« Le lieu que nous habitons, l’air que nous respirons suffisent à former le porte-empreinte de toutes nos images et de toute notre mémoire. Ce qu’on appelle un fantôme n’est pas plus que ceci : une image de mémoire qui a trouvé dans l’art – dans l’atmosphère de la maison, dans l’ombre des pièces, dans la saleté des murs, dans la poussière qui retombe – son porte-empreinte le plus efficace. »
Georges Didi-Huberman, Le Génie du non-lieu
Associer habitation et ville fantôme tient a priori du paradoxe : la ville fantôme est précisément définie par le fait qu’elle est abandonnée, que personne n’y habite – à l’exception des animaux et de la nature qui y reprennent leurs droits. C’est pourtant cette association, interrogation de l’inhabitable et de la possession, de la hantise et de la déshabitation, que nous souhaitons examiner à travers un cas paradigmatique d’habitat déserté, objet de fascination et de trouble, qui constitue un formidable espace de figurations et d’investigations imaginaires : la « shrinking city1
» Detroit, ancien fleuron industriel, parangon de la faillite néo-libérale, cimetière du rêve américain. Comment appréhender un lieu à l’abandon pourtant destiné initialement à être un « chez-soi » ? Comment habiter une ville où l’on déambule à l’infini dans des rues vidées et des lieux délabrés ? Le corpus contemporain (romans, films, photographies) offre un terrain d’exploration privilégié pour examiner cette habitation paradoxale, par les rebuts (sinon détritus) et l’imaginaire, cet espace habitable et en même temps inhabitable qui se déploie en un éventail de formes d’imprésence2
. L’habitation s’envisage alors dans le va-et-vient entre ce que la ville a été et ce qu’elle est aujourd’hui : présence dans l’absence qui permet aussi de penser la différence entre ruine antique et ruine postindustrielle. Méditations sur le plein et le vide, sur la spectralité et l’existence dans les limbes et l’entre-deux (non-lieu sauvage et non-lieu urbain, vivant et mort, réel et rêvé, passé et présent), les œuvres instaurent un principe de dilatation qui nous pousse à nous confronter à notre propre expérience et, par extension, à notre propre mortalité, qui nous incite à ralentir et à nous laisser submerger par les images, les sons, les mots, tout en soulevant des enjeux éthiques autant qu’esthétiques.
La ville fantôme : régime de hantise et régime de la ruine
Une ville abandonnée, plus ou moins entièrement désertée (absence d’habitants et d’activités), ne devient fantôme qu’à travers le regard et la perception d’un sujet qui l’élève comme telle. S’instaurent dès lors un « régime de hantise3
» et un régime de la ruine particuliers, avec la représentation d’espaces vacants que la ville fantôme laisse percevoir, selon le principe de « hantologie » que Derrida oppose à l’ontologie4
. Plus qu’une classique poésie des ruines et de la désolation, même si elle n’est pas absente, il en va de la mise en place d’un réseau de résonances, survivances, latences et revenances, suivant le « modèle fantomal » analysé par Didi-Huberman5
, le « thanatotope » ou « zone de hantise (Ort der Heimsuchung) » de Sloterdijk6
, qui donnent sa puissance au lieu et soulignent l’interdépendance conceptuelle entre espace et hantise. Ils figurent la capacité de conservation de l’espace, qui se fait hantise par le fait que le passé s’attarde dans le présent. Permanence du temps dans le lieu, s’y exprime la coexistence d’un passé encore-là (fait de souvenirs réels ou imaginaires, reconstruits à partir du présent) et d’un futur déjà-là (dans la mesure où les prévisions établies à partir de l’expérience antérieure influencent la perception du réel), i.e. la persistance dans le présent qui permet de penser la vacuité et l’abandon. La ville fantôme (l’épithète n’est pas anodin dans son rapport à la spectralité) est donc perçue comme un lieu liminal, qui n’est plus assez ce qu’il était, mais qui l’est encore trop pour s’en détacher complètement.
Plus précisément, c’est le fait que la ville soit désertée qui importe, donc de figurer le vide, le passage du temps perçu à travers la décrépitude grandissante, les signes de délabrement. Les bâtiments (une école, un cinéma, une maison familiale) sont privés de leur fonction première, la reconnaissance de la parenté avec la ville habitée, entre notre propre mode de vie et ce qu’il en reste étant ici déterminante. Sont donc par excellence mis en scène les restes de ce qui structurait la vie sociale : gares, transports collectifs, bibliothèques, églises, théâtres, grands magasins, places publiques, commerces, quartiers pavillonnaires, ces lieux désertés où il n’y a plus personne là où il devrait y avoir des gens, ces lieux perçus comme vidés où l’homme semble s’être retiré dans la précipitation. Le vide (la désertion des lieux) là où il devrait y avoir du plein (des habitants, des passants, du mouvement) crée l’impression d’absence de vie et d’abandon, de vacance actuelle hantée par le passé habité. L’imaginaire de la ville fantôme passe donc autant par la figuration des ruines et bâtiments délabrés, que par les espaces vacants qu’elle laisse percevoir, lieux délaissés à la lente invasion des plantes et des animaux, arène d’un affrontement topique entre nature sauvage (conquérante) et territoire urbain domestiqué7
. Ces vestiges nous mettent alors en demeure de parcourir les sites avec une conscience du temps déchirée et fragmentée. Espace liminaire et manifestation de l’impalpable, la ville fantôme est donc perçue à travers une oscillation continue entre ville habitée et ville inhabitée, entre matériel et immatériel, entre disparu et revenant, coprésence et superposition de temps et d’images qui imposent une désorientation redoutable et interdisent toute lecture simple.
