La difficile acclimatation du concept postcolonial aux études littéraires françaises, un lieu commun de l’histoire des idées ?

Laure Demougin

02/11/2015

La question de l’acclimatation du postcolonial en France serait presque de l’ordre du lieu commun : nombre d’articles et d’ouvrages portent sur cette question, décrivent les évolutions, analysent les échecs ou réussites d’un transfert transatlantique aux paramètres multiples. Et l’hésitation même à traduire le concept est une preuve de ce balancement entre les deux rives de l’Atlantique : études postcoloniales, ou postcolonial studies ? Les titres francophones empruntent parfois le terme anglophone ; pour notre part, nous utiliserons plutôt, voyage des concepts oblige, la traduction française. Commençons déjà par emprunter à Jean-Marc Moura une précision utile, en distinguant le « post-colonial » historique et chronologique du « postcolonial » comme « complexe théorico-critique1 », et sans entrer dans les débats que soulève – dès son énonciation ! – ce préfixe : ainsi se trouve posé le premier jalon de l’appréhension d’un concept à la bibliographie particulièrement imposante.

Si l’on remonte ne serait-ce que cinq ans en arrière, on trouve déjà une première étape dans l’étude de ce voyage qui a conduit le postcolonial, parti des universités américaines, vers les universités françaises au terme d’une généalogie complexe : un article de Laetitia Zecchini et Christine Lorre2 a en effet mis en perspective les « allers-retours transatlantiques du postcolonial » de manière très claire ; à la même époque, David Murphy et Charles Forsdick3 se sont attelés à la même tâche. En ce qui concerne les études littéraires plus précisément, et dans un mouvement plus récent, Claire Joubert a dirigé un ouvrage au titre évocateur, Le Postcolonial comparé : anglophonie, francophonie4 ; Yves Clavaron enfin a publié tout récemment un ouvrage qui synthétise et problématise ces questions, faisant le bilan d’une décennie de publications en France – ou portant sur la France5.

L’adaptation problématique et mouvementée au contexte francophone fait donc partie intégrante de la définition du postcolonial. Pour notre part, et dans le cadre restreint de cet article qui se veut davantage une exploration qu’une synthèse, nous nous appuierons donc sur cette production critique et réflexive pour voir, dix ans après une explosion de la popularité du terme « postcolonial », cinq ans après une vague de publications critiques6 et au moment d’un autre pic de production, ce qu’il en est de ce transfert. Il n’est pas si fréquent, en effet, qu’un concept soit aussi régulièrement remis en question et convoqué dans des articles ou ouvrages aussi riches, avec toujours en arrière-plan la question d’une adaptation à des identités culturelles différentes : il y a donc bien, dès la bibliographie, une mise en valeur de cette problématique du postcolonial à la française, cas exemplaire d’un voyage de concept, tant géographiquement et linguistiquement que disciplinairement. Puisque c’est de son adéquation aux études littéraires universitaires françaises qu’il s’agit, on se propose ici de retracer brièvement la manière dont ces articles se répondent et dressent le portrait du paysage universitaire français, ouvrant alors le débat sur l’acclimatation d’un concept anglo-saxon en France, et révélant des problématiques identitaires sous-jacentes aux études littéraires.

Une généalogie sous la forme d’« allers-retours transatlantiques »

La première pierre d’une définition du postcolonial réside dans l’élucidation de sa généalogie, déjà révélatrice de flux conceptuels importants. La paternité du concept postcolonial est attribuée à différents penseurs, dont le premier reste Edward Saïd, salué en épigraphe comme « notre père à tous » dans le recueil dirigé par Neil Lazarus7 sur le postcolonial ; son ouvrage majeur Orientalism8 a en effet permis de repenser l’histoire des stéréotypes sur l’Orient en termes d’invention et de domination au sein de tous les discours accompagnant la colonisation. Dans la production de cet auteur fondamental, il n’est pas anodin de souligner comme le font David Murphy et Charles Forsdick dans les premières lignes de leur article que « dans deux articles écrits à plus de dix ans d’intervalle, Edward W. Saïd développe une réflexion sur la capacité des théories et des concepts à “ voyager ˮ d’un contexte à l’autre9 » : cette question du voyage et de l’adaptation est bien au centre de la définition même du postcolonial, et marque jusqu’à son origine. Le voyage marque en fait d’autant plus l’origine du postcolonial que Homi K. Bhabha et Gayatri C. Spivak, autres grandes figures fondatrices de ce concept dont la naissance est liée au monde anglo-saxon, sont des penseurs issus d’anciens pays colonisés et qui revendiquent cette identité : c’est un premier décentrement, sinon un premier voyage, que cet échange entre le système universitaire occidental et les élites des anciens pays colonisés, occupant souvent des postes dans les universités américaines. La question de l’origine du discours marque en effet les grands textes postcoloniaux : savoir quelle est la position du locuteur est une première marque d’appartenance au postcolonial.

