Plan de l'article :
- Une littérature qui porte sur la région
- Le paratexte comme première marque d’un ancrage occitanien
- Le contenu des feuilletons au service d’un rayonnement culturel et littéraire occitanien
- Les auteurs « du cru »
- Des pseudonymes aux plumes célèbres
- La littérature régionale : définition
À l’instar des grands quotidiens parisiens, les journaux occitaniens se lancent à leur tour, au cours du XIXe siècle, dans la publication de feuilletons littéraires — des nouvelles ou des romans, diffusés par petites portions dans les colonnes ou le rez-de-chaussée des périodiques, sur une certaine période de temps. Si l’on remarque que cette presse d’« Occitanie1 » s’attache à faire connaître les grands romans-feuilletons de la capitale, on constate également qu’elle s’efforce de mettre à l’honneur des auteurs de son cru, comme des fictions directement inspirées du patrimoine, de la culture ou de la géographie de sa région. À partir de ces premières observations, l’on pourrait émettre l’hypothèse que la mise en scène des couleurs locales à travers la fiction ne serait pas une initiative fortuite, mais relèverait d’un processus concerté de valorisation. Autrement dit, portés peut-être par un jeu d’influences réciproques ou animés par un désir commun, les journaux mèneraient une réelle stratégie visant à faire la part belle à l’« Occitanie ».
Le présent article cherchera ainsi à mettre à l’épreuve ces hypothèses, à partir d’un échantillon de journaux occitaniens, méconnus ou ignorés de la recherche : l’hebdomadaire Le Furet nîmois, qui paraît entre 1879 et 1896, le bimensuel le Courrier d’Uzès et de son arrondissement, distribué entre 1879 et 18802 et, enfin, le quotidien le Journal de Cette, diffusé entre 1885 et 1919. La ville de Nîmes et la petite commune d’Uzès dans le Gard, ainsi que Sète dans l’Hérault sont les sièges respectifs de ces journaux. Ces derniers, qui sont donc reliés par une certaine proximité spatio-temporelle, partagent également une langue commune, le français — et non l’occitan. Le corpus envisagé ayant pour langue le français, l’on préférera ainsi l’adjectif plus large d’« occitanien » à celui d’ « occitan », qui recouvre plutôt une réalité linguistique.
D’un journal à l’autre, le nombre de feuilletons varie : au fil des pages du Courrier d’Uzès, l’on rencontre par exemple un roman-feuilleton et deux nouvelles diffusées en feuilletons ; dans Le Furet nîmois, l’on peut lire une vingtaine de publications feuilletonesques, s’étalant sur quelques jours ou semaines seulement ; et enfin, dans le Journal de Cette, l’on découvre près de 70 feuilletons, qui sont majoritairement de courtes fictions. La période d’étude envisagée, 1879-1915, est plus restreinte que celle de la diffusion des trois journaux elle-même : elle débute et se clôt en effet par les dates de publication des premier et dernier feuilletons. Les numéros du Furet nîmois, du Courrier d’Uzès et du Journal de Cette qui ont pu être conservés sont numérisés et publiés sur Ressources patrimoines3, la plateforme et médiathèque culturelle en ligne de la région Occitanie.
En revenant ainsi sur les choix stratégiques et la politique feuilletonesque de ces trois journaux, afin d’en dévoiler les rouages ; en questionnant la façon dont cette presse locale fait le jeu de l’ « Occitanie », on se demandera comment, plus généralement, les journaux participent à l’essor d’une littérature régionale. Si plusieurs travaux se sont penchés sur le régionalisme et les revues de province, comme ceux d’Arnaud Dhermy4 ou d’Anne-Marie Thiesse5 par exemple, ou sur la presse et la littérature régionales en langue d’oc, tels que ceux de Jean Rouquette6 ou de Georges Bonifassi7, peu de travaux portent à la fois sur la presse d’« Occitanie » en français et ses publications feuilletonesques.
Cet article, qui conjuguera dès lors études littéraires et journalistiques, histoire et géographie, s’articulera autour d’une double approche, croisant close reading et micro-histoire, telle que l’envisage Jacques Revel8. L’une des deux étapes de cette investigation privilégiera la première approche (lecture de près), tandis que l’autre s’appuiera sur la seconde (micro-histoire). Ce qui conduira à s’intéresser d’abord au contenu des feuilletons, puis à l’identité de celles et ceux qui les ont créés.