Cela conduit également à distinguer entre villes considérées comme mortes et villes abandonnées (ou fantômes), entre ruines antiques et ruines modernes (ou postindustrielles). La différence repose en particulier sur la distance temporelle et culturelle ainsi que sur l’implication émotive : les ruines antiques, objets classiques de beauté intemporelle, ne reposent pas sur les mêmes ressorts de proximité et familiarité, ne renvoient pas une image navrante et inquiétante de notre quotidien8
. C’est ce que développe Diana Scott dans une réflexion qui s’appuie sur Hashima, Detroit et Pripjat, et qui porte plus généralement sur les ruines postmodernes dans leur rapport avec leurs cousines, la ruine antique, « socle à la fois réel et fantasmé de toute la modernité européenne9
», et la ruine de guerre. Les ruines postmodernes, caractérisées par leur domesticité, contemporanéité et nature post-catastrophique, produits de notre civilisation, se rattacheraient de manière privilégiée à l’intérieur, public ou privé, montrant des bâtiments publics, des boutiques, des maisons, des usines, des salles de bal, des hôtels.
La question n’est plus du tout de se sentir emporté par la monumentalité des empires passés et de travailler avec l’élan que cette identification aura suscité. Le rapport à la ruine n’est plus d’exaltation […] le rapport à la perte n’est pas le même. La ruine antique qualifie la perte, la ruine postmoderne la sature. Elle est l’objet plus quelque chose, et l’effondrement n’est pas vécu sur le mode du manque mais de l’excès10
.
Le « régime de la ruine11
» qu’elle identifie se marquerait de surcroît par le fait que ces images de villes fantômes (Scott s’appuie sur la photographie) ne datent pas mais ouvrent une « période sans âge qui n’a pour seule détermination que de se savoir après12
». La catastrophe initiale (explosion à Tchernobyl ou faillite économique de Detroit) est connue, mais ce qui en résulte « ne l’est pas, il flotte dans cet après de l’accident que la ruine énonce13
», ouvre une zone temporelle incertaine, un futur indéterminé comme infini. La ruine actuelle ferait dès lors monde à part entière, dans une forme de présent absolu, « état d’éternité lente14
» où elle mène sa vie propre, sorte de sauvagerie prolongée et autonome, où règnent les objets qui remplacent les habitants :
Les ruines actuelles […] ne montrent nulle mort, au contraire, les objets sont en vie, dans une vie intense, non-végétative, mais il n’y a pas de mot pour désigner le règne des objets et la vie qui leur est attachée. On parle de règnes animal ou minéral, nos ruines inventent le règne des choses. C’est pourquoi il n’y a personne dans ces ruines, parce que la vie a tout entière basculé du côté des objets, et qu’il n’y a aucune nécessité de contrepoint ou d’effet de contraste15
.
Ce « règne des objets » figure ainsi un état incertain qui s’exprime non seulement à travers l’habitat déshabité, mais qui instaure également un lien fondamental avec l’omniprésence des déchets16
. La ville fantôme inspire une rhétorique mortuaire qui est associée aux rebuts, où corps et maisons se rejoignent en une même finalité de cadavre, de carcasse, de squelette, insistant sur la matérialité, la décomposition, le délabrement, selon un principe de convergence entre corps humain et organisation sociale. La ville fantôme est corrélée à des corps malmenés, formes d’entités spectrales montrant que la vie a quitté la ville pulvérisée autant qu’elle a quitté les corps, désagrégeant les structures des bâtiments, perçant murs et fenêtres, faisant craquer les planchers et s’accumuler la poussière et la cendre17
. Ce qu’il reste de la ville est alors rempli de ce qu’il reste de la vie : des fantômes, des vampires et autres morts-vivants qui « habitent » et hantent proprement ce monde dévasté. Figures solitaires de survie, elles investissent ainsi les gigantesques usines désaffectées qui faisaient vibrer Detroit écroulée, veines et artères désertées de l’ancienne capitale de l’automobile dans lesquelles le sang humain et l’huile des machines ne circulent plus, rendue à la grande prairie américaine.
No man’s land et beauté de la désolation : enjeux éthiques et esthétiques
Ces aspects sont particulièrement prégnants dans le cas paradigmatique de Detroit, ville de voitures et de musique (Motor & Motown City), romantique et dévastée, investie d’une dimension allégorique. Detroit cristallise et condense les réalités et l’imaginaire des évolutions du capitalisme postindustriel et de ses impasses : ville industrielle par excellence, où prospèrent les trois géants de l’automobile (General Motors, Ford, Chrysler), elle a perdu la moitié de sa population en un demi-siècle après une croissance fulgurante, pour devenir une des villes les plus dangereuses et les plus pauvres des États-Unis. Les causes en sont connues : effets de la désindustrialisation (perte d’emplois et faillites de General Motors et Chrysler en 2009), paupérisation des villes-centres (afro-américaines), accentuation des processus de ségrégation socio-spatiale, étalement urbain (banlieues blanches prospères), l’ensemble ayant encore été accentué par la crise des subprimes (en 2013 Detroit est déclaré en faillite). « Catastrophe du rêve », symbole d’une banqueroute civilisationnelle, exemplaire d’évolutions urbaines américaines globales et spécifiques articulant facteurs économiques, raciaux et culturels, Detroit a produit une littérature considérable, croisant géographie urbaine, économie, sociologie, histoire et témoignage18
. Ville autrefois prospère et désormais abandonnée, où les traces des émeutes et les stigmates du chômage sont omniprésents, aux quartiers déserts, squelettes de maisons incendiées, friches à l’abandon, bâtiments grandioses vides et partiellement détruits, Detroit ne cesse de susciter l’intérêt des médias, et devient le support de figurations réitérées, répertoire d’images dans lesquels puiser à l’envi19
. Concentrant un imaginaire particulièrement négatif, voire inquiétant, la ville est ainsi le décor privilégié pour le cinéma d’anticipation apocalyptique disant la ruine dans le futur (Robocop, 1987, Paul Verhoeven ; Transformers, 2007, Michael Bay), les misères et désagrégations sociales actuelles (Virgin Suicides, 1999, Sofia Coppola ; 8 Mile, 2002, Curtis Hanson ; Gran Torino, 2008, Clint Eastwood ; Lost River, 2014, Ryan Gosling), les origines de la déshabitation et de la violence endémiques (Detroit, 2017, Kathryn Bigelow, qui revient sur les jours d’émeute de 1967 qui restent l’événement sans pareil dans la mémoire collective).
