Dans La Prisonnière du désert de John Ford, deux récits sont représentés qui peuvent rentrer en contradiction. Le premier organise la fiction, celle d’Ethan Edwards et de ses compagnons à la recherche de la jeune Deborah enlevée par les Comanches. Une chasse à l’homme de plusieurs années à travers l’Ouest américain permettra de ramener la jeune fille devenue femme au sein de la communauté. Le second récit représenté par le film est celui des déplacements de plusieurs personnages dans le périmètre restreint de Monument Valley, à la frontière entre l’Arizona et l’Utah, passant et repassant sans cesse dans les mêmes zones géographiques, reconnaissables notamment par les buttes qui parsèment la plaine désertique. Autrement dit, nous assistons en même temps à la représentation d’un récit fictionnel, et à l’enregistrement d’individus agissant dans un lieu reconnaissable.
Ces deux perspectives de lecture paraissent paradoxales mais sont inhérentes au dispositif cinématographique : la caméra filme une fiction dans un lieu qu’elle partage avec elle. Anne Goliot-Lété le rappelait justement : « le lieu embrasse à la fois une situation et le point de vue qui la génère, à partir duquel le lieu devient l’image en mouvement d’un lieu1
. »
Ces deux perspectives engagent par ailleurs des présupposés différents mais complémentaires : soit le film représente un espace ou une série d’espaces fictionnels, soit il représente un lieu référentiel dans lequel vont agir des personnages. L’objectif de cet article sera de comprendre quels peuvent être les avantages d’une prise en compte et d’une analyse de la représentation du lieu dans le film de John Ford. Mais aussi, et plus largement, essayer d’établir quels peuvent être les intérêts d’un travail définitionnel du lieu au cinéma, dans un dialogue avec d’autres notions comme celle de l’espace2
.
Dans le champ des sciences humaines, de nombreux chercheurs ont essayé de définir les deux notions, dans le but de proposer des cadres terminologiques clairs, mais aussi pour faire dialoguer les deux termes avec divers objets d’étude. Qu’est-ce qu’un lieu ? Comment le définir ? Quelles relations entretient-il avec l’espace ?
Au cinéma, le lieu est problématique parce qu’il peut désigner deux instances qui s’entremêlent et qui sont généralement considérées comme antagonistes : le lieu de tournage du film, qui se réfère aux moyens mis en œuvre pour produire l’œuvre, et l’espace représenté à travers la fiction, le plus souvent envisagée à partir des notions de mise en scène, d’esthétique ou de style du réalisateur.
Dans le cas du film de John Ford, ce questionnement est d’autant plus pertinent que le lieu du film semble particulièrement difficile à cerner. D’abord compte tenu de l’importance du lieu de tournage dans l’œuvre du cinéaste. Ensuite parce que la représentation de l’espace et la contextualisation géographique sont des éléments particulièrement importants pour l’insertion du film dans un genre bien défini, le western.
Par ailleurs, nous verrons que la prise en compte du lieu dans l’analyse du film permet de comprendre les implications politiques de la représentation de l’espace dans le film.
1. Qu’est-ce qu’un lieu ?
Depuis une cinquantaine d’années, les tentatives pour définir la notion de lieu se sont multipliées au sein des sciences humaines. Le plus souvent, ces recherches ont essayé de définir la notion comparativement à celle d’espace. Dans cette perspective, le lieu a souvent été considéré comme un espace singulier, auquel sont attribuées des valeurs ou des fonctions spécifiques. À partir d’études expérimentales, Yi-Fu Tuan a constaté que l’appellation d’espace ou de lieu pour définir une partie de l’étendue dépend des valeurs et des pratiques qu’on lui attribue. Nous ne faisons pas les mêmes actions, nous ne nous comportons pas de la même façon et nous ne ressentons pas les mêmes sensations si nous sommes dans un lieu ou dans un espace. Le lieu est un espace que nous identifions comme unique et singulier : « L’espace se transforme en lieu lorsqu’il acquiert une définition et un sens3
. » Le lieu est donc un espace doté d’une signification par un groupe ou un individu. Par ailleurs, pour que l’espace acquière un sens et puisse être considéré comme un lieu, il doit être organisé, c’est-à-dire que les éléments qui le composent, qu’ils soient naturels ou produits par l’homme, doivent être pensés comme les parties d’un tout autonome. Pour Yi-Fu Tuan, le lieu est donc « un monde de significations organisées4
» se détachant des autres portions spatiales et pouvant ou non établir des liens avec elles.
