Introduction et enjeux de la littérature pour jeunes adultes dans le paysage éditorial français

Violaine Beyron

19/11/2016

La littérature de jeunesse est toujours soumise au contexte de sa production et de sa réception. En cela, il semble que les caractéristiques constitutives de l’œuvre – l’intrigue, la construction des personnages, le discours – ne peuvent être considérées indépendamment de son destinataire supposé. Concernant la littérature pour jeunes adultes, l’enjeu premier est de tenter de déterminer l’étendue du public visé, parallèlement au public adolescent, déjà largement visé par l’édition jeunesse et qui ne semble par conséquent pouvoir être exclu de cette étude. A l’opposé, même s’il faut constater que de nombreux adultes lisent des romans pour adolescents ou jeunes adultes, il ne peut s’agir d’un élément constitutif d’une possible définition de ces genres, dans la mesure où toute œuvre jeunesse aura toujours une visée de lecture par l’adulte, que ce soit dans un objectif de plaisir, de prescription ou de recherche. Mais l’âge du lectorat-cible n’importe pas tant dans ses limites que dans le fondement de cette démarche éditoriale.

Par ailleurs, il s’agira d’observer les codes narratifs et éditoriaux auxquels appartiennent ces romans, afin de tenter de définir un ensemble de critères marquant l’appartenance de ces titres à la littérature de jeunesse. A quoi doit-on la catégorisation de collections historiquement destinées aux adolescents telles que « Macadam » chez Milan Jeunesse, « Wiz » chez Albin Michel Jeunesse ou encore « doAdo » aux Éditions du Rouergue en littérature pour jeunes adultes ? De même, pourquoi un auteur tel que John Green, véritable portraitiste de l’adolescence, voit aujourd’hui ses romans redirigés vers un public de jeunes adultes ?

L’ampleur de ce phénomène éditorial se mesure ainsi par cette redirection préméditée de tout un pan de la littérature de jeunesse vers un public plus large et plus âgé d’une part, et d’autre part par l’approbation de ce même public, marquée par la prédominance de ces romans dans les meilleures ventes littéraires. Cette légitimation passe également par les prescripteurs habituels – bibliothécaires, libraires, enseignants –, mais ceux-ci semblent en partie supplantés par l’appropriation du concept de transmédialité par ces jeunes publics eux-mêmes. Ainsi, si la notion d’une littérature à destination d’un lectorat de jeunes adultes n’est pas nouvelle, elle pose toujours question quant à sa place réelle dans le monde de l’édition francophone.

 

1. Littérature pour jeunes adultes : une passerelle symbolique

 

Après avoir été un adulte comme les autres, l’adolescent, dans les sociétés contemporaines occidentales, a pris une place de plus en plus importante, et ce phénomène se révèle notamment dans la prise en compte de ce public dans les productions littéraires. C’est dans la première moitié du XXe siècle que les premières collections et premiers titres sont publiés à l’attention des lecteurs adolescents, à commencer par « La Bibliothèque verte » chez Hachette en 1923, au départ plutôt tournée vers les rééditions de classiques, ou encore « Signe de piste » en 1937, initiée par le mouvement scout et fondée autour du roman d’aventure. L’après-guerre voit ensuite l’essor des romans de science-fiction et policiers. Une nouvelle collection aussi voit le jour « Marabout Junior », essentiellement connue pour avoir lancé la série Bob Morane. Par la suite, un élan important s’étendant sur les années 1960 à 1980 voit le jour, initiant les jeunes lecteurs aux romans aux thématiques sociales. La publication aux États-Unis en 1951 de L’Attrape-Cœur de J.D. Salinger, et l’apparition de son personnage Holden Caulfield, semble être à l’origine de ce nouveau courant. Son héros, un jeune homme de 17 ans, est un personnage en errance, seul et désorienté, impulsif et fasciné par la sexualité. En dessinant le portrait d’un adolescent à travers son milieu social et en explorant sa conscience, l’auteur initie un genre différent qui tourne autour de thèmes difficiles en lien direct avec la société et perçu par le regard immédiat du jeune héros. Bien que d’abord destiné à un public adulte, ce texte est généralement présenté comme le roman-source des problem novels, qui s’attachent à traiter des thèmes tels que la drogue, la mort, la sexualité, l’homosexualité, les conflits familiaux ou les difficultés sociales et émotionnelles, à travers le point de vue d’un protagoniste adolescent. Cette catégorie d’œuvres, désormais nommées « romans-miroir », s’impose au fil des décennies.

