La « vitesse, en quelque sorte névropathique [...] emporte l’homme à travers toutes ses actions et ses distractions... Il ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs [...] Il passe en trombe, pense en trombe, sent en trombe, aime en trombe et vit en trombe. [...] Tout, autour de lui, et en lui, saute, danse, galope, est en mouvement, en mouvement inverse de son propre mouvement. Sensation douloureuse, parfois, mais forte, fantastique et grisante, comme le vertige et comme la fièvre. »
Octave Mirbeau, La 628-E8 [1907], dans Œuvre romanesque, v. 3, Paris, Buchet/Chastel, 2001, p. 299.
S’il y a bien une notion qui caractérise le monde contemporain, c’est celle de l’accélération. Depuis le développement des chemins de fer au XIXe siècle à la prouesse du fameux Concorde à la fin du XXe siècle, la vitesse de déplacement est depuis longtemps un enjeu essentiel des innovations techniques. Dans les années 1990, Marc Augé souligne l’extrême célérité des transformations du monde contemporain et lui donne le nom de surmodernité1
. Il ajoute que la surabondance – événementielle, spatiale et matérielle – donne la sensation d’une accélération de l’histoire. Plus de vingt ans après, la mondialisation s’est encore intensifiée à tel point que Michel Lussault appelle de nouvelles notions – globalisation, hyperspatialité, surcumul2
– pour réactualiser les propos de Marc Augé et renouveler une réflexion sur l’accélération du monde.
Mais la vitesse et l’accélération sont avant tout des procédés, des pratiques. Par leur place prépondérante dans les sociétés modernes, ces deux notions ont inspiré des pratiques artistiques, des poétiques et des esthétiques nouvelles. William Turner, avec Pluie, vapeur et vitesse (1844), s’approprie les thèmes nouveaux de l’industrie pour créer un ensemble où les formes et les couleurs perdent leurs contours et font voir la vie à grande vitesse. Période d'accélérations démographiques, économiques et industrielles, le XIXe siècle imprime au monde occidental un rythme plus soutenu où les distances se réduisent et les attentes s'amenuisent. La massification de la presse quotidienne bouleverse les poétiques d’écriture. Le format du feuilleton, alors très populaire, entraîne les auteurs, par sa forme et sa publication régulière, vers davantage de concision et de découpage dans leurs récits3
. Dans le même temps, l’intensification des publications romanesques conduit à des pratiques de rédaction et de lecture compulsives et boulimiques. La célérité gagne cette « littérature de consommation et de consumation », selon les mots de Jean-Claude Vareille, pour qui le roman populaire est une « littérature qui brûle la chandelle par les deux bouts », une « littérature de la vitesse (d’écriture et de lecture)4
».
Mais plutôt que de subir ces conditions de production et de consommation, les artistes s'en saisissent pour développer de nouveaux rapports aux œuvres. La syntaxe emboutie du poète et performeur contemporain Jérôme Game, proposant une forme de poésie aéroportuaire, imprime, de syncopes en syncopes, le rythme effréné de la pensée et du cumul d’informations de l’homme moderne au cœur de l’écriture poétique. À la manière de Turner, le poète abolit les frontières des mots et des sons pour saisir la vitesse dans son évanescence. Le temps de lire, de voir est ainsi questionné jusque dans le processus de création des œuvres. La vitesse peut ainsi devenir le cœur d’une esthétique, voire d’un mouvement artistique, comme c’est le cas pour le futurisme. Marinetti déclarait en effet en une du Figaro en 1909 : « Nous déclarons que la splendeur du monde s’est enrichie d’une beauté nouvelle : la beauté de la vitesse5
[…] ».
À quelles reconfigurations l’inscription de l’accélération dans les œuvres mène-t-elle ? Simples procédés ponctuels ou éléments centraux d’une poétique, la vitesse et l’accéléré sont au cœur d’une réflexion artistique particulièrement féconde que ce numéro se propose de mettre en perspective. Qu'elles soient à même de déformer les coordonnées spatio-temporelles, de susciter la fascination et le désarroi à travers de nouveaux imaginaires ou d'ouvrir la voie à d'autres manières d'être au monde, ces notions – subies, interrogées ou recherchées et intégrées – reconfigurent notre rapport au réel autant qu'aux œuvres.