Dans une perspective très différente, Jacques Derrida s’est lui aussi penché sur la notion de lieu à partir du concept de « khôra », originaire de la philosophie platonicienne et plus particulièrement extrait du Timée. Dans ce texte, Platon détermine un troisième « genre » ou « matériau », placé entre l’intelligible et le sensible, c’est la « khôra ». Ce matériau est un genre hybride difficile à définir pour le philosophe :
Il y a une troisième espèce, un genre […] qui est toujours, celui du « matériau » qui n’admet pas la destruction, qui fournit un emplacement à tout ce qui naît, une réalité qu’on ne peut saisir qu’au terme d’un raisonnement bâtard qui ne s’appuie pas sur la sensation ; c’est à peine si on peut y croire5
.
La « khôra » serait donc le réceptacle de toute chose, le matériau qui permet aux éléments sensibles d’être perceptibles par nos sens. Pour Derrida, cette indécision quant au statut de la « khôra » en fait un élément politique, plus particulièrement le réceptacle des actions de l’homme sur le monde et des relations interpersonnelles. La « khôra », pour Derrida, de par son indécision définitionnelle, est ce qui permet l’action humaine et les relations de pouvoir :
La polysémie ordonnée du mot comporte toujours le sens de lieu politique ou plus généralement de lieu investi, par opposition à l’espace abstrait. Khôra « veut dire » : place occupée par quelqu’un, pays, lieu habité, siège marqué, rang, poste, position assignée, territoire ou région6
.
On voit bien avec les réflexions de Derrida comment la notion de lieu évoque l’action de l’homme, des sociétés et des groupes sur le monde, pour organiser l’espace en espace commun, l’habiter et l’organiser en vue d’un projet politique donné. De ce fait, on peut considérer que l’identité du lieu dépend de trois critères qui le définissent et permettent de déterminer son rôle dans une organisation humaine : son histoire, sa fonction et sa forme. Quels événements ont traversé le lieu ? Quel rôle symbolique lui est attribué ? Qu’est-ce qu’on y fait ? Quel aspect spécifique revêt-il ? C’est en répondant à ce type de questions que l’on peut déterminer ce qui fait d’une portion d’espace un lieu à part entière.
Ces trois éléments déterminants d’un lieu fondent également un certain nombre de pratiques qui lui sont associées. Puisque le lieu est signifiant, organisé, habité et façonné, il est soumis à une ou plusieurs pratiques. C’est parce qu’un certain nombre d’individus réalisent des actions et vivent dans une portion d’espace donnée qu’un lieu peut émerger. Il est donc vécu avant d’être pensé. Bien plus, c’est parce que le lieu est habité selon des pratiques originales et spécifiques qu’il peut être pensé comme un lieu à part entière se détachant du reste de l’espace. Pour ce qui est du film, cela nous permet de penser l’analyse des lieux au cinéma d’abord et avant tout à partir de la relation entre les personnages et l’espace. Ce qui définit un lieu au cinéma, ce sont les différentes pratiques de l’espace par les personnages.