Si l’on dépasse ces trois noms, la théorie postcoloniale trouve sa source dans les études culturelles au sens large, telles qu’elles apparaissent dans les universités américaines. Mais ces études mêmes ont une ascendance française qui ressortit au champ littéraire : ainsi, Jacqueline Bardolph fait remarquer dans son essai que Lukàcs, Sartre, Fanon ou Goldmann avaient déjà ouvert l’étude des contenus idéologiques d’une œuvre10 ; Gayatri Spivak s’inspire de Foucault, et Zecchini et Lorre écrivent que :

Le courant de pensée des Postcolonial Studies est bien en partie né de la réinterprétation outre-atlantique de la théorie poststructuraliste. Celle-ci correspond à la notion de « boîte à outils » formulée par Foucault et Deleuze (Cusset 99)11.

Il est cependant difficile de considérer que le postcolonial dans son application française serait en fait une sorte de « retour aux sources » : les concepts ont en effet voyagé, se sont transformés, ont été adaptés, et reviennent donc sous une forme qui tient plus de la déclinaison que de l’identique, d’où la formulation de Murphy et Forsdick qui parlent de

version « française » des études postcoloniales [qui] existe indéniablement depuis les années 1990, époque à laquelle des chercheurs et intellectuels commencèrent à explorer de près les rapports entre le passé colonial et un présent qui se montrait, d’une manière de plus en plus complexe, « postcolonial »12.

 

Sont alors mentionnés le groupe ACHAC (Association pour la Connaissance de l’Histoire de l’Afrique Contemporaine), les revues Dédale (1997) et Africultures (2000) pour donner une identité à cette version française. Dans le même esprit, c’est aussi le mot de « redécouverte13 » qu’emploie Vincent Chamabarlhac, la même année, pour cerner ce mouvement qui s’opère autour du groupe ACHAC.

Pour trouver une définition simple du postcolonial, un moyen terme serait alors de l’envisager comme une remise en question de la pensée coloniale et des représentations ethnocentrées qu’elle a pu générer. Les études postcoloniales peuvent être identifiées à une prise de conscience du poids de l’hégémonie occidentale dans les représentations et études littéraires, historiques et sociales, et on peut alors considérer que c’est une forme de renversement de perspective – et c’est ainsi que commence un ouvrage court destiné à présenter cette notion, par l’expression « turning the world upside down14 ». Le renversement est une dynamique qui tient aussi du voyage ; mais adopter ce moyen terme comme axe de définition signifie aussi une perte de compréhension face aux enjeux du postcolonial. On laisserait de côté, notamment, la question de la confrontation de deux modèles coloniaux opposés, question qui vaut la peine d’être soulevée et débattue pour comprendre les enjeux de ce concept. Puisque le postcolonial se présente d’abord comme étant anglophone et issu du monde intellectuel anglo-saxon, la question de son adéquation aux études universitaires françaises s’est posée, en puisant dans l’argument selon lequel les modèles coloniaux anglo-saxons et français diffèrent. Il était bien question d’identités. Le concept postcolonial pouvait ne pas être signifiant dans le contexte intellectuel et historique français comme il l’était dans le contexte anglais : il y avait là matière à différencier deux types de relations aux colonies, indirect rule ou application du modèle universaliste français si l’on veut ébaucher une distinction entre les deux empires. Mais Pierre Singaravélou remet en question et en perspective cette distinction quand il écrit que

jusqu’à la fin du XXe siècle, les historiographies nationales ont identifié des modèles impériaux : le modèle libéral britannique fondé sur le gouvernement indirect, le paradigme républicain français de l’assimilation, etc. Aujourd’hui, la comparaison n’est plus mobilisée par les chercheurs pour mettre en avant des habitus coloniaux nationaux, mais comme un outil réflexif pour déconstruire des traditions impériales inventées par les contemporains. L’idée de modèle national de colonisation ne résiste pas à la diversité des situations et des pratiques coloniales au sein de chaque formation impériale15.