Une littérature qui porte sur la région
Le paratexte comme première marque d’un ancrage occitanien
Il est curieux de découvrir les premières traces d’un ancrage occitanien dans Le Furet nîmois et le Courrier d’Uzès avant même de débuter la lecture : on les décèle dans le paratexte. Alors que Le Furet nîmois sous-titre sa toute première publication Amour et Patrie, « nouvelle locale (inédite) », le Courrier d’Uzès qualifie ses deux feuilletons de « nouvelles languedociennes inédites ». Le rapport à l’Occitanie se manifeste de manière indirecte dans ces exemples, à travers deux réalités territoriales vécues, plus ou moins abstraites : le local et le Languedoc. Selon Bertrand Müller, on pourrait définir le local comme
une ponctuation dans les représentations collectives du territoire et du paysage lesquelles s’inscrivent dans une longue durée et renvoient non seulement aux frontières de la nation mais à une définition « naturelle », surtout politique, économique, religieuse et culturelle du territoire dont le maillage s’est tramé au gré de divisions infinies tissées et constamment reprisées par l’histoire9.
Le Languedoc est quant à lui un vaste territoire où circulait la langue d’oc, c’est-à-dire un espace historique linguistique, dont les frontières ont évolué au fil des siècles10. Il s’agit d’une ancienne province du Sud de la France, qui sera dissoute en départements par la loi du 15 février 1790. Dans chacun de ces sous-titres, le paratexte, qui revendique donc un ancrage territorial, se trouve investi d’une double fonction : attirer l’attention ou susciter la curiosité du lectorat tout en faisant la promotion d’une littérature locale originale.
Le contenu des feuilletons au service d’un rayonnement culturel et littéraire occitanien
Si l’on analyse ensuite de près le contenu des feuilletons, on remarque que les auteurs ne manquent pas d’astuces pour dépeindre leur région, qui apparaît comme une riche source d’inspiration littéraire. Du simple clin d’œil au foisonnement d’évocations, le rapport au local se décline sous de multiples visages. En témoignent trois manifestations principales : l’évocation de coutumes et de mœurs, la représentation d’une topographie et la présence de personnages. Qu’elles semblent fictives ou qu’elles soient teintées de réalité, toutes ces manifestations s’inspirent de la couleur locale et participent à dessiner les contours d’une identité régionale.
C’est tout d’abord la présence d’un cadre spatial local réel que l’on retrouve dans la majorité des feuilletons des trois journaux. Les intrigues s’invitent dans des villes existantes, posent leur valise dans des communes occitaniennes ou proposent un voyage à travers la région. C’est le cas du roman-feuilleton Giralda11 de l’auteur méridional Henri Lag, publié dans le Journal de Cette à partir de décembre 1888. Un jeune artiste, séduit par la grâce d’une jeune bohémienne en train de danser près du Pont du Gard, se lance dans la réalisation d’un nouveau tableau. Cependant, le mode de vie nomade qui pousse la famille à reprendre la route ne laisse pas le temps au peintre d’achever sa besogne. Il décide de suivre les traces de la caravane, qui ne cesse de transiter d’un lieu à un autre. Les abonnés sont ainsi transportés de Narbonne à Perpignan, de Remoulins au bord du Gardon, ou à la foire de Bagnols. Le prénom de la muse du peintre s’éclipse d’ailleurs parfois au profit de périphrases, qui mettent en relief le lieu près duquel elle dansait. Giralda devient à plusieurs reprises, la « Bohémienne » ou la « danseuse du Pont du Gard ».
Écrire une fiction qui se déroule dans un lieu réel peut être l’occasion pour un auteur de le mettre à l’honneur, de faire découvrir ses richesses et ses particularités. Tel est le cas de la nouvelle Un jour de malchances12 parue dans le Journal de Cette en janvier 1889. Dans ce feuilleton qui relate avec humour les péripéties de deux amis à bord d’un canot sur l’étang de Thau près de Sète, le registre comique n’empêche en rien la description élogieuse du paysage, d’une eau scintillante où l’on prend plaisir à naviguer. Aimé Leroy semble ainsi rendre hommage à un lieu dont on peut souligner l’extrême proximité avec l’implantation physique du journal lui-même.