Michel de Certeau avait déjà montré le rôle primordial de la pratique dans la détermination d’un espace en lieu et inversement. Pour lui, les deux notions se distinguent en termes d’action et de dynamisme : « L’espace est un croisement de mobiles. Il est en quelque sorte animé par l’ensemble des mouvements qui [se] déploient [dans le lieu]. A la différence du lieu, il n’a donc ni l’univocité ni la stabilité d’un “propre”. En somme l’espace est un lieu pratiqué7
. » Mais de Certeau insiste sur un élément qui sera important pour nous dans l’analyse de l’œuvre cinématographique8
: Ce qui distingue un lieu d’un autre, c’est d’abord le récit auquel il est rattaché. La pratique d’un lieu c’est avant tout la constitution de récits qui vont lui donner une histoire, une fonction et une forme pour déterminer sa place dans une organisation sociale : « Les récits effectuent donc un travail qui, incessamment, transforme des lieux en espaces ou des espaces en lieux9
. » Les pratiques et les récits entrent dans un rapport dialectique et s’autodéterminent l’un l’autre. Les pratiques créent des récits qui à leur tour façonnent des pratiques. Cependant, ce mouvement dynamique entre pratiques et récits oblige à penser leurs relations en termes politiques. Les récits ne sont pas figés dans des lieux qui les rendraient stables et immobiles. Au contraire, ils sont en perpétuelle évolution, en fonction des pratiques qui les modifient, voire en créent de nouveaux. Les récits attachés à un lieu sont soumis à des luttes politiques entre des récits « nationaux » et des récits « délinquants ». Autrement dit, une lutte entre des récits majoritaires et d’autres minoritaires ou marginaux. Le récit n’est donc pas un développement unilatéral et univoque d’un lieu. Au récit national qui circonscrit, délimite des frontières, promeut des usages spécifiques et une direction déjà tracée, s’opposent des récits « délinquants » qui s’immiscent constamment dans les failles du lieu pour perturber l’organisation du récit national.
Ces recherches sur les deux notions d’espace et de lieu permettent de comprendre l’appropriation de l’étendue comme le résultat d’un conflit entre des forces sociales et politiques. C’est par un certain nombre de pratiques et de récits que l’espace devient un lieu, un « théâtre d’action10
» pour la constitution de discours, d’affects et de communautés qui s’opposent et entrent en conflit. On comprend également comment ces perspectives de recherches peuvent nous être utiles dans l’analyse de représentations artistiques. En définissant l’espace comme le creuset d’enjeux pratiques, politiques et narratifs, la notion de lieu permet d’insister sur une vision dynamique de l’espace, de penser ses formes et ses représentations en lien avec des discours politiques. En somme, l’étude des lieux dans l’analyse d’une œuvre artistique permet de mieux saisir les implications politiques des formes esthétiques.
2. John Ford et Monument Valley
Au cinéma, l’utilisation de cette notion peut être particulièrement intéressante compte tenu de l’importance accordée à la représentation de l’espace, mais aussi du degré très élevé d’analogie entre la représentation cinématographique et le référent filmé. La reconnaissance visuelle, dans certains films, de lieux connus qui ont une valeur symbolique ou historique déjà établies peut être à la base de significations complémentaires à celles du récit11
. Mais avant même la reconnaissance référentielle, c’est d’abord la mise en scène d’un espace spécifique et l’insertion de personnages en son sein qui peuvent faire de l’espace cinématographique un lieu. C’est cette particularité de l’espace au cinéma, toujours tendu entre l’enregistrement et la reconnaissance référentielle d’une part, et la création d’un espace abstrait par la mise en scène d’autre part, qui fait tout l’intérêt d’une étude des lieux dans les films. Antoine Gaudin rappelait récemment cette singularité de l’espace cinématographique :
Il faut cependant noter que cette relation particulière à l’espace n’est pas non plus le résultat automatique de l’ontologie technique reproductrice du médium film […]. Au contraire, cette relation n’est obtenue qu’au prix de la mise en place d’un dispositif artistique conscient et rigoureux qui aménage, par le style de la mise en scène, des structures de réception pour certaines puissances sensibles liées à l’existant matériel12
.