Dépassant alors cette question, il est possible de considérer que, plutôt que l’histoire des colonisations, c’est celle des décolonisations qui a davantage occasionné les différences les plus parlantes entre les deux espaces anglophone et francophone, et c’est sur ce point que Claire Joubert prend appui pour son ouvrage sur le « postcolonial comparé » entre anglophonie et francophonie :

Le « postcolonial » comparé entre anglophonie et francophonie nous ouvre les perspectives de deux traditions intellectuelles au contact d’histoires de la décolonisation dont les tournants ont profondément différé16.

S’affiche donc une distinction revendiquée entre deux aires culturelles qui justifie le terme de « voyage » employé pour parler du postcolonial. Marqué par une dynamique d’abord transatlantique qui oppose – et réunit – des concepts anglo-saxons et français, ce dernier apparaît donc de prime abord comme une forme d’hybride, mais viable et fécond. Outre sa composante géographique, le voyage du postcolonial est aussi un voyage entre deux sphères culturelles, et devient alors, au sein du monde universitaire français, un voyage entre deux disciplines : le décloisonnement entre l’histoire et la littérature devient, quand il est question du postcolonial, la possibilité de débats sur la spécificité des études littéraires.

Une querelle disciplinaire 

Les « études littéraires françaises » que nous avons mentionnées dans notre titre sont à entendre au sens des études concernant les ouvrages de langue française, qu’ils soient francophones, coloniaux ou ressortissent aux études postcoloniales par leur application d’un schéma de domination à élucider. La littérature francophone est évidemment concernée au premier chef par les études postcoloniales : c’est elle qui fait le fond des textes étudiés, parce qu’elle témoigne justement de la complexité d’un monde hérité des grands empires coloniaux du dix-neuvième siècle. Mais elle n’est pas seule en cause, et l’étude des « littératures francophones postcoloniales » sonnerait presque comme un pléonasme si on ne prend pas en compte l’idée que bien des textes peuvent se prêter à une lecture postcoloniale quand ils font entrer en jeu des problématiques dites « postcoloniales » : identités complexes, langues métissées, domination sociale et idéologique entre autres. Dans un premier temps émerge donc l’idée que le postcolonial est d’abord une méthode qui peut s’appliquer à différents textes, et qui s’inspire du poststructuralisme17.

Mais dans la réalité, « postcolonial » et « francophone » sont des adjectifs que l’on retrouve souvent pour désigner les mêmes corpus. Il est vrai que les études postcoloniales se révèlent comme le lieu d’un enchaînement de questions sur le statut même de la littérature francophone telle qu’elle est définie habituellement. Le postcolonial met au jour des questions sur le positionnement à la marge de la littérature francophone par rapport à une littérature institutionnelle, sur son enseignement et sur ses implications politiques aussi : sa connaissance et sa méfiance vis-à-vis des modèles de domination hérités du colonialisme le rendent propre à désigner les dangers d’une conception de la littérature qui opposerait trop facilement le centre et la périphérie. Appliquant cette méfiance au domaine littéraire, le postcolonial est censé en effet apporter un gain de réflexion à cette littérature francophone qui est, de fait, post-coloniale. Mais à ne considérer la littérature francophone que sous cet angle problématique du postcolonial, sans doute y a-t-il le risque de l’isoler, justement, d’un corpus littéraire global en la marquant d’un sceau politique ou contextuel qui ne peut pourtant pas la résumer entièrement. La place de la littérature francophone ne peut être ici qu’évoquée : elle nécessiterait bien plus qu’un paragraphe dans un article pour être développée. Mais il est notable que le postcolonial, parce qu’il s’applique d’abord à la littérature francophone, semble contribuer à son autonomisation par rapport à un corpus littéraire plus large, et cette autonomisation peut aussi résonner comme une mise au ban.