Une attention particulière y est portée à la fois aux bâtiments les plus emblématiques, profusion d’architectures remarquables et d’élégantes constructions baroques qui en ont fait un modèle d’urbanisme moderne (Michigan Central Station, Vanity Ballroom, Broderick Tower, Michigan Theater), et aux rues vides défoncées et maisons ordinaires vandalisées et calcinées, la « vie résiduelle20
» quotidienne où ne restent dans cette vaste surface inhabitée de Detroit que la cendre et les déchets : immeubles incendiés ouverts au vent et à la pluie, terrains vagues, voitures rouillées, fenêtres murées et toits incendiés, usines cathédrales abandonnées, artères envahies par les herbes folles, zones pavillonnaires désertées. Les photographies rendent compte de ce paysage comme fossilisé, montrant un hôtel de luxe éventré ou le ventre creux d’une maison abandonnée où gît toujours une collection d’objets familiers et usés, des poupées crevées et le capot fendu d’une Cadillac rouge. L’absence des piétons dans les rues accentue encore cette impression de déshérence. L’esthétisation des vestiges de la monumentalité de la ville en déclin, collection des stéréotypes d’une ville fantôme désagrégée, ouvrant à la déploration et à un discours élégiaque envers la majesté passée et une affliction face à sa déchéance actuelle, face à ces « bâtiments fantômes » qui nous « font pleurer » selon le critique d’architecture John Gallagher21
, n’est cependant jamais loin d’une fascination très ambiguë, complaisance face au spectacle très photogénique de la misère et de la déréliction, bref du « Ruin Porn » qui mène droit au tourisme de catastrophe, et qui tend à orienter la perception vers l’apitoiement et le voyeurisme, soulevant de manière centrale des enjeux éthiques.
L’imbrication de ces enjeux esthétiques et éthiques est expressément au centre du roman de Thomas Reverdy, Il était une ville (2015), inspiré par les photographies d’Yves Marchand et Romain Meffre qui montrent le délabrement de Detroit où, au milieu des quartiers déserts, des édifices aux vitres brisées, des vastes voies désertées, envahis par le lierre et les ronces, traversés par les faucons, ratons laveurs, renards, coqs et sauterelles, rôdent les coyotes et meutes de chiens errants22
. Sous couvert d’une enquête policière sur la disparition d’enfants, Reverdy montre l’effondrement de la ville en pleine décrépitude, « partie émergée du cauchemar américain », « sorte de ruine hantée dans laquelle errent des fantômes inutiles23
», qui se déploie à travers sa propre grammaire topique (maisons incendiées, immeubles vides sans fenêtres, magasins à l’abandon, etc.), ces ruines installées dans leur éternité sans humains, tout en posant la question de savoir quelle place elles nous proposent. Comment écrire cette réalité sans verser dans le catastrophisme et le misérabilisme ? Comment montrer l’écroulement d’un monde en évitant les registres de la déploration et de l’anathème ? Comment rendre compte du phénomène sans invisibiliser et confisquer l’expérience des gens qui y restent24
? La question de l’habitation est dès lors centrale, tout comme celle de savoir que faire de nos ruines, selon une perspective morale qui ne se contente pas de faire ricaner du désastre, ni se satisfasse de regarder la beauté de la dévastation.
Le week-end dernier pour la nuit du Diable, ils ont encore brûlé quatre cents maisons, on a dit deux cents pour les journalistes. Mais où sont passés tous ces gens dont les maisons brûlent ? Où partent donc tous ces gens qui n’ont pas de boulot, pas d’argent ? Ce n’est pas sérieux de dire simplement qu’ils sont partis, ça ne résout rien25
.