John Ford a beaucoup joué sur ces deux aspects de la représentation cinématographique de l’espace pour donner toute son importance aux lieux filmés, et, au premier chef, le lieu de Monument Valley présent dans sept de ses films13
. Cette insistance à représenter autant de fois le même lieu est une exception dans le système hollywoodien classique qui privilégiait au contraire le tournage en studio. Mais surtout, la présence récurrente de Monument Valley dans ces films peut aller jusqu’à perturber la « bonne » lecture des récits, comme l’explicite Martin Lefebvre :
La reprise d’un lieu si hautement identifiable que Monument Valley et reconnaissable de film en film, où, néanmoins, il représente des espaces diégétiques différents, crée une situation particulière qui risque fort de pousser le spectateur des films de Ford à arrêter son regard sur l’espace, et ce indépendamment de sa narrativisation au sein de chacun des films en question et l’absence de stratégies formelles d’autonomisation. […] N’est-ce pas dés lors ce dernier [le récit] qui est asservi à l’espace, au paysage, et non le contraire14
?
Dès lors, la représentation de Monument Valley devient aussi importante dans ces films que les récits. Ou, bien plus, les récits mis en scène ne peuvent être pleinement appréhendés qu’en rapport avec le lieu qui les accueille. Pour saisir plus précisément ce mouvement dialectique au sein de l’œuvre de John Ford, nous allons nous focaliser sur le cinquième film que le cinéaste tourne à Monument Valley, La Prisonnière du désert. Pour Ford, ce film est important à plusieurs titres. Tout d’abord, c’est le premier western qu’il réalise depuis que sa société de production, « Argosy Pictures », s’est effondrée. Il avait fondé cette société avec Merian C. Cooper en 1946 pour s’émanciper des majors et acquérir une certaine liberté économique. La Prisonnière du désert marque donc le retour de Ford au sein des studios à un statut d’employé. Par ailleurs les thèmes abordés dans le film confirment que c’est bien la fin d’un cycle pour Ford : pour la première fois de manière aussi claire, il présente les guerres indiennes comme des massacres motivés par des sentiments racistes. Le protagoniste est un personnage très ambivalent : il n’est plus le valeureux cowboy empli de bons sentiments, mais plutôt un vieux mercenaire qui alimente une haine féroce envers les Indiens.
Dans ce film, qui met en scène de nombreuses zones géographiques de Monument Valley, nous nous focaliserons sur deux buttes ou groupes de buttes précisément. Il s’agit de Mitchell Butte, au Nord de la vallée, et de Totem Pole et Yei Bi Chei au Sud.
3. Mise en scène des buttes
3.1. Mitchell Butte
Mitchell Butte apparaît à plusieurs reprises dans le film. Nous allons voir que ces apparitions ne sont pas choisies au hasard par le réalisateur, et qu’elles forment un récit qui se développe en parallèle du récit principal pris en charge par les personnages et les dialogues. À titre d’exemple, nous avons choisi trois passages dans lesquels apparaît la butte. Le film s’ouvre, littéralement (le noir de l’écran est rompu par l’ouverture d’une porte) par le personnage de Martha qui sort de sa ferme pour accueillir son beau-frère qui, dans la profondeur de l’espace, se dirige vers elle à cheval. Ethan se rapproche lentement de l’avant-plan, encadré figurativement par deux buttes, Gray Whiskers à gauche et Mitchell Butte à droite. Ce plan, qui est censé représenter le point de vue de Martha regardant Ethan, cadre précisément le cavalier au centre des deux buttes qui marquent la limite entre le champ et le hors-champ. La composition, très symétrique, fait d’Ethan un personnage archétypique du western, celui du cavalier solitaire se déplaçant dans une étendue sauvage. Les deux buttes, ici, marquent la limite entre la civilisation, représentée par la ferme des Edwards, et la nature d’où provient Ethan. Elles sont le marqueur d’une communauté qui tente de se fonder sur ces terres.