Le postcolonial, parce qu’il émane de questionnements historiques – ou en tout cas chronologiques – devrait permettre de réfléchir plus précisément aux catégories des études littéraires françaises que sont la littérature francophone et la littérature coloniale, l’une venant forcément après l’autre sur une frise chronologique : ce sont, a priori, les deux champs concernés au premier chef par la problématique postcoloniale. Nous employons la précaution de cet « a priori » car la littérature coloniale française à proprement parler se retrouve bien souvent négligée. Peu connue, idéologiquement très contestable, esthétiquement souvent contestée, elle offre pourtant de formidables pistes de recherche et la perspective d’une plus grande compréhension du discours et de l’imaginaire issus des colonies : il faudrait alors se pencher sur ce que signifie, concrètement, une étude postcoloniale de la littérature coloniale, sur les gains mais aussi les dangers qu’elle peut présenter. Ne risque-t-on pas d’enfermer dans des anachronismes une littérature au fort contenu idéologique qui s’adapte bien à son temps de production ? Il existe en effet un paradoxe que relève bien Norbert Dodille quand il remarque que le spécialiste des littératures coloniales est obligé de passer par l’histoire postcoloniale pour pouvoir réaffirmer son propos et critiquer, d’ailleurs, certaines postures postcoloniales18. Les littératures francophones, elles, ne regardent que rarement vers les textes coloniaux ; et Dodille a pu avancer l’idée que certaines analyses postcoloniales faisaient mine de découvrir ce que les textes coloniaux affirmaient sans ambages19. Dans une perspective voisine quoique très clairement historique et non littéraire, l’accusation la plus percutante contre le postcolonial consiste à lui reprocher une tendance à la simplification idéologique face au phénomène complexe de la colonisation. Emmanuelle Sibeud précise ainsi que :

Les notions d’altérité et d’hybridité sont devenues les pivots de raisonnements binaires qui transforment « le » colonisateur et « le » colonisé en essences et qui partent de l’hypothèse que leur relation fonctionne comme une opposition structurale et structurante20.

C’est aussi ce que constate Pierre Bayart, et on pourrait encore multiplier les points de vue qui vont dans ce sens :

Là où les Postcolonial studies déclinent le fait colonial au singulier et l’enferment dans un rapport exclusif du colonisé à son colonisateur et à sa métropole prévaut en fait l’évidence de sa multidimensionnalité21.

Emmanuelle Sibeud aboutit, par la formulation de cette critique, à une confrontation entre les études postcoloniales et les colonial studies, qui ne sont pas forcément synonymes d’ethnocentrisme, mais qui préfèrent faire « varier la focale en distinguant en particulier une dimension coloniale et une dimension impériale22 » : cette perspective laisse voir comment le champ historique influence aussi le champ littéraire tel qu’il a été évoqué plus haut. Plus largement, le postcolonial appliqué à la littérature a donc comme effet collatéral de redessiner une ligne de fracture entre littérature coloniale et littérature francophone : il souligne en quelque sorte le manque de communication entre ces deux domaines et les différentes postures adoptées par les universitaires affiliés à l’un ou à l’autre.

Outre ce face à face entre littérature coloniale et littérature francophone se pose aussi la question de la littérature comparée quand on évoque les problématiques postcoloniales : sur le modèle des area studies, mises à l’honneur par la circulation des théories et des penseurs postcoloniaux, d’autres études littéraires se redessinent qui sortiraient des schémas nationaux et correspondraient alors davantage au monde actuel et à sa globalisation. Les études postcoloniales pourraient remplacer en quelque sorte la littérature comparée en important de nouvelles méthodes : là encore, c’est Yves Clavaron qui situe le mieux ce débat en explicitant ses enjeux dans la redéfinition de champs universitaires qui ont, dans l’Université française, des identités claires23. C’est une autre manière de poser la question des textes et des sujets que les études postcoloniales, tout comme les études comparatistes, considèrent comme leur pré carré.

En plus de cette question des textes visés par les études postcoloniales, l’un des enjeux qui fait le fond du transfert du postcolonial depuis l’anglophonie vers la francophonie s’explique plus largement par la distinction entre les champs universitaires différents que sont l’histoire et la littérature, pour le dire vite, et dans ce que chacun revendique comme son domaine d’études. Chaque discipline, par la voix de ses universitaires, semble avoir des reproches à faire à l’autre, souvent dans les pages d’introduction. Il en va ainsi de celle que Pierre Singaravélou donne à un ouvrage collectif sur les empires coloniaux :

L’approche littéraire d’Edward Saïd et de ses premiers épigones a négligé la variété des contextes sociaux, des interactions entre colonisateurs et colonisés et a eu tendance à essentialiser l’Occident comme les orientalistes européens du XIXe siècle ont essentialisé l’Orient24.