La question de savoir que faire de la ville fantôme, en proposant une reprise généalogique et en ouvrant sur un avenir possible, pour comprendre les mécanismes d’une faillite et les dispositifs pour faire renaître la ville de ses cendres26
, tout en redonnant la parole aux acteurs et habitants réels, est aussi au cœur des deux documentaires, de Steve Faigenbaum (City of Dreams, 2013) et Florent Tillon (Detroit, ville sauvage, 2011), qui restituent leur puissance d’agir et d’expression aux témoins directs et où la déshabitation ne constitue pas le fin mot (même si la disparition est centrale dans les figurations du vide et de l’absence comme dans les intrigues27
). Tillon montre la ville retournée à son état premier de vaste prairie, mais en s’attachant aux gens qui vivent dans ces décombres, transformant la ville fantôme en lieu de tous les possibles, les habitants, nouveaux pionniers de l’Amérique postindustrielle, y inventant d’autres horizons au milieu des ruines et des terres en friches. Faigenbaum, revenant après vingt-cinq ans dans sa ville natale à la mort de son père28
, propose une enquête personnelle, mélangeant souvenirs familiaux (sa famille d’immigrés juifs polonais), de nombreuses archives (comme des reportages et films institutionnels d’époque), témoignages d’habitants et ses propres commentaires en voix off, pour esquisser l’effondrement de l’usine à rêves. Les scènes de déambulation du réalisateur dans le Detroit ruiné d’aujourd’hui, en particulier dans le centre des affaires et face à la maison laissée à l’abandon de ses grands-parents, et les entretiens témoignant de moments de vie quotidienne des habitants, entendent rendre l’expérience réelle des résidents, tout en documentant les vestiges de vies entières en train de disparaître.
Nachleben, « vie résiduelle » et imaginaire spectral
Deux fictions nous paraissent exemplaires d’une manière de figurer le Nachleben29
et la « vie résiduelle », le règne des objets et des rebuts, l’habitation spectrale de la ville fantôme, sans tomber dans un voyeurisme facile : Only Lovers Left Alive (2013) de Jim Jarmusch30
et La Disparition de Jim Sullivan (2013) de Tanguy Viel. Cela passe par un surinvestissement du fantasme, de la virtualité, le déploiement de la topique, i.e. une conscience de travailler un imaginaire sans se complaire dans la beauté du rien et le sublime de la dévastation. Une place nodale est conférée aux déambulations dans les ruines de Detroit, mais en proposant un changement de focale en dépliant le temps, en laissant s’installer la lenteur qui ne cache jamais que c’est bien un Detroit fantasmé qui est mis en scène.
Les auteurs explicitent ainsi le statut de ville fantôme en accordant leur attention aux objets abandonnés, aux déchets et rebuts, à la nature sauvage qui envahit l’urbanité, réinvestissant l’imaginaire topique. Dans le film de Jarmusch, on croise putois, champignons amanite tue-mouche ou coyotes dans un ville qui est, de manière frappante, vidée de ses habitants, « l’une des plus inhabitées, du moins au regard des grands quartiers comme quittés à la hâte, abandonnés à la rouille, au verre cassé, à des centaines de chiens errants qui sillonnent le froid des usines mortes et s’effondrent dans la neige avant la fin de l’hiver31
». Ainsi le narrateur-écrivain de Viel, celui qui veut composer un « roman international », et les vampires-artistes sophistiqués et élégants, à la beauté cadavérique et sauvage, de Jarmusch investissent-ils expressément un héritage, hantent proprement cet imaginaire de la splendeur dévastée de Detroit, sans verser dans l’apitoiement, le misérabilisme ou le voyeurisme, dans des œuvres où voitures et musique tiennent, de manière appropriée, une place centrale32
. Jarmusch signe un scénario épuré où il ne se passe presque rien, hormis quelques rebondissements catalysés par Ava (Mia Wasikowska), la sœur d’Ève, où, dans de longs et superbes plans contemplatifs et enivrants, le couple d’amants traverse Detroit spectral lors de virées nocturnes en voiture au milieu des friches industrielles et urbaines, qui en appellent pleinement à l’imaginaire (et où on ne voit d’ailleurs que peu de choses33
.) Detroit est exemplairement choisi par ces êtres en marge menant une vie de bohème, en particulier Adam, énigmatique et sombre compositeur de rock indépendant, qui vit en reclus dans une grande maison décatie pleine de bric-à-brac et est comparé à un fantôme par un des rares humains rencontrés34
. Détroit est une ville désertée qui incarne la dérive de l’humanité face à un monde aux ressources qui se font rares (sang et eau contaminés). Elle est surtout opposée aux nuits de Tanger, deuxième lieu principal, l’ancienne cité des hippies et beatniks, ville vivante baignée de couleurs chaudes et aux rues peuplées, où réside la lumineuse Ève.
C’est un film singulier, à la lisière des genres, un film de motifs, d’atmosphères et de couleurs, tout en nuances et résonances, assez languissant, où Detroit incarne le goût de l’errance, de la marginalité et la spectralité. Les images de Detroit, cette nouvelle terre « sauvage35
» avec ses longues rues désertes, ses usines vidées comme le Packard Plant fermé depuis 1958, là où naguère on construisait les plus belles voitures du monde (« Where they once built the most beautiful cars in the world »)36
, ses maisons individuelles ordinaires où ont grandi les musiciens mythiques comme Jack White, ou encore son fameux Michigan Theater, salle de spectacle avec des anges rococo au plafond, transformée en parking, où on n’a d’autre choix que d’imaginer les réalités passées37
, est la scène parfaite dont le film tire un parti saisissant le temps des longues traversées en voiture, où on ne croise jamais personne. Vidée de son contenu humain, la ville, rongée par la décomposition et rendue à la vie sauvage, où perdurent quelques poches vivantes (en particulier dans la scène musicale), est en effet fantomale, habitée par le règne des objets et les survivants, mais la dévastation n’en est pas le fin mot : outre que sa renaissance est annoncée (une fois que les guerres de l’eau auront commencé), les vampires intéressent aussi Jarmusch parce qu’ils lui donnent le principe d’immortalité, changeant notre perspective et nos perceptions de la ville fantôme. La stase propre à l’éternité vampirique, l’étirement temporel figure le fait de se survivre à soi-même en une série d’expériences cumulatives, mais sans tomber dans la déréliction ou la déploration.