Plus loin dans le film, nous retrouvons Mitchell Butte lorsque Brad, qui accompagne Ethan à la poursuite des Comanches qui ont enlevé sa fiancée, se fait tuer par ces derniers. L’action est censée se situer à plusieurs centaines de kilomètres de la ferme des Edwards, mais c’est pourtant la même butte qui apparaît ici et qui semble devenir la tombe de Brad. Au moment où il s’élance à cheval pour aller mourir sur les lignes indiennes, le personnage passe devant Mitchell Butte, là même où Ethan avait rejoint Martha au début du film. On voit déjà se dessiner une filiation entre les générations de la communauté blanche du film, à travers cette butte qui apparaît à des moments significatifs. Mais la vraisemblance spatiale sera définitivement laissée de côté au profit d’une mise en scène symbolique du lieu, à la troisième occurrence de la butte.
Ethan et Martin, son neveu adoptif, reviennent dans la région sans avoir pu sauver Debbie. Ils vont annoncer la mort de Brad à sa famille. Lorsqu’ils arrivent à la ferme des Jorgensen, ils sont attendus par la mère de Brad qui se tient debout sur le seuil de la ferme, comme Martha attendait Ethan au début du film15
. Là encore, un plan d’ensemble permet au cinéaste de cadrer tous les personnages de la situation sous le patronage de Mitchell Butte, qui occupe une place prépondérante dans le plan. Et là encore, la vraisemblance est volontairement mise à mal au profit d’une mise en scène qui reconstruit le lieu selon un système signifiant.
Cette butte n’apparaît que lorsque la communauté des Blancs est à l’écran. Il y a donc une association qui est produite figurativement entre certains personnages et certains éléments de Monument Valley. Les Blancs sont représentés sous le patronage de Mitchell Butte, les générations s’y succèdent les unes après les autres. On peut dire que Mitchell Butte est représentée comme le totem de la communauté blanche. L’association entre l’élément spatial et les personnages se fait selon un principe de filiation et d’accumulation. Visuellement, Martha et Brad meurent au même endroit, qui est aussi là où se situe la ferme des Jorgensen, le foyer où toute la communauté – excepté Ethan – se retrouve à la fin du film. Les générations se succèdent sur le même lieu, dans le but de fonder une communauté stable et, en reprenant le vocabulaire de de Certeau, mettre en place un « récit national » sur une terre qui pourtant est déjà le foyer d’une autre nation, celle des Comanches. On comprend bien que la mise en scène de Mitchell Butte ici est l’incarnation du projet de conquête territoriale de la communauté blanche. Il s’agit de conquérir l’espace coûte que coûte, de remplacer les générations disparues par des nouvelles et ainsi de s’approprier le lieu via des repères reconnaissables. C’est aussi pour cette raison que, tout au long du film, les personnages ne cessent de rejoindre des points dans le désert : on les voit se déplacer d’une butte à l’autre, d’une taverne à un cours d’eau, de revenir chez les Jorgensen puis de repartir. L’espace est ainsi maîtrisé, balisé, cartographié et conquis pour l’implantation future des nouveaux arrivants16
.
3.2. Yei Bi Chei et Totem Pole
Cependant, les Blancs ne sont pas les seuls à être présents sur ces terres. Avant eux les Comanches ont établi une partie de leur territoire sur le même lieu. Ce partage de l’espace est la cause du conflit entre les deux communautés. Elles se battent pour le contrôle du lieu.