Dans le Courrier d’Uzès, une logique différente est à l’œuvre : les deux nouvelles de Gustave Téraube plantent des décors situés au carrefour de la réalité et de la fiction. En effet, les indications spatiales, volontairement floues, font appel à l’imagination du lecteur ou de la lectrice. Publiée en cinq feuilletons dans la colonne « Variété » en 1879, l’histoire d’Andrette prend place dans une propriété paysanne « entre Nîmes et Beaucaire13 ». La nouvelle Sous les arceaux !, qui paraît entre le 14 décembre 1879 et le 11 janvier 1880 dans la même rubrique, se déroule quant à elle « entre Carpentras et Pézenas14 », dans un petit village fictif du nom de Saint-Agricol. Les indications fournies au sujet de ce lieu imaginaire ne sont d’ailleurs pas anodines : tout abonné attentif ne manquera de remarquer la ressemblance entre Uzès et ce « pays de 3 000 âmes environ », « chef-lieu de canton » et « célèbre par ses arceaux15 ».
Ces endroits, réels ou fictifs, sont de toute évidence le théâtre de mœurs, le lieu où s’affirment des coutumes et où se rassemble le peuple lors de grands événements locaux. Il s’agit de la seconde manifestation majeure du local que l’on perçoit dans une poignée de feuilletons. La nouvelle Amour et Patrie du Furet nîmois, évoquée précédemment, revient par exemple sur le lundi de Pâques à Nîmes : c’est « une tradition pour les habitants [...] de se répandre dans les campagnes et d’aller par joyeuses bandes festoyer dans les mazets qui miroitent dans les massifs de thym ou de chênes-nains16 ». La Coupeuse d’Osiers, « nouvelle provençale inédite » de Henri Lag, publiée les 7, 8, 9 et 10 février 1889 dans le Journal de Cette, s’intéresse à Marguaridé, une jeune villageoise de Vallabrègues, dans le Gard. Dans ce village, où « tout le monde est plus ou moins vannier », les habitants ont pour coutume de partir dans la région voisine, afin de participer à « la saison de coupage des oseraies17 ». Le feuilleton du 8 février 1889 livre une description des tenues provençales, portées par les villageoises gardoises. Marguaridé est alors « coiffée artistement de la coquette cravate blanche arlésienne sur laquelle était posé un foulard de soie noué sous le menton18 ». Cet exemple témoigne de la proximité des réseaux et des échanges culturels à l’œuvre entre des villes de deux départements distincts, le Gard et la Provence — qui appartenaient à la vaste Occitanie culturelle et historique d’antan.
Enfin, la troisième principale manifestation du local consiste à mettre en scène un personnage ayant existé ou, d’autre part, à inventer un protagoniste fictif possédant un rapport particulier au local. On rencontre le premier cas de figure dans un seul des feuilletons du Journal de Cette, Un crime mystérieux19, du Toulousain Alfred Delcambe. Le roman-feuilleton s’articule autour de faits et d’un personnage historique réels, c’est-à-dire autour de batailles auxquelles le maréchal Soult a pris part dans les années 1800. Ce militaire, de son véritable nom Jean-de-Dieu Soult, est né en 1769 et mort en 1851 à Saint-Amans-la Bastide dans le Tarn. Il a occupé en outre, à plusieurs reprises, la fonction de ministre de la Guerre.
Le deuxième cas de figure est à l’inverse plus courant à l’échelle du corpus. La nouvelle La Tête de mort, signée P. Bousquet et publiée dans le Journal de Cette en avril 1902, raconte l’histoire d’Albert Ménard, un étudiant en médecine qui se promène rue de la Loge à Montpellier20. Celui-ci aura le malheur d’essayer un chapeau dans une boutique de cette rue, un chapeau porteur de mauvais présages et de malédictions. Le Furet nîmois s’adonne également à ce jeu, en partageant par exemple les 22 et 29 juin 1889 un court feuilleton intitulé Ruses d’une femme21, de Léandre Vigne. Cette fiction met en scène une artiste talentueuse de sa propre ville, Nîmes, qui multiplie les manigances pour reconquérir son mari infidèle. Cependant, le périodique affiche par ailleurs sa volonté de contribuer au rayonnement littéraire occitanien au travers d’un procédé astucieux : une mise en abîme du journal dans le journal, à partir d’un personnage que l’on présente comme vrai. Le titre de la nouvelle, Aventures, péripéties et infortunes de M. Martinet abonné fanatique du Furet nîmois22, ne peut être davantage évocateur ni plus alléchant. Cette technique d’auto-représentation, voire d’auto-promotion, permet au Furet nîmois de créer un effet de familiarité et de tisser un lien de connivence avec son lectorat — phénomène que l’on retrouve fréquemment dans la presse nationale contemporaine.