De nombreuses collections continuent de voir le jour, proposant une gamme de romans réalistes mais aussi issus de l’imaginaire, et donnant ainsi une nouvelle forme au roman d’apprentissage, cherchant à mettre en scène des adolescents à un moment charnière de leur existence, face à des évènements – plus ou moins tragiques – d’un quotidien contemporain ou passé, ou d’un autre monde. Cette fin de XXe siècle a vu de grands éditeurs s’intéresser nouvellement à ce public, tels que Thierry Magnier (Romans adolescents), Gallimard Jeunesse (Scripto), Flammarion Jeunesse (Tribal), Le Rouergue Jeunesse (doAdo).

La notion de littérature pour jeunes adultes, quant à elle, n’a été adoptée par l’édition française que très récemment, à la suite des pays anglo-saxons qui s’intéressent à ce public élargi, les young adults, depuis plusieurs décennies déjà. La détermination de cette catégorie de lecteurs, volontairement visée ou non par les politiques éditoriales, demeure difficile à préciser. Comme l’indique l’expression évocatrice de littérature passerelle, ou cross-age chez les anglo-saxons, cet ensemble semble recouvrir plusieurs générations. Ces récits visent-ils ainsi un lectorat de grands adolescents et de jeunes entrants dans la vie adulte, faisant alors de ce courant le cadet de la plus récente encore littérature new adult, qui ne vise que les lecteurs adultes âgés d’une trentaine d’années au plus ? Ou bien s’agit-il tout simplement d’une nouvelle dénomination de l’habituelle littérature fictionnelle pour adolescents, elle-même lue par de nombreux adultes ?

Pour Daniel Delbrassine, qui préface en 2002 l’ouvrage de Déborah Danblon Lisez jeunesse ! La littérature pour adolescents et jeunes adultes, « ces collections visent un public de lecteurs en âge d’école secondaire, et parfois-au-delà. », définissant ainsi le public-cible comme de « grands adolescents1
». De son côté, Sophie Winter, dans un article pour la revue InterCDI, tente d’apporter plus de précisions. Selon elle, la littérature de jeunesse s’adresse à des adolescents jusqu’à 14 ans, tandis que la littérature pour jeunes adultes vise un public allant de « ces grands adolescents, souvent lycéens2
» aux jeunes âgés de 25 ans, qu’elle considère être le début de l’âge adulte. En réalité, cette cible des 15-25 ans, bien qu’elle ne corresponde pas de manière restrictive à l’âge des lecteurs puisqu’il est admis que de nombreux lecteurs situés hors de cette tranche ont adopté cette littérature, apparait comme une considération éditoriale. Cette tranche d’âge, bien qu’hétéroclite, est considérée comme une génération de grands consommateurs et donc visée prioritairement par le marketing publicitaire. Cette période de construction identitaire est synonyme pour les annonceurs de moment idéal pour fidéliser ce public, les clients de demain, en le faisant adhérer à un concept, une idée, une marque. Récemment donc, les éditeurs ont eux aussi intégré ce mécanisme en lançant des collections destinées directement aux jeunes adultes. De la même manière, il s’est alors agi de créer un produit ciblé, capable de correspondre aux besoins et aux envies de ce public, et de développer des stratégies de communication adaptées. Dans la forme d’une part, cela passe d’abord par une couverture attrayante et moderne, afin de séduire le lecteur avant même d’avoir lu le résumé. Ainsi, nombreuses sont les collections, à l’image de la collection « Medium » de l’École des Loisirs par exemple, à avoir revu leurs maquettes ces dernières années. D’autre part, si la littérature pour jeunes adultes n’échappe pas aux histoires mêlant romance et fantastique, l’un des critères prédominants semble de proposer des contenus énergiques, des histoires audacieuses et des textes rythmés. Par ailleurs, bien que l’attrait de nouveaux publics et la fidélisation des lecteurs passent toujours par les pairs et les prescripteurs, les éditeurs savent aussi utiliser les réseaux sociaux et les sites communautaires comme le site Lecture Academy de Hachette. Ainsi, il semble que l’apparition de cette dénomination de littérature pour jeunes adultes ne désigne pas réellement un nouveau public mais correspond en grande partie à une prise de conscience des éditeurs et à leur adaptation à des principes marketing déjà en place dans d’autres domaines.