Distorsion du réel et dérèglement des échelles
La conquête du temps et de l’espace par les transports n’est pas sans lien avec le développement des outils de communication et d’information. Les tirages massifs de la presse papier dès le XIXe, l’apparition du téléphone, l’arrivée de la radio, la démocratisation d’internet, la multiplication des supports du journalisme… les deux derniers siècles sont riches d’exemples pour nourrir une rétrospective sur l’accélération des échanges. La planète semble aujourd’hui se rétrécir sous le ballet incessant des déplacements de marchandises venues des quatre coins du globe. Il n’est plus un recoin qui ne soit hyper-connecté si bien qu’il est possible aujourd’hui d’annihiler le moindre temps mort en rentabilisant chaque minute. En tout lieu et à toute heure, la vitesse de notre société se traduit par la généralisation de l’instantané ; nous pouvons contacter quelqu’un à des milliers de kilomètres, suivre en direct un événement lointain, transférer en quelques secondes des documents ou de l’argent à l’étranger… et nous sommes des millions en même temps à faire l’expérience troublante de cette illusion d’ubiquité6
. Compression des distances, instantanéité, la distorsion du réel produite par la vitesse fascine et interroge les artistes. Alexandre Melay montre ainsi dans le premier article7
de ce numéro comment Andreas Gursky rend compte de l’éclatement du monde contemporain en manipulant ses photographies numériques : les lieux du capitalisme subissent de troublants dérèglements d’échelle pour apparaître comme des hyperlieux fourmillants, infinis ou fractals. En revanche, dans le conte fantastique de Bénédict-Henry Révoil, « L’Île des brouillards », que Manuela Mohr se propose d’analyser8
, la perturbation d’échelle n’est plus spatiale mais temporelle. Publié en 1865 dans Le Siècle illustré, à un moment où l’essor de la presse bouleverse le rapport au présent, le feuilleton distord habilement le temps pour penser l’ébranlement des consciences face au rythme effréné des avancées technologiques.
Imaginaires de la vitesse
Il serait naïf de penser que la vitesse et l’accélération ne seraient apparues dans les œuvres qu’à partir des révolutions industrielles. Bien avant les siècles dits de la modernité, l’homme a inventé des figures, des héros capables de vitesse, il suffit de penser au cheval de Ramsès II lancé au galop dans les représentations de la bataille de Qadesh des temples égyptiens. Objet fantasmagorique de puissance, la vitesse est d’abord une performance intrinsèquement liée à l’idée de progrès. La surprise d’un Nerval dans son poème « Le Réveil en voiture » face à ce paysage nouveau qui défile sous ses yeux a nourri la part de fascination des hommes pour la célérité. Entre rêve et réalité, magnétique et ensorcelante, la vitesse devient un idéal qu’il s’agit de pouvoir décrire et représenter. Elle fait surgir des mondes et développe tout un imaginaire qui lui est propre. Les accélérations technologiques et médiatiques des deux derniers siècles ne manquent pas d’influencer la création artistique. Le théâtre et les arts de la scène ont pu rendre compte d’une sensibilité accrue aux phénomènes d’accélération. C’est à ce constat que se rend Elena Mazzoleni dans son étude comparée9
des numéros de quelques artistes à la charnière des XIXe et XXe siècles dans un moment de frénésie technologique. Du jeu fuyant d’Yvette Guilbert aux pantomimes convulsives des frères Hanlon-Lees en passant par les ondulations frénétiques et hypnotiques de Loïe Fuller, les spectacles de variété de cette époque témoignent du trouble et de la séduction de toute une société pour le mouvement. Mais comment différencier l’expérience subjective de la vitesse d’une accélération effective des cadences ? La pièce 1993 qu’analyse Narimane Le Roux Dupeyron10
explore la confusion de ces sensations. Le metteur en scène Julien Gosselin développe par la scénographie et le jeu des acteurs un dispositif immersif où la perte de sens et de repère ne se veut que l’écho d’une société atomisée par l’injonction à la rapidité.