La vivacité du débat suscité par le postcolonial se complique par la manière dont ce concept remet en question les approches disciplinaires de l’université et la manière dont ces dernières se pensent. Et, dans une perspective qui devient alors quelque peu l’inverse de celle-ci, on peut évoquer « une certaine frustration du lecteur “ littéraireˮ25 » face à des études qui dépassent – de trop loin ? – le cadre littéraire et l’oublient quelque peu au profit d’une perspective trop historicisée.

La question de l’origine première du postcolonial – histoire ou littérature ? – a été évoquée plus haut, avec la difficulté supplémentaire de passer d’un système universitaire anglophone à un système universitaire francophone. Cette origine constitue en effet un point sur lequel achoppent les définitions du postcolonial, puisque dans son ouvrage de synthèse déjà cité, Yves Clavaron écrit que :

Les études postcoloniales se sont d’abord appliquées au domaine littéraire comme en atteste l’essai […] de Bill Ashcroft, Gareth Griffiths et Helen Tiffin, The Empire writes back. La primauté de la matière littéraire a été affichée et revendiquée26.

Mais il s’agit alors davantage de littérature anglophone, ou du travail qu’a mené Edward Saïd, s’intéressant au « discours » colonial de manière générale et sans se focaliser particulièrement sur les textes littéraires : dans les études universitaires françaises, ce serait plutôt par l’histoire que le postcolonial serait abordé, au vu des publications qui s’intéressent explicitement aux apports du postcolonial dans le champ littéraire. Le maillage très fin des deux disciplines au sein des publications postcoloniales n’aide pas à définir clairement les apports de chaque discipline. Si on a déjà évoqué ici, avec Jacqueline Bardolph, l’origine « littéraire » des penseurs qui ont influencé notamment Edward Saïd, l’usage même du terme « postcolonial » semble susciter une réelle méfiance quand il s’agit de littérature, comme s’il s’agissait d’imposer une marque non-littéraire aux études littéraires : on peut en conclure que les « allers-retours » qui ont donné naissance au concept n’ont pas été que « transatlantiques », mais ont aussi concerné des disciplines.

Cette méfiance trouverait son origine dans une critique de la politisation des études postcoloniales, renvoyant ainsi à une conception de l’université et des études littéraires, historiques ou sociales propre à la France. Forsdick et Murphy insistent eux aussi sur ce point extrêmement important, qui touche au discours porté sur les disciplines universitaires en France et surtout sur la manière dont elles se perçoivent. Commençant par donner l’exemple de la somme de Neil Lazarus27, souvent rangée dans les rayons « histoire » des librairies, ils écrivent : « Quand on utilise le terme “ postcolonial ˮ en France, c’est plutôt pour parler de questions historiques ou politiques que de problématiques littéraires28. » Les librairies et les bibliothèques seraient donc le meilleur indice d’études littéraires qui refusent de trop clairement se faire politiques et préfèrent se cantonner au texte comme un objet autosuffisant. Mais il faut alors noter, et cela s’explique par les histoires respectives mises en jeu, que les universités françaises ne peuvent pas traiter de la question coloniale comme les universités américaines : les enjeux d’histoire et de mémoire, les enjeux juridiques mêmes sont trop importants en France pour sous-estimer le risque politique d’instrumentalisation des études littéraires. En 2008, Yves Clavaron pose plus largement la question d’une inadaptation des universitaires français à considérer les aspects politiques des recherches en sciences humaines, et donne une réponse assurée :

Les Français – et leurs universitaires – auraient-ils du mal à regarder en face les fantômes de leur passé colonial comme le suggère la doxa anglo-saxonne ? La réponse est non, à l’évidence, quand on voit l’intérêt actuel pour la période coloniale et les travaux qui se multiplient, même s’ils touchent un point douloureux de la conscience française (celle de la république héritée des Lumières)29.