Cependant, cette notion de lectorat élargi, et la confusion qu’elle amène quant à une distinction entre lecteur adolescent et lecteur jeune adulte n’est pas indistincte de plusieurs problématiques. Pour commencer, elle peut également être associée à un phénomène sociologique non négligeable dans les sociétés occidentales. Il concerne le décalage de l’entrée dans l’âge adulte, de plus en plus tardive, comme le montrait déjà en 2000 une enquête de l’Insee3
. Les étapes clés – la fin des études, le départ du foyer parental, l’autonomie financière, la stabilité familiale – sont franchies à des âges plus avancés et prolongent donc la position adolescente du jeune. L’apparition d’une catégorie littéraire intermédiaire, permettant de représenter cet état d’entre-deux, n’apparait alors plus aussi inopinée.

Ainsi, si le contexte sociétal semble cohérent, il faut aussi expliquer la notion de littérature passerelle associée à ce genre destiné aux jeunes adultes. Le secteur de la littérature pour adolescents et jeunes adultes apparaît comme l’un des plus lucratifs, puisqu’il concerne 7,2% des exemplaires vendus en 2014 selon le Syndicat National de l’Édition (en comparaison, les romans contemporains généralistes représentent 14,2% des ventes)4
. Ces chiffres importants sont à compléter par ceux de la dernière étude menée en 2015 par l’Ipsos à la demande du Centre National du Livre, intitulée « Les Français et La Lecture5
», qui indique que 35% des 15-24 ans lisent tous les jours ou presque, chiffre cependant inférieur à toutes les autres classes d’âge supérieures. Mais d’autres données, celles concernant les pratiques de lectures des adolescents, ne doivent pas être négligées. En 2011, 33,5% des enfants de 11 ans déclaraient lire un livre quotidiennement, tandis qu’ils n’étaient plus que 18% à 13 ans et 14% à 15 ans6
. Cette tendance négative constatée au moment de l’entrée dans l’adolescence repart donc nettement à la hausse chez les jeunes adultes. De plus, le rapport du CNL exprimant également le fait que les types de lectures privilégiées des 15-24 ans concernent la science-fiction, le fantastique et l’heroic fantasy, genres qui, nous le verrons, sont prédominants dans l’édition pour jeunes adultes, amène par conséquent à l’hypothèse d’un lien intéressant entre le renouveau de l’engouement post-adolescence pour la littérature et ce phénomène éditorial. De ce fait l’un des enjeux de la littérature pour jeunes adultes semble être, pour les prescripteurs comme pour les lecteurs eux-mêmes, de permettre la sortie d’une littérature de l’enfance tout en préservant ou en réactivant une habitude de lecture sur le chemin de l’âge adulte.