Réapprivoiser la vitesse
Mais la vitesse n’est pas seulement celle qu’on déplore. Son dérèglement peut produire un nouvel ordre. Certains ont choisi, plutôt que de mettre à distance cette accélération, de l’apprivoiser et de « faire avec ». L’esthétique explorée par Nathalie Provenzano11
du jeu vidéo 11-11 : Memories Retold proche de l’art impressionniste et à contre-courant de l’esthétique hyper-réaliste des jeux vidéo actuels, est un exemple des alternatives possibles à l’accélération du temps de production. Yoan Fanise réapprivoise le temps de création par une esthétique qui brise les codes de la performance visuelle et amène le jeu au statut d’œuvre. Ce pas de côté qui exclut un rapport manichéen de fascination ou de dénonciation propose l’intégration de la vitesse non seulement dans une esthétique mais aussi dans une éthique. Comprendre la vitesse, c’est peut-être repenser une manière d’être au monde. Au-delà d’une vision binaire du temps, la poésie de Jacques Réda pose le rythme comme souffle premier de l’écriture et conçoit ainsi la vitesse en dehors de toute mise à distance. Il en fait une expérience sensible que Marie Joqueviel-Bourjea recueille dans son article « Cet antique vertige12
». Parce qu’il est possible de sentir la vitesse sur un cyclomoteur beaucoup mieux que dans l’espace confiné et pressurisé du Concorde, la célérité est d’abord un vertige qui, dans toute sa relativité, aménage notre rapport au réel. La vitesse est belle, disait Marinetti, et s’en saisir permet de penser non plus la société mais bien l’homme à toutes ses allures.
Work in progress
Comme chaque année, la dernière partie du numéro est consacrée aux actes de la journée d’études Work in progress organisée par les représentants des doctorants du RIRRA 21. Les trois contributions de ce numéro sont issues de la dixième édition de cette journée qui s’est tenue le 11 avril 2018 à Montpellier.
Sara Maddalena propose de montrer en quoi la mise en scène de Richard III par Georges Lavaudant au Festival d’Avignon en 1984 peut être apparentée au maniérisme en déclinant les choix esthétiques liés aux effets scénographiques comme au jeu très particulier de l’acteur Ariel Garcia-Valdès.
Adrien Valgalier s’interroge sur les modalités de la reconstitution historique dans le cadre spécifique du cinéma comique en étudiant La Carapate de Gérard Oury, sorti en 1978. En se dégageant de toute ambition documentaire, ce film, qui reprend à son compte les événements de Mai 68, met en exergue le rapport d’une société avec son histoire.
Violaine François souligne l’importance des pratiques orales dans le champ littéraire du XIXe siècle par la cartographie parisienne des principaux lieux de parole des écrivains : ces scènes littéraires, allant de l’ambiance feutrée des salons privés au brouhaha des cafés artistiques, permettent de repenser le statut de l’écrivain au XIXe siècle.
- 1Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992.
- 2Michel Lussault, Hyper-lieux : les nouvelles géographies politiques de la mondialisation, Paris, Seuil, 2017.
- 3Voir à ce sujet : Marie-Ève Thérenty, Mosaïques. Être écrivain entre presse et roman (1829-1836), Paris, Honoré Champion, 2003 ; Marie-Ève Thérenty, La Littérature au quotidien. Poétique journalistiques au XIXe siècle, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 2007 ; Dominique Kalifa, Philippe Régnier, Marie-Ève Thérenty, Alain Vaillant (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde, 2011.
- 4Jean-Claude Vareille, Le Roman populaire français (1789-1914). Idéologies et pratiques, Limoges / Québec, PULIM / Nuit Blanche, coll. « Littératures en marge », 1994, p. 182.
- 5Marinetti, « Manifeste du futurisme », Le Figaro, 20 février 1909.
- 6Voir à ce sujet Paul Virilio, La Vitesse de libération, Paris, Galilée, coll. « L'espace critique », 1995, « À l'urbanisation de l'espace réel succède alors cette urbanisation du temps réel qui est, finalement, celle du corps propre du citadin, citoyen terminal bientôt suréquipé de prothèses interactives [...] », p. 33.
- 7Voir dans ce numéro l’article d’Alexandre Melay, « Le vertige de l’accélération de la réalité mondialisée chez Andreas Gursky ».
- 8Voir dans ce numéro l’article de Manuela Mohr : « Quand une nuit compte cent ans : la vitesse du temps qui passe ».
- 9Voir dans ce numéro l’article d’Elena Mazzoleni : « Dramaturgies de la vitesse : des gestes fugitifs d’Yvette Guilbert aux pantomimes convulsives des Hanlon-Lees ».
- 10Voir dans ce numéro l’article de Narimane Le Roux Dupeyron : « Imaginaire de l’accélération dans 1993 mis en scène par Julien Gosselin ».
- 11Voir dans ce numéro l’article de Nathalie Provenzano : « 11-11 : Memories Retold : l’art de la célérité en jeu vidéo ».
- 12Voir dans ce numéro l’article de Jocqueviel-Bourjea : « “Cet antique vertige” (avec Jacques Réda) ».