Car l’un des problèmes du postcolonial envisagé sur le territoire français reste aussi son implication dans le champ politique immédiat : si 2005 a marqué l’explosion en termes de lisibilité du terme « postcolonial », ce n’est pas un hasard – la loi de février 2005 prévoyait de reconnaître le « rôle positif de la colonisation » – et les études postcoloniales à la française semblent surtout se rapporter à ce non-dit d’une implication politique que les événements ont mis au jour. Grégoire Leménager30 souligne ainsi dans un article la portée politique de l’ouvrage La Fracture coloniale31; un mémoire de l’IEP de Lyon32 portant sur le postcolonial et les troubles de l’identité française rédigé par un étudiant devenu juriste, et se servant de son travail sur le postcolonial pour établir une théorie d’action juridique. Le lien entre le modèle républicain et le modèle colonial constitue en effet un soubassement des études postcoloniales : l’implication politique est donc actuelle, puisqu’elle est à la base d’une analyse de la société française contemporaine, mais sur des bases historiques qui remontent aux premières années de la troisième République33. Le sous-titre de l’ouvrage de Nicolas Bancel, Pascal Blanchard et Sandrine Lemaire prend alors tout son sens : il y aurait bien un « prisme34 » postcolonial, qui envisagerait la situation contemporaine française et ses problématiques socio-culturelles sous l’angle du passé colonial. C’est précisément ce prisme qui pose problème et occasionne des débats vifs entre universitaires. Il y aurait déjà trop de difficultés en France à s’extraire du débat politique dans le cas des études littéraires coloniales ou francophones pour risquer d’y replonger par le biais d’une approche postcoloniale définie en partie par sa fonction politique – et par sa volonté de dresser des parallèles entre la situation coloniale passée et la situation sociale présente sur le territoire national.

Quand Zecchini et Lorre écrivent qu’ « en France, la littérature (et à plus forte raison les littératures étrangères) apparaît […] a contrario des États-Unis, comme le parent pauvre, dépolitisé et “ ornemental ˮ des sciences humaines35 », elles exposent des problèmes disciplinaires d’identité souvent non explicités : le débat serait ici de savoir si le fait d’être « dépolitisé » mène forcément à la conception d’une discipline « ornementale », qui n’a pas la même dignité que ses comparses. Les études littéraires françaises seraient trop cloisonnées et refuseraient la « politisation », autrement dit une perspective plus historique et contextuelle de l’implication des écrits littéraires dans la vie culturelle. À l’inverse, une critique portée contre le postcolonial concerne justement la manière dont on abandonnerait l’analyse des textes pour les utiliser dans une perspective plus politique ou idéologique ; Yves Clavaron écrit que :

Les études postcoloniales sont contestées dans la mesure où elles reposent sur un textualisme à tendance déconstructionniste, qui consiste à prendre le texte pour la pratique et à instrumentaliser la littérature36.

Le débat de l’adaptation a le mérite de poser la question du but et de l’inscription des études littéraires dans la société, débat bien plus large que celui qui ne concerne que des champs littéraires définis par la chronologie ou la géographie ; il permet aussi de remonter à la question du statut et du poids réel d’un texte littéraire dans la société dont il émane. Instrumentalisation ou prise de position semblent être les deux écueils que les études postcoloniales mettent particulièrement en lumière dans leur traitement du champ littéraire universitaire.

Conclusion : lieu commun et réalité des études postcoloniales en France

Charles Forsdick et David Murphy postulaient que les études littéraires françaises, avant 2010, manifestaient à la fois une résistance évidente au concept postcolonial et une certaine acceptation de la terminologie postcoloniale. Dans les publications récentes, force est de constater que c’est plutôt la dynamique de résistance qui semble l’emporter37 :

De telles réponses restent pourtant un combat d’arrière-garde, évidence dans le contexte français de l’agonie nostalgique d’un universalisme identitaire qui refuse d’accepter la postcolonialité indéniable de la « République métissée » contemporaine38.

Ce passage de leur article laisse aussi entrevoir pourquoi l’acceptation du postcolonial reste une question sensible : l’arrière-plan politique est extrêmement vif, dans le fond comme dans la forme ; on sort du domaine purement historique ou littéraire pour revenir à la structure politique et sociale de la République française, avec comme corollaire l’impression d’un débat qui pose depuis plus d’une décennie les mêmes questions, sans pour autant avancer. Le postcolonial est souvent décrit comme une évidence, pas comme un sujet à débattre : d’où, aussi, une impression de guerre de tranchées entre les différents auteurs. C’est sur une image similaire que Nicolas Martin-Granel et Anthony Mangeon ouvraient leur article de 2010, évoquant le « champ de bataille » sur lequel arriverait un « ingénu lecteur, tel Fabrice à Waterloo39 ».