 

2. Les différentes formes de la littérature pour jeunes adultes

 

La littérature pour l’enfant, l’adolescent ou le jeune adulte – en termes génériques, la littérature de jeunesse – a la particularité d’être initialement examinée par le biais de son lectorat supposé, reléguant alors au second plan les considérations littéraires, esthétiques, discursives. Bertrand Ferrier, dans Tout n’est pas littérature !, replace cette branche éditoriale dans sa fonction d’œuvre littéraire et décline les trois caractéristiques qui, selon lui, justifient le caractère littéraire de ces œuvres. La première tient au vocabulaire employé, « accessible mais non nécessairement pauvre », stipulant que « le manque de vocabulaire n’est pas réductible au jeune public ; il n’est qu’une variable parmi d’autres7
. » Le deuxième élément touche à la syntaxe, « intelligible mais non systématiquement normée », puisque, pour Bertrand Ferrier, « l’exigence de clarté spécifique aux livres pour jeunes lecteurs n’impose pas d’être toujours respectueux des règles grammaticales8
. » Enfin, la littérarité dans le roman pour la jeunesse se manifeste également « par le recours à différents registres9
», particulièrement oral et écrit. Ce groupement d’éléments permet de faire le constat de la corrélation qui existe entre toutes les littératures d’un point de vue formel, et confirme la difficulté de faire réellement la distinction entre un roman pour adolescents et un roman pour jeunes adultes par le biais de tels critères.

Par ailleurs, la qualité d’« archi-genre10
»  du roman pour jeunes adultes, à l’instar du roman à destination d’un public adulte, n’est pas à démontrer non plus. On retrouve notamment parmi les genres de l’imaginaire, les plus plébiscités actuellement, des romans fantastiques, de science-fiction, de fantasy. Deux sous-genres apparaissent particulièrement surexploités, donnant presque à eux seuls un cadre à la littérature pour jeunes adultes : la dystopie, démocratisée par la trilogie Hunger games, et la bit lit, dont la saga Twilight fut la première d’une longue série de romans mettant en scène la rencontre de jeunes personnages avec des vampires. L’étude menée par Babelio en 201211
indiquait que la littérature pour jeunes adultes était associée majoritaire à la science-fiction et à la fantasy, suivie plus loin par la littérature féminine ou chick-lit et par les romans contemporains, autrement dit les romans réalistes plaçant leur protagoniste dans un contexte similaire à celui du lecteur. De plus, au-delà d’une simple démarcation entre réalisme et imaginaire, la littérature destinée aux jeunes adultes propose des collections caractérisées par un certain mélange des genres du roman. Par exemple, la collection Exprim’, chez Sarbacane, mêle couramment des thématiques sociales et des événements surnaturels, comme dans Good Morning, Mr Paprika ! de Lucie Land ou 100 000 canards par un doux soir d’orage de Thomas Carreras. De même, la collection Thriller, de Rageot, fait cohabiter dans de nombreuses œuvres des enquêtes menées dans le monde réel, mais où les personnages sont confrontés à des éléments fantastiques ou de science-fiction.

Ces différents éléments ne divergent pas de manière notable de la littérature éditée pour un public adulte. En revanche, l’un des enjeux de tout roman pour la jeunesse est de présenter au lecteur des protagonistes qui lui ressemblent et qui traversent les mêmes épreuves, liées à une crise identitaire ou sociale ou à divers événements perturbateurs, même si celles-ci peuvent être camouflées dans un univers imaginaire. Pour cela, la littérature pour jeunes adultes se distingue dans sa forme, à l’instar d’une littérature de l’enfance et de l’adolescence, par l’âge de son ou de ses personnages principaux qui désigne ainsi un lectorat cible. Ce procédé permet d’ajuster les thématiques abordées, l’environnement dans laquelle se situe l’histoire, ainsi que la forme du discours. C’est pourquoi de nombreux romans, classés initialement comme romans pour adolescents, se voient intégrés à la catégorie de la littérature pour jeunes adultes. Un héros lycéen, ou en âge de l’être, rentre dans les critères définis précédemment. De même, on trouve désormais des collections axées vers un public jeunesse proposant des personnages plus âgés encore. C’est souvent le cas de la collection Exprim’ de Sarbacane, dans laquelle les personnages ont souvent une vingtaine d’années ou Black Moon chez Hachette qui peut parfois proposer des thrillers autour de jeunes étudiants à l’université. Les auteurs cherchent avant tout à attirer le lecteur par le biais de personnages du même âge ou un peu plus âgés ayant les mêmes préoccupations que lui, tout en s’assurant d’une grande proximité avec le réel par l’utilisation d’un « système de représentations communes dont les romans sont le vecteur12
» et par l’usage d’un point de vue interne. L’utilisation d’un langage, de références culturelles comme par exemple les marques ou la musique, ou encore l’introduction de moyens de communication prisés par les jeunes dans la forme même du récit sont des moyens d’attirer ce public et de le sensibiliser aux thématiques abordées.