Lorsque Ethan et ses compagnons se rendent sur la terre des Comanches, au cœur de leur village, un nouveau groupe de concrétions rocheuses est représenté, inédit jusque-là. Il s’agit de Yei Bi Chei et Totem Pole, une succession d’arêtes et de pitons rocheux qui se trouvent au Sud de la vallée. Cette apparition à l’écran d’une nouvelle zone spatiale est logique compte tenu du fait que c’est aussi la découverte, pour les personnages, comme pour le spectateur, du village des Comanches. Ces derniers sont donc associés à un élément spatial, comme les Blancs étaient associés à Mitchell Butte. Mais ce qui est beaucoup moins logique si on considère la vraisemblance des relations entre les personnages et l’espace, c’est la présence constante de ces concrétions alors même que les personnages ne cessent de se déplacer. En effet Ethan et Martin aperçoivent d’abord les éclaireurs du village, puis ils atteignent les « civils » avec les femmes et les enfants, enfin ils rejoignent le cœur du village et la tente centrale d’où sort le chef, Scar. Malgré la grande distance parcourue par les deux personnages, Yei Bi Chei et Totem Pole se retrouvent constamment derrière eux, comme s’ils étaient poursuivis par les deux concrétions, cernés par le lieu comme ils sont cernés par les Indiens. Qu’ils soient filmés en plan large ou, au contraire, en plan rapproché lorsqu’ils font face au chef indien, les deux éléments verticaux sont constamment présents dans le champ, derrière eux. C’est donc une logique du faux-raccord qui préside à l’élaboration de la séquence. Le lieu référentiel est déconstruit au profit de la création d’un lieu abstrait exprimant les pratiques de l’espace de la communauté indienne.
Ce qui est intéressant ici, c’est qu’on découvre une nouvelle pratique de l’espace et une nouvelle mise en scène du lieu associées à une autre communauté. Là où les Blancs étaient associés à Mitchell Butte, selon le principe de la fixation autour d’un point précis, les Comanches sont au contraire inscrits dans une pratique de l’espace où c’est le mouvement et le déplacement qui règnent : en même temps que les personnages, l’espace des Indiens se déplace également, encerclant les Blancs dans une zone fermée. Ce phénomène figuratif est l’incarnation du nom de la tribu Comanches, les Nawyecky, dont Ethan explique la signification à son neveu : « Ça veut dire tourner en rond ». Au « récit national » que veut fonder la communauté blanche sur une terre pensée comme vierge, le « récit délinquant » des Comanches oppose une pratique du lieu fondée sur le déplacement. On comprend bien l’intérêt ici de tels choix esthétiques pour le cinéaste. Le récit de la lutte entre les deux communautés est déjà inscrit dans les relations qu’ils entretiennent avec le lieu. Les Blancs perçoivent et habitent l’espace selon une logique de sédentarisation, tandis que les Comanches, nomades, pensent l’espace comme un lieu mouvant qui se déplace avec eux. L’inscription figurative des personnages dans l’espace correspond au conflit pour le lieu, en exprimant des projets politiques différents voire antagonistes.
Monument Valley, pour John Ford, est donc bien plus qu’un simple décor de tournage privilégié pour ses qualités esthétiques : il en fait véritablement un lieu, dans lequel les récits communautaires et les pratiques de l’espace se confrontent et communiquent. On retrouve, en somme, ce que disait Deleuze avec son propre vocabulaire, à propos de Ford :
L’originalité de Ford, c’est que seul l’englobant donne la mesure du mouvement, ou le rythme organique. Aussi est-il le creuset des minorités, c’est-à-dire ce qui les réunit, ce qui en révèle les correspondances même quand elles ont l’air de s’opposer, ce qui en montre déjà la fusion pour la naissance d’une nation17
.
La représentation de l’Histoire et de la nation américaine, qui est un des grand projet de Ford, passe donc avant tout par la mise en scène de Monument Valley. Le lieu constitue le matériau, ou le réceptacle de pratiques et de récits de l’espace qui entrent en conflit. L’esthétique du lieu que crée le cinéaste devient le moyen d’incarner ces dynamiques et ces pratiques antagonistes qui forment l’identité d’une nation.