Le roman de Viel, immobile tout en étant un roman de voitures, assez désincarné, où il ne se passe rien dans la mesure où il s’agit d’un récit virtuel rendant compte d’un récit d’actions qui auraient pu être écrites, fondé sur des projections où l’on ne sait plus bien ce qui est réalisé ou non, se situe de même dans des limbes flottantes d’une Detroit fantôme qui nous est devenue si familière avec la multiplication des images montrant sa ruine :
La ville […] semble en partie retournée aux cendres qui hantaient sa naissance, partout où la vie enfuie laisse apparaître ce même abandon qu’on peut voir sur mille photos qui circulent sur Internet : un piano détruit dans une salle poussiéreuse, un Caddie rouillé dans un centre commercial, un numéro du Times dans une chambre dévastée, un lustre de cristal écrasé sur le sol, un lit d’hôpital surmonté de gravats. En fait, Detroit ressemble à une sorte de Pompéi moderne, dont la lave ne proviendrait pas d’une roche incandescente, plutôt des crédits et des dettes, poussant à cet exode urbain dont la question se pose d’où ils sont allés, tous ces gens, laissant leurs chiens et leurs poubelles pleines, les balançoires dans les jardins qui la nuit avec le vent laisseraient croire que les enfants reviennent38
.
Objet aussi singulier que le film de Jarmusch, le roman de Tanguy Viel est un « vrai-faux » roman américain, un roman virtuel, non écrit, rêvé et fantasmé par un écrivain-narrateur français en quête de renouvellement. L’histoire de Dwayne Koster est ainsi intégrée au récit de son invention, tricotant tous les topoï et invariants (ou rebuts ?) que le narrateur a repérés et qui expliqueraient peut-être le succès international de la prose américaine : un professeur d’université cocu et adultère, divorcé et en déshérence, des événements historiques aux répercussions mondiales (la crise financière, l’élection d’Obama, la guerre en Irak), de grands espaces traversés au volant d’une voiture vintage (la Dodge Coronet 1969 de Koster), un soupçon de thriller, un sens scrupuleux du détail, les passages obligés du barbecue, du diner, du base-ball, ou plutôt du hockey sur glace, puisque nous sommes à Detroit, « ville parfaite, ai-je supposé, pour placer le décor d’un roman39
». Or Detroit opère ici comme figuration exemplaire de ce « grand déjà là » à partir duquel Tanguy Viel dit travailler : puiser dans le « capital d’images disponibles […] une mémoire et donc un matériau […] ce champ de ruines », lui permet d’exprimer par une écriture « sur des cendres », « à partir des fantômes d’une bibliothèque » qui ne tombe pas dans la déréliction pour autant, le « sentiment que nous arrivons “après” […] que nous appartenons à un monde de spectres40
».
Le roman fonctionne ainsi par virtualités, surimpressions, réfléchissements et projections41
, où il ne s’agit pas tant de suivre l’intrigue qui raconte la vie sentimentale et professionnelle (désastreuse) de Koster, qui finit sur les traces de son idole Jim Sullivan, disparu mystérieusement en 1975 dans le désert du Nouveau-Mexique, que d’observer la puissance imaginaire de l’Amérique « qu’il avait rêvée toutes ces années dans tant de livres lus42
» en général et de Detroit en particulier, par la dénudation de ses principes de fabrication. Cette saturation et superposition d’images, ce réel hypermédiatisé, où l’on ne sait jamais bien ce qui est vraiment écrit ou seulement rêvé, est incarné paradigmatiquement par la ville fantôme et par le dispositif métafictionnel, ce double phénomène produisant une certaine inconsistance ou dissolution, manifestant l’imaginaire spectral qui touche les personnages, la représentation et s’étend jusqu’à la construction du récit, dans un roman qui se construit pour mieux se dérober43
. Avec la reprise ou tentative d’épuisement du roman américain, T. Viel interroge ce qu’il désigne comme « questionnement sur la trace d’un original, sur l’effacement, le recyclage d’un objet44
», présenté avec une précision distanciée, une acuité ironique dans une prose virtuelle qui fonctionne par son jeu de références. Detroit, métonymie du roman comme laboratoire de la fiction, jeu d’éclipses et d’ellipses, est au cœur de cet étonnant roman hypothétique ou spéculatif où l’on ne sait jamais avec certitude ce que l’auteur-narrateur a véritablement écrit et ce qui appartient à son projet, dans un jeu mi-sérieux, mi-ludique avec les codes de la littérature et du cinéma45
.
La ville fantôme, exemplairement figurée par Detroit, incarne en somme un espace habité par l’imaginaire, de manière à en montrer la saturation par les objets abandonnés et à en faire sentir la vacance laissée par le départ des gens46
, habitation paradoxale qui offre un formidable terrain à investir et s’approprier, qui se déploie dans un répertoire de topoï et d’invariants constamment repris, « porte-empreinte de toutes nos images et de toute notre mémoire47
». La spectralité et la ruine, ou la temporalité longue (i.e. ce qui ne passe pas, ce qui traverse et se prolonge, dans un état d’éternité lente), deviennent alors pleinement constitutives de notre perception de la ville, allégorie du monde moderne, ce monde qui se laisse « habiter en son dedans, c’est-à-dire hanter48
», un monde qu’on habite sans y résider et sans jamais s’y confiner. Dans Detroit sinistré, où peu à peu la nature reprend ses droits, où une végétation luxuriante transperce le bitume, où une renaissance est toujours possible, se jouent en somme de manière exemplaire les enjeux les plus pressants de notre modernité.