Enfin, une hypothétique manifestation de la topographie attise la curiosité : deux auteurs du Furet nîmois et du Journal de Cette, Paul de Saint-Ambroix et Armand Cascastel23 possèdent des patronymes qui pourraient très bien faire écho aux communes du Gard et de l’Aude du même nom. De l’ensemble de ces analyses se dégage une première stratégie adoptée par les journaux : la diffusion de feuilletons qui s’inspirent et qui traitent de la région et par extension, le partage d’une littérature qui met en valeur l’« Occitanie ». Cette dernière et possible allusion topographique par le biais des patronymes invite à se pencher sur les auteurs des feuilletons, puisqu’ils pourraient posséder eux aussi un lien avec la région.
Les auteurs « du cru »
Des pseudonymes aux plumes célèbres
La sélection et la publication d’auteurs du cru pourrait représenter, dès lors, la seconde stratégie des journaux visant à faire rayonner leur région. Pour le vérifier, il convient par conséquent de s’intéresser à l’identité des feuilletonistes. Dans le Journal de Cette, des indications topographiques complètent parfois le patronyme des auteurs, ce qui permet de déterminer leur appartenance à la région. Dans le rez-de-chaussée et sous le titre du roman-feuilleton, l’auteur du Droit au crime est présenté comme « le Docteur Roux, (de Cette) ». La ville est placée entre parenthèses, après une virgule – comme il est d’usage pour les députés. Bien que non utile ici a priori, le signe de ponctuation semble avoir été ajouté volontairement afin de mettre en évidence la mention qui suit.
Exemple tiré du feuilleton du Journal de Cette (18 mars 1892)
Par ailleurs, dans ce même périodique, l’insertion d’annonces qui cherchent à souligner l’ancrage local d’un auteur facilite également le travail d’identification. À titre d’illustration, on peut lire l’annonce suivante dans un numéro du 6 février 1891 :
Nous publierons très prochainement une bluette rustique ayant pour titre : Paradis Terrestre due à la plume d’un de nos jeunes littérateurs cettois, collaborateur au Journal de Cette, qui abrite sa modestie sous le pseudonyme d’Emia SORC24.
Le pseudonyme d’Emia Sorc semble constituer l’anagramme d’un certain Aimé Cros, dont on ne trouve aucune trace de l’un ni de l’autre, que ce soit par exemple à partir de la base numérique Data BnF de la Bibliothèque nationale de France ou encore d’index d’auteurs à la fin d’ouvrages scientifiques. Cependant, l'un des résultats proposés par l'outil de recherche en ligne Retronews, laisse supposer qu'Aimé Cros serait un ancien instituteur de l'Hérault. La présence de ces pseudonymes, lorsqu’elle n’est pas accompagnée d’indications biographiques, complique ainsi le travail d’identification des auteurs et des autrices ; il en est de même pour les feuilletons anonymes.