Ces quelques exemples extraits du film de Ford nous permettent de comprendre les enjeux et les intérêts des recherches sur le lieu pour les études cinématographiques. Appréhender l’espace au cinéma comme un ensemble de données diégétiques et figuratives problématiques, toujours engagées dans un rapport complexe entre le référent et sa représentation, nous permet de comprendre les spécificités de la représentation de l’espace au cinéma, mais aussi de trouver des passerelles entre des analyses filmiques et des préoccupations plus larges qui engagent l’Histoire, la politique ou l’anthropologie.
(Rirra21, Université Paul Valéry)
Notes et références
- 1Anne Goliot-Lété, « Avant-propos », Cahiers du CIRCAV, n° 17, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 11
- 2Des recherches ont déjà été menées dans ce sens. Je renvoie à la tentative récente de Mathias Lavin, La parole et le lieu. Le cinéma selon Manoel de Oliveira, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Le Spectaculaire, 2008.
- 3Yi-Fu Tuan, Espace et lieu. La perspective de l’expérience [1977], trad. fr. Céline Pérez, Paris, Infolio, Archygraphie, 2006, p. 138.
- 4Ibidem p. 180.
- 5Platon, Timée, trad. fr. Luc Brisson, Paris, GF Flammarion, 2001, p. 152.
- 6Jacques Derrida, Khôra, Paris, Galilée, Incises, 1993, p. 58, souligné dans le texte.
- 7Michel de Certeau, L’invention du quotidien 1. L’art de faire, Paris, Gallimard, Folio/Essais, 1990, p. 173, souligné dans le texte. Dans notre démonstration, nous essayons plutôt de penser le lieu comme un espace pratiqué, en inversant la proposition. Mais nous gardons le reste des propositions de Certeau.
- 8Par ailleurs, il est intéressant de constater l’insistance avec laquelle de Certeau utilise des exemples ou un vocabulaire cinématographiques pour exprimer sa pensée. Voir la référence à Charlie Chaplin, ibidem. p. 149, ou l’emploi des termes de « travelling » et de « panoramique », ibid. p. 174.
- 9Idem.
- 10Id.
- 11On peut penser, exemplairement, à la présence massive du mont Rushmore dans La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959), ou encore au Colisée dans Roma (Federico Fellini, 1972).
- 12Antoine Gaudin, L’espace cinématographique. Esthétique et dramaturgie, Paris, Armand Colin, 2015, p. 32.
- 13Il s’agit de La chevauchée fantastique (Stagecoach, 1939), La poursuite infernale (My darling Clementine, 1946), Le massacre de Fort Apache (Fort Apache, 1948), La charge héroïque (She wore a yellow ribbon, 1949), La prisonnière du désert (The Searchers, 1956), Le sergent noir (Sergeant Rutledge, 1960) et Les Cheyennes (Cheyenne autumn, 1964). Pour une synthèse des apparitions des buttes de Monument Valley dans ces films, voir Jean-Louis Leutrat et Suzanne Liandrat-Guigues, « John Ford – Monument Valley », Transversalité, n° 6, Bordeaux, CAPC, Musée d’art contemporain de Bordeaux, 1993.
- 14Martin Lefebvre, « Entre lieu et paysage au cinéma », Poétique, n° 130 (avril 2002) Paris, Seuil, p. 156.
- 15Pour plus de précisions sur les relations entre les deux personnages et les deux séquences voir Jean-Louis Leutrat, La prisonnière du désert. Une tapisserie Navajo, Paris, Adam Biro, 1990. Ou encore Luc Vancheri, L’Amérique de John Ford. Autour de La Prisonnière du désert, Liège, Céfal, Travaux et thèses, 2007.
- 16C’est ce qu’explicite le personnage de Ma Jorgensen lorsqu’elle commente la mort de son fils : « Plus tard, il fera bon vivre sur ce sol. Nos os doivent être enterrés ici pour préparer cet avènement. »
- 17Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Paris, Minuit, Critique, 1983, p. 203.