (IRHiS, Lille 3), Genres et sous-genres picturaux en France du temps de l’Académie royale de Peinture : le cas de la peinture animalière

Perrine Vigroux (CRISES, Université Paul-Valéry), Réinventer la peinture d’histoire au XVIIIe siècle et la stratégie des femmes pour légitimer leur place dans l’Art

 

Actes de la journée doctorale  « Work in Progress »

Karin Wackers-Espinoza (Rirra21, Université Paul-Valéry), L’espace exalté dans le théâtre urbain d’Ernest Pignon-Ernest

Mathilde Marcel (Rirra21, Université Paul-Valéry), Écrire pour la rue

Fabien Meynier (Rirra21, Université Paul-Valéry), Pratiques et représentations du lieu dans La Prisonnière du désert de John Ford

 

 

Notes et références

  • 1Daniel Couégnas, Introduction à la paralittérature, Paris, Seuil, 1992, p. 60.
  • 2Pierre Bourdieu, « Habitus, code et codification », Actes de la recherche en sciences sociales, Vol. 64, septembre 1986, p. 43.

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