 

3. Mutations de la littérature de jeunesse et nouveaux modèles de légitimité

 

La littérature pour jeunes adultes, en tant que segment important de la littérature de jeunesse, en est également la marque d’une évolution importante. On constate notamment un éloignement progressif des règles imposées par la loi du 16 juillet 1949, relative à la protection de la jeunesse. Cette loi, éditée au milieu du XXe siècle, est toujours en vigueur de nos jours et définit les limites fixées quant au contenu des œuvres publiées. L’article 2, notamment, est emblématique de la volonté de contrôle des écrits et des images à destination d’un jeune public :

Les publications visées à l’article 1er ne doivent comporter aucune illustration, aucun récit, aucune chronique, aucune rubrique, aucune insertion présentant sous un jour favorable le banditisme, le mensonge, le vol, la paresse, la lâcheté, la haine, la débauche ou tous actes qualifiés de crimes ou délits de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse, ou à inspirer ou entretenir des préjugés ethniques. Elles ne doivent comporter aucune publicité ou annonce pour des publications de nature à démoraliser l’enfance ou la jeunesse13
.

Il faut constater aujourd’hui une prise en compte bien moindre de ces recommandations. Les thématiques abordées dans les romans pour grands adolescents et jeunes adultes sont de plus en plus graves et variées, principalement dans ceux issus de la veine réaliste dure, où ces thèmes sont traités de façon plutôt abrupte. Cette tendance hyperréaliste, à l’origine pratiquée par les Anglo-Saxons, ne cherche à éviter ou édulcorer aucun sujet. De même, les textes de l’imaginaire, comme ceux développant un univers dystopique, n’hésitent plus à mettre en scène des épisodes très violents. Bien que le héros se batte généralement contre un système abusif et pour rétablir un équilibre plus juste, les descriptions peuvent être suffisamment sanglantes et détaillées pour aller à l’encontre de ce qu’instaure cette loi. Ainsi, même s’il est de coutume de dire que la littérature de jeunesse est indissociable d’un discours politiquement correct, il semble que désormais, de par ses thématiques plus sombres, ce constat ne peut plus être généralisé. Certaines collections, labellisées pour grands adolescents et jeunes adultes, osent proposer des textes violents tant au niveau des sujets abordés que de leurs conclusions hors des sentiers battus de la morale généralement admise par notre société. Ceci est le cas, par exemple, du roman de Guillaume Guéraud Je mourrai pas gibier, qui décrit sans fioritures l’explosion d’une violence extraordinaire, au cours d’un texte qui s’achève sans aucune remise en cause éthique et donc loin d’une conclusion morale et rassurante, alors que la littérature de jeunesse, en tant que littérature d’initiation, est toujours envisagée sur un modèle constructif et basée sur une fin positive et morale.