Le lecteur semble bien condamné à demeurer dans la position de Fabrice, et le présent – et court – article ne prétend pas à autre chose que de donner quelques pistes de réflexion sur la question des études postcoloniales. Mais il émane d’une interrogation qui est celle de nombreux étudiants qui se trouvent confrontés à ces études, et qui perçoivent immédiatement la puissance des débats qui constituent en quelque sorte la structure même du postcolonial. La force de cette structure en mouvement conduit à repenser le terme même de « postcolonial » ; Yves Clavaron concluait ainsi son article de 2008 :

Un demi-siècle environ après les indépendances, il faut sans doute envisager l’obsolescence du terme postcolonial et de la référence au colonialisme, même si la nostalgie est puissante dans la création littéraire40.

La nostalgie comme moteur du « postcolonial » et du blocage qu’il peut entraîner est une piste qui n’a pas été suivie ; le concept, comme le débat, ne sont pas devenus obsolètes, et la référence au colonialisme est une forme de constante. C’est que le postcolonial, en raison même du halo que lui procurent une bibliographie intense et des questionnements suscités amplement au-delà du cadre universitaire, a plutôt pris une couleur presque mythologique et a dépassé la question même de la terminologie. Chacun est sommé d’avoir un avis sur le postcolonial sans que soient bien claires les limites mêmes du concept : il faut prendre position. On peut cependant conclure en suivant l’exemple de Sarga Moussa qui ouvre une étude sur l’esclavage dans la littérature en 2010, au moment même de ce débat sur l’adaptation, par ces mots :

S’inscrire dans une perspective tenant compte des apports de la critique postcoloniale, c’est néanmoins affirmer clairement son appartenance à un présent au nom duquel il paraît possible de porter un regard démythifiant sur des images, des clichés, des mythologies, renvoyant à des phénomènes historiques encore insuffisamment pris en compte41.

Chaque chercheur se trouve sommé, par le débat toujours renouvelé autour du postcolonial, de clarifier sa position intellectuelle avant de se lancer dans l’étude : mise au point fastidieuse peut-être, mais qui a le mérite de remettre en question la démarche envisagée dans toute étude, son objectif et ses finalités. Une étude intéressante serait à mener en interrogeant les étudiants qui travaillent sur la littérature francophone – et sur la littérature coloniale, mais celle-ci est bien moins étudiée, donc moins forte de signification – et qui sont les premiers concernés par ces questions : qu’ont-ils lu des travaux postcoloniaux ? Que pensent-ils de ce débat ? S’inscrivent-ils dans cette lignée ? Car les études postcoloniales à la française sont en effet « descendues » dans les universités : pour avancer, peut-être faudrait-il savoir dans quelle mesure elles guident réellement aujourd’hui les