En dépit de ces incertitudes, l’on a tout de même découvert l’identité d’une majorité d’entre eux, ce qui permet d’affirmer que cette stratégie de publication de feuilletonistes occitaniens est commune aux trois journaux. Le Courrier d’Uzès se distingue toutefois des autres, avec un total de 100 % d’auteurs du cru. Sur ses trois publications feuilletonesques, la première, le roman-feuilleton Débora la bohémienne25, est signé Adolphe Pieyre. Ce dernier est un homme politique, de lettres et de presse né en 1848 à Nîmes et mort en 1909 dans l’Hérault. Sa casquette de journaliste, d’une part, l’a amené à collaborer avec d’autres journaux comme Le Figaro et ses ambitions politiques, d’autre part, l’ont conduit à devenir conseiller municipal de Nîmes en 1873, puis député du Gard entre 1882 et 1885. On doit les deux autres feuilletons à la plume de Gustave Téraube, un historien et petit élu local, adjoint au maire d’Uzès en 1878, qui n’est autre que le directeur du Courrier d’Uzès en personne. Le Courrier d’Uzès n’est pas le seul à publier les œuvres du premier auteur, Adolphe Pieyre : le Journal de Cette emboîte le pas en faisant paraître dans son rez-de-chaussée cinq feuilletons de ce Nîmois d’origine. Cela dit, contrairement à Débora la bohémienne, Un secret de famille26 ou encore Le Poussah27 ne sont pas répertoriés dans le catalogue de la Bibliothèque nationale de France, ce qui semble indiquer que l’on a affaire à des œuvres inédites. Par ailleurs, si Débora la bohémienne présente un fort ancrage local, Le Poussah fait un simple clin d’œil au « Languedoc ».
Contrairement à leur voisin uzétien, le Journal de Cette et Le Furet nîmois ne diffusent pas de feuilletons issus exclusivement de la plume d’auteurs occitaniens. Parmi les feuilletonistes qui ne possèdent pas de lien avéré avec la région, on retrouve, dans le Journal de Cette en particulier, un grand nombre d’auteurs nés, ayant vécu ou étant décédés à Paris et/ou qui ont publié dans des grands quotidiens de la capitale : Guy de Maupassant, Jules Michelet, Lucien-Victor Meunier, Ernest d’Hervilly, Pierre-Jacques Roulliot (sous le pseudonyme d’Hégésippe Moreau), Maurice Drack… Si les femmes publiées dans les colonnes du périodique se font rares, on rencontre tout de même une autrice parisienne prolifique, Marie Poitevin, née en 1845 à Paris, qui écrit également sous le pseudonyme d’Henry Bertin28. Ces exemples démontrent que la politique feuilletonesque du Journal de Cette, bien qu’attachée à la promotion du local, demeure aussi sous l’influence parisienne.
Le graphique en secteurs ci-dessous livre un aperçu des pourcentages des auteurs du cru, des auteurs ayant hypothétiquement un lien avec l’« Occitanie » et des auteurs ne possédant pas de lien avéré avec la région, pour chacun des trois journaux.
Graphique 1 : Aperçu des auteurs occitaniens du corpus
On remarque que la part de feuilletonistes locaux représente près d’un cinquième du total des auteurs publiés chez les deux périodiques sétois et nîmois (graphique 1). Si l’on croise le nombre de feuilletons émanant de la plume d’auteurs du cru avec le nombre de feuilletons évoquant l’Occitanie (d’auteurs locaux ou non), la part de feuilletons retenus pour constituer un corpus autour de la région avoisine les 30 % du total de feuilletons publiés chez le Journal de Cette et Le Furet nîmois. Le graphique reste identique pour le Courrier d’Uzès (graphique 2).
Graphique 2 : Aperçu des feuilletons traitant de l’Occitanie et/ou provenant de la plume d’Occitaniens
La littérature régionale : définition
Si ces différents cas de figure reflètent la variété des stratagèmes employés pour faire la part belle à l’Occitanie, ils coïncident également de près avec la définition de la littérature régionale et avec les critères qui la composent, proposés par René Dionne. En effet, dans son ouvrage La Littérature régionale aux confins de l’histoire et de la géographie, il explique notamment que celle-ci désigne « la somme des œuvres produites par une région ou portant sur cette région29 » et ajoute qu’« il n’est donc pas nécessaire que ces œuvres décrivent la région ou en traitent ; il suffit qu’elles s’y rattachent de façon certaine, que ce soit par exemple, par le lieu de naissance, de résidence ou de travail de leurs auteurs ou encore par leur contenu (sujet, thèmes, personnages, situation d’une action romanesque, etc.30.) » Par ailleurs, René Dionne plaide pour que le lieu de publication d’une œuvre ne soit pas pris en compte. Dans le cas de la presse, l’exclusion de ce critère paraît primordial, puisque, sans lui, toute œuvre, par le simple fait d’être publiée dans un journal local, appartiendrait à la littérature régionale. Or, à cette époque, les journaux reprenaient parfois les romans-feuilletons de leurs voisins comme ceux de leurs concurrents lointains ; ou bien ils publiaient des romans parus initialement sous la forme de livres, édités dans une maison d’édition parisienne ou provinciale.