Cette évolution se poursuit désormais au sein de certaines maisons d’édition qui affranchissent des collections spécifiques – Exprim’ chez Sarbacane, doAdo aux Éditions du Rouergue, ou encore la plus récente collection R chez Robert Laffont – de cette loi. En ne l’inscrivant plus à la fin de chaque ouvrage, les éditeurs laissent une liberté plus grande à l’auteur et l’incitent ainsi à s’éloigner de l’autocensure qui régit encore souvent son travail. Néanmoins, il faut noter que la disparition de cette mention ne signifie pas que la commission de surveillance et de contrôle ne s’intéresse pas à ces œuvres, puisque celle-ci a pour mission d’étudier toutes les publications susceptibles d’être lues par des jeunes, incluant les romans, les bandes dessinées et la presse publiés dans des collections jeunesse mais aussi adultes.

Au-delà de ces considérations juridiques, certains éditeurs jouent également avec l’âge de leur lectorat en permettant une grande porosité entre les collections pour adultes et pour adolescents. Initialement réservé à des titres plus classiques, ce procédé est repris pour des romans contemporains. Gallimard, principal acteur sur ce terrain, propose ainsi plusieurs titres, tels que la série du Clan des Otori de Lian Hearn ou celle de Philip Pullman A la croisée des mondes, en grand format jeunesse et en format poche adulte. Eon et le douzième dragon, de Alison Goodman est, quant à lui, paru simultanément en 2009 aux Éditions Gallimard Jeunesse et à La Table Ronde.

Ces évolutions ont nécessairement un impact sur le travail de prescription des professionnels. Le succès auprès du public de nombreux titres, le plus souvent anglophones, et de leurs adaptations cinématographiques qui, à l’exception des œuvres de John Green, sont issus de la veine de l’imaginaire et construits en cycles ou séries, a déclenché un véritable phénomène commercial. Cet engouement est en effet répercuté par un déferlement éditorial de nouvelles collections et souligné par un renouveau marketing :

Les codes graphiques ont eux-mêmes évolué, tout comme les noms des collections. Il s’agit de gommer les attributs « jeunesse ». Ainsi, les photographies remplacent les illustrations ; des logos au design moderne évincent les mentions « jeunesse » en couverture ou sur les quatrièmes, etc. Le roman pour adolescent a revêtu des attributs hybrides, lui permettant de s’insérer dans les différents rayons des librairies et des bibliothèques14
.

Cette surproduction oblige ainsi à se poser la question de la place de ces ouvrages dans les rayonnages, notamment des points de vente. En librairie, on constate l’apparition autour de 2010 d’espaces spécifiques pour « Ados et Young Adults », soit « intégr[és] dans le rayon de la jeunesse », soit sorti « de la lecture junior pour l’implanter à mi-chemin entre la jeunesse et la SF-fantasy adulte15
», dans le but de les rendre plus visibles et d’accroitre les ventes.

En bibliothèque, la question se pose d’autant plus que le rôle de prescription et la mission d’accès à la lecture y sont prépondérants. Certains établissements, comme par exemple l’espace « Intermezzo » au sein de la médiathèque José Cabanis de Toulouse, font également le choix de réserver une section passerelle, permettant à la fois aux jeunes lecteurs de s’y retrouver dans l’offre qui leur est initialement destinée, aux adultes de s’intéresser à une autre littérature et aux faibles lecteurs de trouver des ouvrages pouvant correspondre à leur niveau de lecture. Plusieurs problématiques sont alors à prendre en compte, comme la constitution du fonds qui induit la notion de détermination d’un public précis pour chaque titre, ou encore l’organisation de l’espace et de la signalétique. Ce dernier point est stratégique, puisqu’il s’agit de prendre en compte l’envie et la capacité du public adolescent à s’éloigner ou non de la section jeunesse pour potentiellement s’intégrer à la section adulte. Cependant, l’évolution actuelle des bibliothèques tend à résoudre progressivement cette question. Cette innovation consiste notamment à rassembler dans un même espace les collections jeunesse et adultes. De cette manière, toutes les éditions et tous les degrés de lecture sont à la disposition de tous les publics, facilitant alors, par l’effacement des barrières physiques, le passage de la littérature de l’enfance à celle de l’adolescence puis à la littérature généraliste.