Notes et références

  • 1 Jean-Marc Moura, « Postcolonialisme et comparatisme », Vox Poética [en ligne], 2006, http://www.vox-poetica.org/sflgc/biblio/moura.html [consulté le 22 septembre 2014].
  • 2 Laetitia Zecchini et Christine Lorre, « Le Postcolonial dans ses allers-retours transatlantiques : glissements, malentendus, réinvention », Revue française d’études américaines, n° 126 (2010), p. 66-81.
  • 3 David Murphy et Charles Forsdick, « Réactions françaises à une perspective postcoloniale : ‟retour au pays natal” ou invention anglo-saxonne ? », dans Nicolas Bancel et al. [dir.], Ruptures postcoloniales : les nouveaux visages de la société française, Paris, La Découverte, 2010, p. 139-148.
  • 4 Claire Joubert [dir.], Le postcolonial comparé : anglophonie, francophonie, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2014.
  • 5 Yves Clavaron, Petite introduction aux postcolonial studies, Paris, Kimé, 2015.
  • 6 En 2010 paraissent ainsi des textes majeurs portant sur ces problèmes d’adaptation : l’article de Laetitia Zecchini et Christine Lorre, l’ouvrage Ruptures postcoloniales dirigé par Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe et François Vergès, celui de Jean-François Bayart, Les études postcoloniales : un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010.
  • 7 Neil Lazarus [dir.], Penser le postcolonial : une introduction critique, Paris, Éditions Amsterdam, 2006.
  • 8 Edward Saïd, Orientalism, New York, Pantheon Books, 1978.
  • 9 David Murphy et Charles Forsdick, op. cit., p. 139.
  • 10 Jacqueline Bardolph, Études postcoloniales et littérature, Paris, Champion, 2002, p. 16.
  • 11 Laetitia Zecchini et Christine Lorre, op. cit., p. 70.
  • 12 David Murphy et Charles Forsdick, op. cit., p. 144.
  • 13 Vincent Chambarlhac, « Fragments du jeu académique postcolonial » (à propos d’un collectif, l’Association pour la connaissance de l’histoire de l’Afrique contemporaine, ACHAC), Histoire@Politique. Politique, culture et société [en ligne], n° 12 (2010), www.cairn.info/revue-histoire-politique-2010-3-page-12.htm [consulté le 12 avril 2015].
  • 14 Robert J.C. Young, Postcolonialism : a very short introduction, Oxford U.P., 2003, p. 2.
  • 15 Pierre Singaravélou [dir.], Les empires coloniaux : XIX– XXe siècle, Paris, Points, 2013, p. 24.
  • 16 Claire Joubert [dir.], Le postcolonial comparé : anglophonie, francophonie, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2014, p. 7.
  • 17 Voir l’ouvrage déjà cité d’Yves Clavaron, p. 26 notamment.
  • 18 Norbert Dodille, Introduction aux discours coloniaux, Paris, PUPS, 2011.
  • 19 Ibid., p. 164.
  • 20 Emmanuelle Sibeud, « Post-Colonial et Colonial Studies : enjeux et débats », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 51-4bis (2004), p. 90.
  • 21 Jean-François Bayart, Les études postcoloniales : un carnaval académique, Paris, Karthala, 2010, p. 83.
  • 22 Emmanuelle Sibeud, op. cit., p. 94.
  • 23 Yves Clavaron, op. cit., p. 109.
  • 24 Pierre Singaravélou, « Introduction », dans Pierre Singaravélou [dir.], Les empires coloniaux : XIXe  XXsiècle, Paris, Points, 2013, p. 28-29.
  • 25 Nicolas Martin-Granel et Anthony Mangeon, « À propos des études postcoloniales, ‟à l’angle des rues parallèles” », Études littéraires africaines, n° 30 (2010), p. 99-100.
  • 26 Yves Clavaron, op. cit., p. 39.
  • 27 Neil Lazarus, 2006, op.cit.
  • 28 David Murphy et Charles Forsdick, op. cit., p. 143-144.
  • 29 Yves Clavaron, « Études francophones, postcolonial studies : entre mésentente cordiale et stratégies partagées », Neohelicon, XXXV (2008), p. 42.
  • 30 Grégoire Leménager, « Des études (post)coloniales à la française », Labyrinthe [en ligne], http://labyrinthe.revues.org/1251 [consulté le 13 octobre 2012].
  • 31 Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire [dir.], La fracture coloniale : la société française au prisme de l’héritage colonial, Paris, La Découverte, 2005.
  • 32 Tammouz Al-Douri, Troubles dans l’identité nationale : les études postcoloniales en France, Mémoire de sciences sociales, Université Lyon 2, Institut d’études politiques de Lyon, 2011.
  • 33 C’est aussi sur ce point politique que Laetitia Zecchini et Christine Lorre mènent une analyse remarquable de la portée des études postcoloniales dans leur article.
  • 34 Suivant la définition donnée par le TLF, un prisme est, au figuré, un « élément transformant l’image du réel, généralement en la déformant ».
  • 35 Laetitia Zecchini et Christine Lorre, op. cit., p. 68.
  • 36 Yves Clavaron, op. cit., p. 45.
  • 37 Ils intitulent ainsi une partie de leur article « une mutation en cours » (p. 147), pour montrer que malgré des résistances, le vocabulaire postcolonial et les idées qu’il porte sont devenus familiers au monde universitaire français.
  • 38 David Murphy et Charles Forsdick, op. cit., p. 148.
  • 39 Nicolas Martin-Granel et Anthony Mangeon, op. cit., p. 93.
  • 40 Ibid., p. 49.
  • 41 Sarga Moussa [dir.], Littérature et esclavage : XVIIIe  XIXe, Paris, Éditions Desjonquères, 2010, p. 13.

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ISSN  2534-6431