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–, « Éléments pour une écriture cinéphile », dans Jean-Louis Leutrat (dir.), Cinéma et littérature : le grand jeu, Le Havre, De l’incidence, 2010, p. 263-273.
–, La Disparition de Jim Sullivan, Paris, Minuit, 2017.
- 1L’expression, courante dans la littérature urbaine, repose sur l’image du rétrécissement. Cf. Robert Beauregard, Voices of Decline. The Postwar Fate of US Cities, Oxford, Blackwell, 2003.
- 2Le néologisme évoque l’être sans présence, la cendre qui rappelle ce qu’elle n’est pas ou plus. Jacques Derrida, Feu la cendre, Paris, Éd. des Femmes, 1999, p. 23, 27 : « Elle reste de ce qui n’est pas, pour ne rappeler au fond friable d’elle que non-être ou imprésence. […] J’ai maintenant l’impression que le meilleur paradigme de la trace, […] ce n’est pas […] la piste de chasse, le frayage, le sillon dans le sable, le sillage dans la mer, l’amour du pas pour son empreinte, mais la cendre ».
- 3Georges Didi-Huberman, Génie du non-lieu : air, poussière, empreinte, hantise, Paris, Minuit, 2001, p. 114. Lire les chapitres 5 (« Sculpture d’ombre ») et 6 (« Maison hantée »).
- 4Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993, p. 31.
- 5Georges Didi-Huberman, L’image survivante. Histoire de l’art et temps des fantômes selon Aby Warburg, Paris, Minuit, 2002, p. 27-28.
- 6Peter Sloterdijk, Écumes. Sphères III : Sphréologie plurielle, trad. Olivier Mannoni, Paris, Libella Maren Sell Éditeurs, 2005, p. 443. Le philosophe définit ainsi, au sein de sa théorie générale des systèmes affectés d’une co-fragilité, l’espace de coexistence avec les morts qui se révèle en des points de densification qui font seuil, superposant à l’espace du quotidien le pouvoir du passage, régulant la relation entre le présent et l’absent.
- 7La série d’assauts portés à la ville contemporaine par la nature qui l’environne, mettrait en lumière la fragilité des constructions humaines, alors que les ruines antiques recouvertes de végétation foisonnante, qui semblent indestructibles, paraissent intégrées dans la nature.
- 8C’est l’argument de Bernard Blaise et Francis Lacassin : « Pompéi, Tikal, Carthage, Ankgor ou Thèbes appartiennent à des civilisations trop éloignées, trop différentes de nous pour éveiller en nous autre chose qu’un sentiment esthétique. Au contraire, ces tombeaux de l’aventure moderne que sont les villes fantômes de l’Ouest américain arrachent notre compassion avec leur cinéma au toit crevé dont le premier programme jaunit à l’entrée, ou avec l’école silencieuse dont le tableau noir porte les chiffres du dernier problème » (Villes mortes et villes fantômes de l’Ouest américain, Rennes, Éditions Ouest-France, 1990, p. 13).
- 9Diana Scott, « Nos ruines », Vacarme, n° 60, 2012, p. 177.
- 10Idem., p. 180.
- 11Idem., p. 182.
- 12Idem, p. 181.
- 13Idem., p. 182.
- 14Idem, p. 183.
- 15Idem, p. 185.
- 16Cf. Greg Kennedy, An Ontology of Trash. The Disposable and its Problematic Nature, Albany, SUNY Press, 2007 ; Martin Procházka, « Monument or Trash ? Ghost Towns in American History and Culture », Litteraria Pragensia, vol. 17, n° 34, 2007, p. 58-76.
- 17On en comprend aussi l’exploitation par le cinéma d’horreur qui montre à loisir les invasions de zombies dans les villes abandonnées, où la majorité de la population a été décimée et où toute l’organisation sociale est à refaire, les corps humains putréfiés réfléchissant l’espace demi effondré. Cf. Jeff May, « Zombie Geographies and the Undead City », Social and Cultural Geography, vol. 11, n° 3, 2010, p. 285-298 ; Leon Hunt, Sharon Lockyer et Milly Williamson (éds.), Screening the Undead : Vampires and Zombies in Film and Television, New York, Palgrave, 2014. Sur l’analogie fondatrice entre corps urbain et humain : Elizabeth Grosz, « Bodies-cities », dans Heidi J. Nast, Steve Pile (dir.), Places Through the Body, Londres, Routledge, 1998, p. 42-51.
- 18Thomas J. Sugrue, The Origins of the Urban Crisis : Race and Inequality in Postwar Detroit, Princeton, Princeton UP, 1996 ; Jean-François Staszak, « Détruire Detroit. La crise urbaine comme produit culturel », Annales de géographie, n° 607, 1999, p. 277-299 ; Allan Popelard, « Detroit, catastrophe du rêve », Hérodote, n° 132, 2009, p. 202-215 ; Mathieu Hikaru Desan, « Bankrupted Detroit », Thesis Eleven, vol. 121, n° 1, 2014, p. 122-130.