Quoiqu’il en soit, les prescripteurs que sont les bibliothécaires ne rejettent pas ce phénomène, mais participent au contraire à son amplification et à sa pérennité, comme l’indique le Baromètre des prêts et des acquisitions en bibliothèques 2015 produit par le Service du Livre et de la Lecture du Ministère de la Culture et de la Communication16
. Il regroupe dans une même liste l’ensemble des documents jeunesse, tous âges confondus. En termes d’acquisition, on constate que l’on trouve, sur les dix premiers titres, huit ouvrages destinés à un public de grands adolescents / jeunes adultes, dont les trois tomes de la série L’Épreuve de James Dashner et les quatre tomes (parus simultanément cette année-là) de la série française U4. À noter également la neuvième place du tome 3 de la série des Autodafeurs de Marine Carteron et la onzième du dernier opus de DivergenteDivergente raconté par Quatre. En termes d’emprunts par les lecteurs, la tendance est moins visible, puisqu’elle concerne évidemment des titres contenus dans l’ensemble des fonds des bibliothèques et donc pas uniquement des nouveautés. Néanmoins, les séries précédemment évoquées restent très bien placées, tout comme des séries cultes comme Harry Potter ou Hunger Games. Et malgré la prépondérance des œuvres sérielles issues des genres de l’imaginaire, le document le plus emprunté par les lecteurs est le roman réaliste de John Green, Nos étoiles contraires, dont la promotion a été décuplée par son adaptation cinématographique.

Cela dit, la prescription dépasse désormais le cadre traditionnel du libraire-bibliothécaire-enseignant. On sait que les conseils des pairs, particulièrement à ces âges de grande socialisation, sont majeurs dans l’acquisition de réflexes culturels, et il faut constater que ceux-ci prennent depuis quelques années un caractère moins confidentiel et plus largement reconnu. Le blog et les forums ont bien sûr un succès substantiel dans le partage d’avis littéraires entre adolescents, mais ce sont les booktubers qui sont aujourd’hui à l’origine d’une diffusion massive de chroniques vidéo, visibles sur la plateforme Youtube, à l’attention de véritables communautés de fans. Essentiellement utilisé par des lecteurs jeunes adultes, ce procédé, extrêmement interactif par l’usage qu’il peut aussi faire des réseaux sociaux, trouve sa définition entre la critique et la promotion de romans dont il peut donner une visibilité importante. Cette forme de médiation prend le dessus auprès des jeunes sur des médias plus traditionnels.

Par ailleurs, ces jeunes adultes s’approprient également le terrain de l’écriture. Parmi les auteurs habituels publiés dans ce secteur, de nombreux jeunes de moins de 25 ans émergent et connaissent un succès important, surtout dans la catégorie des romans dits féminins. Certains d’entre eux apparaissent même particulièrement exceptionnels par leur jeune âge, comme par exemple l’italienne Alice Ranucci de 17 ans, dont le roman Dans le silence de ton cœur est publié cette année chez Hachette Romans. En 2016 également, Morgan Bicail, 15 ans, voit son ouvrage Phone play édité par les éditions Robert Laffont, après avoir été écrit sur Wattpad, un site d’écriture très utilisé par les adolescents et écumé par les éditeurs à la recherche de jeunes talents. Ainsi, l’utilisation stratégique du secteur jeunes adultes des éditeurs d’une part et l’utilisation qu’en font les prescripteurs d’autre part pour lutter contre l’abandon des pratiques de lecture par les adolescents s’accompagnent désormais de ces nouveaux usages, laissant apparaitre progressivement une véritable littérature conçue par et pour les jeunes adultes.