Conclusion
Le cheminement emprunté amène à tisser un parallèle entre la méthode de constitution d’un corpus de littérature régionale et les stratégies mises en place par les journaux pour faire la part belle à leur région. On a cherché à montrer qu’une véritable question scientifique émerge de ces investigations et de ce parcours à travers les textes. En effet, il se constitue au XIXe siècle une littérature faite pour mettre à l’honneur un patrimoine régional, objet d’étude lui-même valorisé dans le cadre de la thèse.
Plusieurs observations et conclusions résultent de cette enquête. Tout d’abord, les politiques feuilletonesques des trois périodiques se rassemblent autour de stratégies communes (publications d’auteurs qui écrivent ou non sur leur région), mais divergent autour de techniques plus spécifiques (fonction particulière du paratexte, multiplication des annonces, procédé d’auto-représentation).
Ensuite, les feuilletons sont le lieu d’une tension entre réalité et fiction. Cette tension est à l’image du fonctionnement du journal lui-même qui publie à la fois des articles factuels et des œuvres fictionnelles, et qui ne cesse, comme l’explique Guillaume Pinson, d’explorer sa propre représentation. Ce dernier explique dans l’un de ses articles que « tout lecteur un peu familiarisé avec la presse du XIXe siècle finit par exemple par être confronté à des jeux d’échos et de renvois d’une rubrique à l’autre, d’un corpus à un autre corpus, d’un journaliste à l’autre31. »
En se penchant sur le contenu des romans-feuilletons, on a mesuré l’importance de la topographie, dont dépendent les deux autres manifestations du local, à savoir l’évocation de mœurs, de coutumes et la présence de personnages historiques ou fictifs issus de la région. Étudier le particulier comme les destinées individuelles, les extraits évoquant les paysages, ou les événements locaux, permet de forger un ensemble, une littérature régionale. Par conséquent, les journaux et par extension leurs feuilletons, se convertissent en de véritables vecteurs ou propulseurs de ce rayonnement littéraire occitanien.
Pour finir, il s’avère que la visualisation cartographique de ces premières analyses, notamment autour des lieux repérés dans les feuilletons, reliés au siège de leurs journaux respectifs, permet d’éclairer le titre de cet article. La cartographie met en lumière cette constellation d’histoires locales en en montrant l’étendue. Cette carte pourrait être complétée à partir des lieux rencontrés dans les feuilletons qui ne sont pas retenus dans le corpus, afin de montrer l’influence des autres régions sur la presse locale. En effet, les journaux semblent publier aussi des feuilletons qui plantent leur cadre dans des villes de régions voisines. Cette cartographie élargie permettra, peut-être, de redessiner les contours de la plus vaste Occitanie culturelle des XIXe et XXe siècles. C’est ce qu’il s’agira de vérifier dans une future enquête.
Carte des lieux rencontrés dans la fiction, reliés aux sièges respectifs des journaux, réalisée à partir du site http://umap.openstreetmap.fr
Références
Dumassy-Queffélec Lise, Le Roman-feuilleton français au XIXe siècle, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 1989.
Kalifa Dominique, Régnier Philippe, Thérenty Marie-Ève, Vaillant Alain (dir.), La Civilisation du journal. Histoire culturelle et littéraire de la presse française au XIXe siècle, Paris, Nouveau Monde éditions, 2011.
Pageaux Daniel-Henri, « Terre, province, région, lieu : autour de la notion de “littérature régionale” », Carnets, première Série - 2 Numéro Spécial, 2010, https://journals.openedition.org/carnets/5326.
Terral Hervé, L’Occitanie en 48 mots, IEO Editions, 2014.
1 Cet article s’inscrit dans le cadre d’une thèse portant sur l’étude d’un siècle de romans-feuilletons en Occitanie (1850-1940). La thèse, financée par la région Occitanie et par l’Université Paul-Valéry Montpellier 3, doit ainsi répondre à une demande de valorisation d’un patrimoine régional et s’inscrire dans une tradition universitaire d’étude de la presse, à partir d’un corpus de périodiques locaux. De ce double défi naît une ambiguïté autour de la définition de ce qu’est l’« Occitanie », placée volontairement entre guillemets, puisque ses réalités passées et actuelles ne coïncident pas. Cet article visera ainsi à montrer les tâtonnements qu’engendre une telle ambiguïté.