- 19Le géographe Mike Davis propose ainsi, à partir des photographies de Camilo José Vergara, une enquête d’« écologie urbaine », les territoires laissés à l’abandon de Detroit constituant « une archive unique pour la compréhension de la déréliction comme processus paysager » (Dead Cities, trad. Maxime Boidy, Stéphane Roth, Paris, Les Presses Ordinaires, 2009, p. 79). Lire aussi Crystel Pinçonnat, « Detroit, Acropole américaine ? », dans Chantal Liaroutzos (dir.), Que faire avec des ruines ? Poétique et politique des vestiges, Rennes, PUR, 2015, p. 131-144.
- 20Cf. Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969, p. 357 : « Le quotidien, c’est la platitude (ce qui retarde et ce qui retombe, la vie résiduelle dont se remplissent nos poubelles et nos cimetières, rebuts et détritus), mais cette banalité est pourtant aussi ce qu’il y a de plus important, si elle renvoie à l’existence dans sa spontanéité même et telle que celle-ci se vit, au moment où, vécue, elle se dérobe à toute mise en forme spéculative, peut-être à toute cohérence, toute régularité » (je souligne).
- 21John Gallagher, « Foreword », dans Dan Austin et Sean Doerr, Lost Detroit. Stories Behind the Motor City’s Majestic Ruins, Charleston, The History Press, 2013, p. 9 : « These structures stand today as ghost buildings, to be sure, and some of the photos may make you cry […] the photographs here will have you staring in wonder at the splendour and the plenty of what once was ».
- 22Yves Marchand et Romain Meffre, The Ruins of Detroit, Göttingen, Steidl, 2000. Reverdy ajoute avoir trouvé une « toile de fond documentée » dans ce qu’il considère comme le « meilleur document sur Detroit » : Charlie LeDuff, Detroit, an American Autopsy, New York, Penguin, 2013. Cf. le blog de l’écrivain : http://www.thomasreverdy.com/blog/category/detroit/ (consulté le 2 mai 2018).
- 23Thomas B. Reverdy, Il était une ville, Paris, Flammarion, 2015, p. 44, 53.
- 24Le questionnement rejoint alors la problématique exposée par Gayatri Chakravorty Spivak dans son essai fondateur de 1988 : Les Subalternes peuvent-elles parler ?, trad. Jérôme Vidal, Paris, Éditions Amsterdam, 2009.
- 25Thomas B. Reverdy, op. cit., p. 56-58. La question de l’éthique du regard posé sur ce « genre d’images qui faisaient mal à contempler » (p. 32), de ses dérives potentielles, est explicite : « “Traverser la ville me donne toujours l’impression de regarder un porno. Tu sais, une fascination coupable” » (p. 40).
- 26La devise latine de Detroit, Speramus meliora Resurget cineribus, l’indique expressément, renvoyant au « gigantesque incendie [qui] arasa la ville, qui ne fut plus qu’un tas de cendres dispersées sur le sol, cependant vouée à en renaître » (Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, Paris, Minuit, 2017, p. 13). Cf. Thomas B. Reverdy, op. cit. p. 315 : « C’est un tel terrain pour tout recommencer, Detroit, le monde qu’ils nous ont laissé ».
- 27Les romans de Reverdy et Viel placent ainsi les disparitions en leur centre (dès le titre pour Viel), tout comme la menace de disparition et d’extinction est au cœur du film de Jarmusch.
- 28Cf. l’entretien avec le réalisateur : « J’avais des souvenirs, je savais que l’industrie automobile était en difficulté, j’avais vu des images de maisons en ruine, mais rien ne m’avait préparé à la vision apocalyptique que j’ai découverte : des milliers de logements calcinés envahissaient le paysage. Des immeubles jadis majestueux étaient en ruine. Des meutes de chiens errants traînaient dans le centre ville. Ma propre maison avait disparu. La nature avait réinvesti des espaces vides d’une superficie trois fois plus grande que Manhattan ». [en ligne] http://www.tsproductions-cityofdreams-stevefaigenbaum-kitpress.pdf [consulté le 2 mai 2018].
- 29Georges Didi-Huberman, L’Image survivante, op. cit., p. 33 : « Tel est bien le sens du mot Nachleben, ce mot de l’“après-vivre” : un être du passé n’en finit pas de survivre ». Ce principe est bien par excellence la condition des vampires (Jarmusch) comme des mythes (Jim Sullivan).
- 30Dira-t-on jamais assez la splendeur des titres de Jarmusch ? C’est encore le cas avec Only Lovers Left Alive qui peut se lire de deux manières au moins, s’inscrivant pleinement dans le paradigme du reste et de l’après : « seuls les amants demeurent vivants » ou « les derniers amants encore vivants ».
- 31Tanguy Viel, op. cit., p. 13. Cf. l’échange entre Adam (Tom Hiddleston) et Ève (Tilda Swinton) dans le film : « Eve : Canis latrans. How lovely. I think they’re clocking you. Adam : Yeah. They’re all over Detroit ».
- 32Outre l’omniprésence de la musique chez Jarmusch, Viel place Jim Sullivan et le « concert mythique d’Iggy Pop au Masonic Temple, le 23 mars 1977 » (p. 29) à l’honneur, et Reverdy les « Who [qui] avaient donné leur premier concert en Amérique ici, à Detroit » (p. 38). La voiture devient également un nouvel espace central d’habitation, en plus du moyen de déplacement privilégié.
- 33Jarmusch privilégie le plan large faisant ressentir la vacance des rues et le caractère imposant des bâtiments industriels longés en voiture, ainsi que l’arrêt, au sens propre, sur tel détail significatif (la maison, très anodine, où a grandi le fondateur des White Stripes) ou à l’inverse un mouvement de giration vertigineux (sur l’intérieur et le plafond délabré d’un théâtre déchu en parking), adoptant toujours le point de vue des vampires sur le monde fantôme. La très belle photographie nocturne de Yorik Le Saux est aussi pour beaucoup dans l’impression de spectralité.