D’ailleurs, ce phénomène de rajeunissement notable des auteurs d’une littérature à destination d’un public de jeunes adultes est intéressant dans la mesure où l’on semble s’éloigner encore de l’un des principes de la littérature jeunesse, qui consiste en la transmission d’un discours produit par un auteur adulte à un lecteur en construction. Habituellement, le fait qu’un auteur adulte s’adresse à un lecteur enfant ou adolescent, puis que des prescripteurs adultes autorisent ou non la lecture, indique que les intentions de la littérature de jeunesse vont bien au-delà du plaisir du lecteur. Avant tout, il s’agit de veiller à transmettre certaines valeurs propres à nos sociétés et à fournir aux jeunes lecteurs des modèles de comportements, risquant alors de retrouver dans les romans concernés un discours unique, socialement et politiquement correct, par le biais de personnages adultes bien-pensants et de jeunes héros-citoyens défendant le respect de valeurs humanistes universelles. Écrite par un auteur du même âge que le personnage et que le lecteur supposé, une œuvre serait a priori moins tentée par l’écueil du roman à thèse et des personnages caricaturaux et sans profondeur, même s’il faut constater qu’il s’agit plus souvent de transmettre les mêmes idées en se démarquant néanmoins du poids de l’auteur adulte qui peut peser sur la réception d’un roman.

Pourtant, s’il faut bien sûr constater la disparition du postulat d’éducation propre à la littérature de jeunesse ainsi qu’une plus grande indépendance dans le discours, la littérature pour jeunes adultes n’en demeure pas moins à destination d’une partie des adolescents, aussi proches de l’âge adulte soient-ils. De ce fait, les enjeux ne peuvent diverger en totalité. Cette catégorie de romans se développe souvent dans un contexte plus sombre et plus dur, lequel se présente et s’analyse différemment en fonction du genre littéraire dans lequel s’inscrit le récit, mais ne se détache pas entièrement des principes vertueux de la littérature de jeunesse. A l’exception de quelques titres où des personnages, comme Martial dans Je mourrai pas gibier de Guillaume Guéraud ou Noah dans Laisse brûler d’Antoine Dole, achèvent leur parcours sans aucun espoir et dans une violence inouïe, le lecteur assiste le plus souvent à une issue heureuse du récit, ou a minima à une fin nantie d’espoir. Les grandes séries telles que Hunger Games, Harry Potter ou encore Entre chiens et loups de Malory Blackman, comme les romans réalistes à succès de John Green du côté anglophone et de Clémentine Beauvais du côté francophone, font traverser à leurs héros des épreuves d’une grande difficulté, en les confrontant notamment souvent à la mort voire à la destruction de leur monde, mais se concluent du côté de la paix (même relative), de la vie et de la justice. Comme la littérature de jeunesse, la littérature pour jeunes adultes semble demeurer un moyen d’initiation à la vie adulte et d’apprentissage des relations sociales. L’histoire est toujours l’occasion de démontrer l’accomplissement du héros, lequel peut sans doute faire face à autant de barrières que le héros adulte mais dont l’épreuve aboutit généralement à un succès aussi significatif que dans le cas d’un héros enfant. Ainsi, sous couvert de distraction plus que d’instruction, et dans un style bien moins édifiant et moralisateur, il s’agit toujours de guider le lecteur vers une certaine maturité et un système de valeurs auquel adhérer, et de lui proposer des personnages auxquels s’identifier.

 

En définitive, bien que les raisons ayant amené les éditeurs à repenser la mise en exergue d’un pan de la littérature de jeunesse, celui destiné aux jeunes adultes, soient avant tout liées à une logique commerciale, les effets sur la lecture des jeunes sont vérifiables. Ce remodèlement a permis de créer un nouvel espace de lecture qui, depuis plusieurs années maintenant, atteint un public large et mobilise de nombreux acteurs pour penser la mise à disposition de ces œuvres. Mais, utilisée par les prescripteurs tant pour lutter contre l’abandon des pratiques de lecture des adolescents que pour illustrer un certain système de valeur, la littérature pour jeunes adultes demeure, comme l’ensemble de la littérature de jeunesse, divisée entre une ambition littéraire légitime et la responsabilité de jouer un rôle déterminé.

 

(Bibliothèque Municipale de Lyon)

 

 

Notes et références

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ISSN  2534-6431