2 Il demeure une incertitude quant à la date de fin de publication du Courrier d’Uzès et de son arrondissement. En effet, le dernier numéro conservé date du 4 avril 1880 et la diffusion de son roman-feuilleton semble inachevée.
4 Arnaud Dhermy, « De la communauté de savoir à l’inspiration intime : la petite revue de patrimoine, marqueur de nouvelles identités régionales en France sous la IIIe République », thèse de doctorat en Sciences de l’information et de la communication, Anne-Marie Thiesse (dir.), Université Paris sciences et lettres, 2017, https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01950351/document.
5 Anne-Marie Thiesse, « Les revues provinciales, de la décentralisation au régionalisme », dans Marie-Ève Thérenty et Alain Vaillant (dir.), Presse et plumes. Journalisme et littérature au XIXe siècle, Nouveau Monde Éditions, Paris, 2004, p. 134-141.
6 Jean Rouquette, La littérature d’oc [1963], Paris, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 1968.
7 Georges Bonifassi, La presse régionale de Provence en langue d’Oc des origines à 1914, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2003.
8 Jacques Revel (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Seuil/Gallimard, « Hautes Études », 1996.
9 Bertrand Müller, « Écrire l’histoire locale : le genre monographique », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, vol. 2, n°9, 2003, p. 37-51, https://www.cairn.info/revue-histoire-des-sciences-humaines-2003-2-page-37.htm.
10 Élie Pélaquier (dir.), L’Atlas historique de la province de Languedoc, CNRS, CRISES, Université Paul-Valéry Montpellier 3, 2009.
11 Henri Lag, Giralda, in Journal de Cette, 7 décembre 1888-(?).
12 Aimé Leroy, Un jour de malchances, in Journal de Cette, 15-25 janvier 1889.
13 Gustave Téraube, Andrette, in Courrier d’Uzès, 5 octobre 1879, p. 2.
14 Gustave Téraube, Sous les arceaux !, in Courrier d’Uzès, 14 décembre 1879, p. 1.
15 Ibid.
16 Stéphano Rubia, Amour et Patrie, in Journal de Cette, 1er mai 1879, p. 2.
17 Henri Lag, La Coupeuse d’Osiers, in Journal de Cette, 7 février 1889, p. 2.
18 Henri Lag, La Coupeuse d’Osiers, op. cit., 8 février 1889, p. 2.
19 Alfred Delcambe, Un crime mystérieux, in Journal de Cette, (1887 ?)-3 août 1888.
20 P. Bousquet, La Tête de mort, in Journal de Cette 20-22 avril 1902.
21 Léandre Vigne, Ruses d’une femme, in Le Furet nîmois, 22-29 juin 1889.
22 Léandre Vigne, Aventures, péripéties et infortunes de M. Martinet, abonné fanatique du Furet nîmois, in Furet nîmois, 17 avril 1886-1er mai 1886.
23 Le premier est l’auteur de Miss Bella (31 mars 1883-7 avril 1883) ; le second est l’auteur de L’Anton, un « roman de mœurs catalane » (2-30 septembre 1905).
24 Annonce parue dans la rubrique « Chronique locale & régionale » du Journal de Cette, le 6 février 1891, p. 2-3.
25 Adolphe Pieyre, Débora la bohémienne, in Courrier d’Uzès, 18 mai 1879-(1880 ?).
26 Adolphe Pieyre, Un secret de famille, in Journal de Cette, 1er-25 juin 1886.
27 Adolphe Pieyre, Le Poussah, in Journal de Cette, 10 novembre 1886-(1886 ?).
28 Voir la notice de la BnF : https://data.bnf.fr/12993880/marie_poitevin/, consultée le 29 septembre 2022.
29 René Dionne, La Littérature régionale aux confins de l’histoire et de la géographie : étude, Sudbury, « Ancrages », 1993, p. 23.
30 Ibid.
31 Guillaume Pinson, « L’imaginaire médiatique. Réflexions sur les représentations du journalisme au XIXe siècle », COnTEXTES, n°11, 2012, https://journals.openedition.org/contextes/5306.