- 34Adam est comparé à un fantôme par le docteur (Jeffrey Wright) qui lui vend le sang non contaminé (« You scared the shit out of me […] just appearing unexpectedly like a phantom »), il partage avec Ève une fascination pour la théorie « fantomale » d’intrication quantique (phénomène qu’Einstein lui-même nomme « spooky action at a distance »), et réside dans une maison à l’écart, au milieu d’une banlieue abandonnée : « No one fucking lives out here ! » remarque Ian (Anton Yelchin).
- 35« Eve : This is your wilderness. Detroit. Adam : Everybody left ». Cf. Thomas B. Reverdy, op. cit., p. 87 : « Detroit est comme ça la nuit. […] Il y a des silhouettes qui se promènent dans les lieux abandonnés et les allées sans éclairage, la plupart comme des zombies à la démarche traînante ».
- 36Packard figure aussi de manière centrale dans Il était une ville : « Il restait […] des déchets en tous genres, des braseros et des bouteilles, des blousons pourrissant comme des tas d’algues mortes, des milliers de sacs en plastique qui hantaient les salles gigantesques en se déplaçant doucement au gré du vent, petits fantômes ridicules et sales. […] On y trouvait des voitures désossées, un bateau cassé en deux. Les vestiges des bâtiments eux-mêmes n’en finissaient pas de tomber en ruine morceau par morceau » (Idem., p. 118-119).
- 37« Adam : They built it back in the 1920s. […] It’s built ironically on the exact same site as Henry Ford made his very first prototype. […] Concerts and there’s a movie house, can you imagine ? Mirrors used to reflect the chandeliers. And now : a car park » (je souligne).
- 38Tanguy Viel, op. cit., p. 14.
- 39Idem., p. 11. Cf. p. 12 : « […] d’une manière générale, il n’était pas question de déroger aux grands principes qui ont fait leur preuve dans le roman américain ».
- 40Roger-Michel Allemand, « Tanguy Viel : imaginaires d’un romancier », @nalyses, vol. 3, n° 3, 2008, p. 301, 303, 308, 309. Les écrivains qui s’inscrivent dans la postmodernité, parmi lesquels Viel se compte, appartiendraient « à un monde de spectres, entièrement reconstitué, parce qu’entièrement détruit avant [eux] ». Cf. l’entretien avec Christine Marcandier (9 mars 2013) : « J’écris à partir des fantômes d’une bibliothèque » [en ligne]. https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/080313/tanguy-viel-jecris-partir-des-fantomes-d-une-bibliotheque?onglet=full (consulté le 2 mai 2018).
- 41Tanguy Viel, La Disparition de Jim Sullivan, op. cit., p. 11-12 : « Par exemple, à Detroit, d’après ce que j’ai lu sur Internet, un habitant peut percevoir dans son champ visuel jusqu’à trois mille deux cents vitres en même temps. Je n’ai jamais bien compris ce que ça voulait dire, trois mille deux cents vitres en même temps, mais, me suis-je dit, si j’écris une chose comme ça dans mon roman, alors on pourra comprendre que mes personnages habitent une grande ville complexe et internationale, une ville pleine de promesses et de surfaces vitrées ».
- 42Idem., p. 110.
- 43Idem., p. 20 : « Je sais seulement qu’un jour de juin, tandis que je regardais la carte des États-Unis accrochée sur le mur de mon bureau, est apparu ce nom-là, Dwayne Koster, posé sur sa silhouette dans les rues de Detroit, et je me suis dit que c’était ça, qu’avec ce nom-là je pouvais commencer à construire quelque chose, avec tout ce qui est apparu au presque même instant, Jim Sullivan et sa vieille Dodge, Susan son ex-épouse et la ville de Detroit, cette même ville dont au fil du temps il était devenu l’habitant type, ou plutôt l’âme damnée qui en aurait épousé tous les drames et les ruines » ; p. 119 : « […] tellement le temps passait et tellement dans l’attente tout semblait se déliter ».
- 44Tanguy Viel, « Éléments pour une écriture cinéphile », dans Jean-Louis Leutrat (dir.), Cinéma et littérature : le grand jeu, Le Havre, De l’incidence, 2010, p. 266.
- 45Ce sont l’ironie et la distance qui fonctionnent, chez Jarmusch et Viel, comme antidote empêchant de verser dans la déploration pesante ou la pure contemplation esthétique du désastre, dénoncées comme tentations dangereuses et vaines. Les deux fictions n’ont en effet rien de lugubre ni de sinistre.
- 46La question est bien centrale aux deux romans : « Mais où sont passés tous ces gens dont les maisons brûlent ? », « Bon Dieu, mais où est-ce qu’ils sont tous passés ? Si encore c’était un village, Detroit, on se dirait qu’ils ont fui en ville pour chercher du travail, il y en a plein des villages déserts, partout, des petites cités fantômes dans les plaines balayées par les vents. Mais bon dieu la ville, c’est ici. On dirait qu’ils se sont envolés » (Reverdy, p. 263) ; « […] cet exode urbain dont la question se pose d’où ils sont allés, tous ces gens » (Viel).
- 47Georges Didi Huberman, Le Génie du non-lieu, op. cit., p. 113.
- 48Jacques Derrida, Spectres de Marx, op. cit., p. 23.